samedi 29 novembre 2008

La Splendeur des Amberson

La dernière valse

The Magnificent Ambersons
(La Splendeur des Amberson, 1942) est l’adaptation d’un roman de Booth Tarkington, publié en 1918. Welles l’avait déjà adapté sous forme de pièce radiophonique en octobre 1939. Après avoir achevé Citizen Kane (1940), le cinéaste chercha longtemps un projet digne de succéder à son brillant coup d’essai. Pressé par la R.K.O. et désireux d’adapter “La Splendeur des Amberson” au cinéma, il renégocia avec le studio un contrat nettement moins avantageux que celui dont il avait bénéficié pour son premier film. À cette occasion, il avait eu en effet un droit de regard sur la distribution, le scénario et, surtout, avait disposé du “final cut”, qu’il perdit pour son deuxième film. Les prises de vues terminées, en janvier 1942, le département d’état demanda au cinéaste de tourner son œuvre suivante en Amérique du Sud : les États-Unis venaient d’entrer en guerre et il s’agissait de développer les relations diplomatiques avec le reste du continent américain. Orson Welles partit au Brésil en février pour pouvoir y filmer le carnaval, alors que le montage de La Splendeur des Amberson n’était pas achevé. Tournant ce qui devait constituer le segment central du film It’s All True (1943), il communiqua avec le réalisateur Robert Wise, à l’époque monteur pour la R.K.O. Celui-ci assembla un premier montage de 131 minutes en suivant les directives d’Orson Welles et, en même temps, une description du film, plan par plan, fut transmise
en suivant ce premier montage au jeune réalisateur par voie maritime. Il fut décidé que cette première version serait déjà montrée, alors même qu’elle n’était en aucun cas définitive.


La projection eut lieu en mars 1942. Elle fut désastreuse. Afin d’éviter un gouffre financier, le studio utilisa son droit au “final cut” pour raccourcir le film : 50 minutes du métrage filmé par Welles furent supprimées, des séquences furent retournées. La Splendeur des Amberson, qui sortit en juin 1942, ne durait plus que 88 minutes, et une importante partie de la partition composée par Herrmann se trouva du même coup supprimée.


À l’écoute de la musique dans le film, l’influence européenne frappe avant tout : à l’instar de la haute société américaine présentée dans le récit, qui reproduit les usages, les conventions, l’hypocrisie de la vieille Europe - ce qu’on retrouvera cinquante ans plus tard dans The Age of Innocence (Le Temps de l’innocence, 1993) de Martin Scorsese, dont l’action se situe dans la haute-bourgeoisie new-yorkaise à la fin du XIXème siècle - la musique, non seulement intra-diégétique (pendant les séquences de bal et de réception), mais aussi extra-diégétique, fait ressortir clairement l’influence des valses allemandes et françaises. Un compositeur, un peu oublié aujourd’hui, est cité ainsi à travers une de ses œuvres les plus célèbres. Il s’agit de Emile Waldteufel (1837-1915), d’origine strasbourgeoise, auteur de valses et de polkas, dans la tradition des Strauss.


La dimension festive, presque enjouée de cette musique n’en occulte pas pour autant l’aspect nostalgique : cette société qui s’amuse n’en brille pas moins de ses derniers feux. Déjà l’industrialisation est en marche, représentée par le personnage joué par Joseph Cotten, inventeur de son état, qui introduit dans sa ville cette invention curieuse qu’est l’automobile. La première séquence du film insiste d’ailleurs sur la répétition des mêmes actions, des mêmes rituels, d’année en année, en suggérant déjà, implicitement, que cette dimension cyclique du temps qui passe va s’estomper, pour laisser place à un déroulement chronologique, signifiant que cette ville jusque là “hors du temps”, préservée, ne va pas échapper à l’arrivée bruyante et meurtrière du XXème siècle.


Comme l’a bien remarqué Christopher Husted de l’Université de Californie dans son remarquable texte accompagnant l’enregistrement de la partition du compositeur, la construction du film s’organise autour du principe binaire et dialectique des départs et des retours, témoignant des succès des uns (surtout Eugene Morgan, le personnage joué par Joseph Cotten) et de la déchéance des autres (les Amberson). À cette construction correspond le principe organisateur de la musique. À savoir une suite de variations autour du thème “Toujours ou jamais” de Waldteufel, qui ponctuent le film, comme pour faire à chaque fois un bilan de la situation des personnages principaux, organisés eux aussi sur un mode binaire : les Morgan d’un côté. Eugene, sa fille Lucy, et ce qu’ils symbolisent le progrès ; les Amberson-Winifer de l’autre. Isabelle, George, le Major, l’oncle et la tante de George, vestiges d’une époque vouée à disparaître. D’ailleurs, au succès d’Eugene Morgan répond la déchéance des Amberson - Winifer, déjà amorcée par le mariage d’Isabelle, la fille du Major Amberson. Un mariage davantage dicté par une déception occasionnée par Eugene (il est tombé sur une contrebasse en faisant donner une sérénade à la femme qu’il aime !) que par une inclination profonde.
C’est en effet un thème enjoué, presque sautillant, qui accompagne l’automobile d’Eugene qui avance fièrement dans les rues de la petite ville, comme pour signifier que c’est elle qui mène la danse à présent, que c’est elle l’élément "moteur", dans tous les sens de l’expression (dans l’économie locale et globale, comme dans le récit). Il est significatif d’ailleurs qu’à partir de ce moment les séquences de bal soient totalement absentes du film, parce que le retour d’Eugene, après une longue absence, une fois célébré, provoque des bouleversements qui n’ont rien de festif. C’est en effet la dernière fois que l’atmosphère se caractérise par une impression d'innocence, de pureté retrouvée pour un bref moment, matérialisée par la séquence des jeux dans la neige.
Tout cela finit au moment où George, totalement inconscient des changements qui vont se produire dans le pays comme dans la ville, déclare solennellement à Lucy, la fille d’Eugene Morgan, qu’il aime pourtant, que l’idée de travailler a tout pour lui de la déchéance. George va même jusqu’à déclarer devant Eugene, Lucy et Isabelle que “les automobiles sont un fléau”. Mais Eugene, habile à désamorcer la provocation, et lucide, également, déclare que le jeune garçon a raison, avant, tout de même, de prendre congé.


Après cette séquence, l’atmosphère et la musique s’assombrissent, les thèmes de Bernard Herrmann s’éloignent de l’inspiration viennoise et française, et annoncent déjà les fameuses partitions hitchcockiennes, en accord avec la bifurcation du récit vers le mélodrame presque criminel, George étant amené à détruire la vie de sa mère et la sienne à cause de sa jalousie et de son refus de voir celle-ci se remarier avec Eugene. La contamination du récit par l’esthétique et les péripéties de ce nouveau genre se traduit donc dans la musique, plus sourde, insidieuse, en retrait, mais lourde des menaces et des catastrophes qui s’annoncent. La bonhomie, l’aspect presqu’enfantin des jeux dans la neige laisse place aux conciliabules dans l’escalier circulaire, qui devient l’espace central du récit et abrite des personnages qui s’espionnent, s’épient. Cet escalier qui symbolise la magnificence et la puissance de cette famille devient le lieu des trahisons, des confessions douloureuses arrachées comme sous la torture; il représente aussi la barrière symbolique et physique, qui sépare Eugene d’Isabelle.

Si celui-ci peut en effet librement pénétrer dans la maison, en tant que vieil ami de la famille, il ne peut, au nom de la bienséance, gravir cet escalier qui mène à la chambre de la femme qu’il aime alors que celle-ci, prisonnière, doit choisir entre l’amour pour son fils et son amour pour Eugene. À cette occasion, la musique de Bernard Herrmann épouse les déplacements des personnages et les évolutions de la caméra ; elle se fait sinueuse, presque serpentine, comme pour montrer que George, d’enfant gâté, devient manipulateur, refusant de prévenir sa mère de la présence d’Eugene, torturant psychologiquement sa pauvre Tante Fanny, la sœur de son père, vieille fille amoureuse d’Eugene Morgan depuis très longtemps. Dans cette séquence, la circularité du thème de Bernard Herrmann renvoie tout autant au lieu dans lequel se déroule la confession qu’à la vie de Fanny, toujours restée la même, cette “pauvre tante Fanny”, comme elle le répète elle-même, presqu’hystérique, qui n’a jamais évolué et dont la vie a toujours fait du “surplace”, à tel point que les frustrations répétées la conduisent au bord de la folie.

La musique de Bernard Herrmann parvient même, dans cette séquence précise, à susciter une impression d’irrémédiable, comme un point de non-retour atteint. Ce qui vient confirmer la séquence au cours de laquelle George pousse sa mère à rompre avec Eugene, une deuxième fois, sans retour en arrière possible, alors qu'elle vient de recevoir de ce dernier une lettre dans laquelle il lui demande si elle veut vivre pour elle-même ou pour son fils.


De menaçante, la musique prend alors une tonalité presque funèbre, lorsqu’Isabelle et son fils rentrent d’Europe et redécouvrent leur petite ville, changée, envahie par les fils électriques, méconnaissable, presque tentaculaire, qui, loin de vouloir souhaiter la bienvenue aux voyageurs, semble au contraire leur signifier qu’ils sont des étrangers, ou, plus précisément, qu’ils ne peuvent rentrer qu’à la condition de s’adapter au nouveau monde, ce qu’Isabelle ne saura ou ne pourra pas faire, à cause de son état de santé. Déjà souffrante en Europe, elle ne rentre aux États-Unis que pour mourir, comme si ce pays en évolution rapide lui signifiait qu’elle n’y avait plus sa place. Dès lors, la musique accentue la tonalité funèbre de cette partie du film, donnant l’impression d’anticiper la mort d’Isabelle, qui, jusqu’au bout, se soucie avant tout de la santé de son fils. Sa mort sonne d’ailleurs le glas de la famille Amberson, comme si Isabelle avait constitué un dernier rempart, une dernière protection contre les ravages du progrès et du temps qui passe : tout à coup, le Major, son père, le Grand Père de George, filmé en un long plan fixe, semble ressentir de manière brutale le passage du temps, et le film à ce moment donne raison à Cocteau disant que le cinéma consistait à "filmer la mort au travail".


Comme en écho à cette violence liée au passage du temps, survient une séquence assez étrange, qui témoigne sans doute de ce qu’aurait été le film si Welles avait eu la maîtrise du montage final : Lucy et son père évoquent les noms indiens des lieux qu’ils traversent, et celle-ci lui raconte l’histoire d’un jeune guerrier à l’attitude si irresponsable que sa tribu a décidé de se débarrasser de lui, mais s’est trouvée toute désemparée suite à son absence. Le jeune guerrier, c’est bien sûr George, tous deux font le rapprochement sans le dire ; et la partition de Bernard Herrmann se pare d’atours “tribaux” assourdis, mêlés à des sonorités répétitives, proches du theremin, qui créent une atmosphère à la fois en décalage avec la tonalité d’ensemble du film, et signifient en même temps la permanence des choses, comme si les instincts et comportements tribaux avaient des résonances dans le présent, comme pour signifier que, quelle que soit l’époque, les hommes ne changent guère, ou que les hommes du XXème siècle naissant subissent l’influence des lieux qu’ils occupent, manière d’introduire un fantastique discret dans un univers a priori guidé par la raison et le profit. George finit d’ailleurs victime de ce "fléau" qu’il a tant critiqué, puisqu’il est renversé par une automobile et a les jambes brisées : dernière étape de son "chemin de croix" qui satisfait ceux qui espéraient depuis son enfance, quand il se comportait comme un enfant gâté, qu’il reçoive sa punition. Mais ultime et émouvant retournement de situation, c’est celui qui est indirectement responsable de la ruine de sa famille, qui a directement souffert par sa faute, Eugene, qui va lui venir en aide, par respect pour la mémoire de sa mère, la femme qu’il a le plus aimée.


Dès lors, la boucle est bouclée : les Morgan et Amberson vont finir par s’unir, via l’union que l’on pressent entre George et Lucy, et la valse de retentir alors une dernière fois, pendant le fameux générique de fin, générique "parlé", puisque c’est la voix d’Orson Welles qui prononce les noms des acteurs et techniciens qui ont œuvré pour le film. C’est le réalisateur qui se présente : "My name is Orson Welles", tandis que résonnent les dernières mesures de la musique de Bernard Herrmann ; et la tonalité de sa voix est curieusement nostalgique, comme s’il pressentait, non que ce film allait être le dernier, mais qu’il allait marquer la fin de sa carrière "classique", "hollywoodienne", celle que le succès critique et public de Citizen Kane avait annoncée. On ne peut dès lors qu’identifier rétrospectivement l’enfant prodige Orson Welles à l’orgueilleux George : tous deux recevront une punition largement disproportionnée et devront faire le deuil de l’absolu pour vivre de compromis.

Il est donc émouvant de penser que pour le réalisateur, c’est également la fin d’une période,même s’il ne pouvait le savoir à l’époque ; It’s All True, ne sera jamais achevé du vivant du cinéaste, comme nombre de ses projets à venir, et aujourd’hui, la beauté funèbre de La Splendeur des Amberson réside tout autant dans sa dimension tristement prémonitoire que dans son aspect mutilé.


Jérôme Lauté


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Supports discographiques


mardi 11 novembre 2008

Psychose

Étude d’un chef-d’œuvre

“Je crois que Bernard Herrmann fut l’un des plus grands compositeurs de cinéma.

C’était surtout un véritable dramaturge :
comparé à tant d’autres qu’on trouve dans le cinéma, c’était un Beethoven”.
Miklós Rózsa

“L’efficacité de Psychose est due pour moitié à la musique”

Alfred Hitchcock

“Hitchcock n’achève un film qu’à 60%. C’est moi qui doit apporter la touche finale pour lui.”

Bernard Herrmann


De 1955 à 1964, Bernard Herrmann composa la musique de sept films pour Alfred Hitchcock. Celle de Psycho (Psychose, 1960) demeure sans doute la plus originale de ses partitions pour le “maître du suspense” et, par-delà même son contexte cinématographique, elle mérite une place de tout premier plan dans le vaste répertoire pour cordes du XXè siècle en tant que pièce de concert.
Avant d’aborder l’étude de cette œuvre insolite, il faut savoir qu’à l’origine, Hitchcock avait songé à n’utiliser aucune musique dans son film, préférant réaliser une bande son à base d’effets sonores et de bruitages. Mais finalement, il renonça à cette idée qu’il reprendra plus tard dans The Birds (Les Oiseaux, 1963), film dont la partition est un des premiers exemples de musique concrète au cinéma. Avant de s’adresser à son collaborateur de longue date, Hitchcock avait même envisagé une partition de jazz, mais fort heureusement ce choix a, lui aussi, été vite abandonné. On notera, toutefois, qu’Herrmann lui-même abordera cet univers musical dans son ultime composition, Taxi Driver (Martin Scorsese,1975).


En ce qui concerne Psychose, et cela dès le début, Herrmann décida de n’utiliser qu’un orchestre à cordes, ce qui, à l’époque, allait contre toutes les pratiques en usage à Hollywood où le langage musical était codifié à l’extrême. À celà, il y avait deux raisons. Tout d’abord, il faut savoir que Psychose a été réalisé dans des conditions plus que modestes car, en fait, le précédent film d’Hitchcock pour la Paramount, Vertigo (Sueurs froides, 1958), avait été un désastre financier et les studios ne se sentaient plus vraiment prêts à investir autant de moyens dans une autre production, d’autant que le scénario n’offrait aucune garantie de réussite. Il s’agissait seulement d’une adaptation d’un roman de gare écrit par un auteur inconnu et dont le sujet même semblait à mille lieues d’une histoire à succès : pas de personnages positifs, pas d’intrigue réelle, pas de ‘happy end’, pas de romance, finalement aucun des archétypes scénaristiques qui ont fait et continuent de faire le bonheur d’une grande part de la production hollywoodienne. Enfin, il faut ajouter que l’idée d’Hitchcock de tourner ce film en noir et blanc ne pouvait que déplaire aux producteurs à une époque où triomphait le Technicolor. Pourtant, le réalisateur parvint à convaincre Paramount de distribuer le film, en l’échange de quoi, il accepta de tourner avec un budget extrêmement réduit et fut dès lors contraint, notamment, à travailler avec l’équipe de la série télé Alfred Hitchcock Presents (Alfred Hitchcock présente, 1955-1962). En ce qui concerne la musique, qui est souvent la cinquième roue du char dans le processus de production d’un film, on imagine aisément quelle part du budget global Herrmann s’est vu attribuer.
Le manque de moyens financiers est donc la raison première de la décision de n’utiliser qu’un orchestre à cordes, au demeurant conséquent ici, puisqu’il ne compta pas moins de 14 violons 1, 12 violons 2, 10 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses, soit 50 musiciens. Mais là où Herrmann a fait preuve d’un génie incroyable, c’est qu’il a transformé cette contrainte en un atout inestimable, donnant quelque part raison à Beethoven qui écrivit dans un de ses carnets de conversation que “la contrainte est stimulante”.


La deuxième raison de ce choix relève donc aussi directement d’une intention artistique : dans
une interview accordée en 1971, Herrmann expliqua qu’il n’avait utilisé que des cordes dans Psychose afin de “donner, en contrepoint à l’image en noir et blanc du film, une musique en noir et blanc”. Mais en prenant cette décision, Herrmann faisait encore davantage : il souhaitait désorienter complètement notre écoute, et il parvint finalement à persuader Hitchcock que les cordes pouvaient aussi avoir une sonorité extrêmement froide et stridente, et n’être pas nécessairement le support expressif traditionnel, sinon conventionnel, d’une scène de romance passionnée. En bon compositeur, Herrmann savait d’ailleurs fort bien de quoi les instruments à cordes sont capables : leur quantité dans un orchestre permet des divisions à l’infini, de façon à créer un tissu harmonique d’autant plus dense qu’ils sont susceptibles de produire des micro-intervalles (tiers et quart de ton notamment). Les instruments à cordes possèdent, par ailleurs, une grande variété de jeux différents (‘sul ponticello’, ‘sul tasto’, ‘con sordino’, ‘pizzicato’, ‘con legno’, sons harmoniques, arpèges, doubles cordes, ‘glissando’, etc.), et peuvent également produire les nuances les plus extrêmes. Ce potentiel des pupitres de cordes est bien connu et exploité depuis longtemps par les plus grands compositeurs. Rimski-Korsakov, le symphoniste et brillant orchestrateur russe de la fin du XIXè siècle, écrivit dans ses “Éléments d’Orchestration” (1913) : “Les instruments à cordes possèdent une infinité de couleurs sonores et ils peuvent passer d’une atmosphère à une autre en un instant”. Tout comme Berlioz avait déjà souligné dans le sien cette polyvalence exceptionnelle du plus grand pupitre de l’orchestre symphonique : “Les instruments à archet, dont la réunion forme ce qu’on appelle assez improprement le quatuor, sont la base, l’élément constitutif de tout orchestre. À eux se trouve dévolue la plus grande puissance expressive, et une incontestable variété de timbres. Les violons surtout peuvent se prêter à une foule de nuances en apparence inconciliables. Ils ont (en masse) la force, la légéreté, la grâce, les accents sombres et joyeux, la rêverie et la passion. Il ne s’agit que de savoir les faire parler. On notera que ce type de remarque pourrait fort bien s’adapter à la photographie en noir et blanc qui est connue pour permettre des gradations infinies et extrêmement contrastées de la lumière.


Pour atteindre cet objectif, Herrmann a donc mis en œuvre toutes les ressources sonores dont sont capables les instruments à cordes, allant même jusqu’à créer des combinaisons de jeux assez surprenantes, telles que des ‘pizzicato tremolo’ et des harmoniques, ou des notes jouées sur le chevalet avec des ‘pizzicato’ sur la touche. Il a également utilisé les instruments dans leurs registres extrêmes afin de faire perdre à l’auditeur ses repères habituels : c’est ainsi que l’on peut entendre un alto solo dans le sur-aigu, tandis que le pupitre de premiers violons est dans le grave. On peut noter également que la totalité de l’œuvre est jouée avec sourdine, à l’exception des scènes de meurtre. Quant à l’harmonie, elle est dominée par la dissonance, l’indétermination tonale, et surtout l’accord de septième qui structure toute la partition et que l’on peut entendre dès les premiers accords du “Prélude” jusqu’au dernier accord du “Finale”, donnant ainsi à l’auditeur le sentiment de malaise et d’inconfort typique de cet accord sans résolution, tout en créant une profonde unité stylistique, très proche de celle du film.
Par ailleurs, cette partition est typique de la manière d’Herrmann dans la mesure où, notamment, on ne trouve aucune mélodie, aucun thème et peu de développement : son écriture est essentiellement basée sur des cellules motrices qu’il transforma en rythme, en harmonie, en timbre, en tempo, en dynamique, en orchestration, et qu’il répéta sans cesse, créant ainsi l’effet d’obsession hypnotique et de folie irrationnelle qui imprègnent tout le film d’Hitchcock. À ce titre, peu de partitions pour le Cinéma ont été aussi “sublimement terrifiantes” et “férocement superbes”.
Du point de vue “archéo-musicologique”, il est important de savoir qu’Herrmann a réutilisé dans cette œuvre de nombreux éléments thématiques qui proviennent de sa Sinfonietta pour orchestre à cordes de 1935 : outre le motif associé au personnage de Norman Bates (Anthony Perkins) et à sa folie, qui était à l’origine un thème développé en variations, et plusieurs cellules mélodiques qui apparaissaient notamment dans le “Scherzo” et le “Finale” de la Sinfonietta, on retrouve dans la musique pour Psychose deux autres éléments empruntés à la partition de 1935 : l’utilisation quasi permanente de la sourdine et un langage harmonique qui oscille sans cesse entre la tonalité et la dissonance. Les deux œuvres sont donc très proches l’une de l’autre. Pourtant, il ne faut pas voir dans ce procédé un manquement à la déontologie, mais tout simplement le témoignage d’une pratique qui remonte à l’époque de Jean Sébastien Bach, lequel avait coutume de réutiliser plusieurs fois le même matériel thématique pour la simple raison qu’il n’avait la plupart du temps qu’une semaine pour écrire toute la musique d’un nouvel office. Aussi, finalement, nous pouvons considérer que la situation du compositeur de cinéma est très proche de celle du maître de chapelle de l’ancien régime : il ne dispose que de quelques semaines et d’un budget limité pour exécuter son contrat. D’ailleurs, n’oublions pas que Bernard Herrmann composa la musique de Psychose en un mois seulement, du 12 janvier au 12 février 1960.
Enfin, il n’est pas inintéressant de savoir qu’en 1975, peu avant sa mort, Herrmann remania sa Sinfonietta à partir de certains matériaux originaux composés pour Psychose : exemple rare d’influence de la musique de film sur la musique de concert qui prouve, une fois de plus, que le compositeur ne faisait pas de distinction de valeur entre ces deux genres, du moins en ce qui concerna sa propre production musicale (1).



La musique du “Prelude”, avec son motif ostinato qui s’apparente à une cellule rythmique très simple, est un des meilleurs exemples de la manière dont Herrmann composait : c’est un des traits dominants et récurrents de ses partitions pour le cinéma. L’exemple le plus frappant se trouve dans l’indicatif de North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959) où le motif principal, sur un rythme de fandango, est répété ad infinitum sans que l’auditeur ne s’en lasse grâce aux seules modifications de l’instrumentation, art pour lequel Herrmann était passé maître. Mais dans Psychose, le problème se posait en d’autres termes en raison de l’absence d’instruments à vent et de percussions : le tour de force d’Herrmann est d’avoir su tirer des cordes une palette aussi riche et inhabituelle de sonorités.
Puis, un second motif apparaît : l’ostinato est momentanément interrompu et remplacé par une figure contrastée en valeur pointée. Enfin, un troisième motif, contraste nettement avec le reste du matériel thématique du “Prelude”. Fred Steiner souligna à juste titre que “c’est le seul motif, dans tout le film, qui s’apparente à un thème mélodique au sens traditionnel du terme. Il introduit un bref instant de lyrisme, en dépit de l’ostinato qui persiste dans le registre grave de l’orchestre, un étrange moment de répit au milieu de cette atmosphère tendue, inquiétante et dominée par une peur inexplicable”. Ce sentiment ne dure cependant pas longtemps, même si le motif réapparaît trois fois dans la séquence générique, car Herrmann l’interrompra brusquement à chaque fois sans jamais lui donner aucun développement.



“The City”. Cette pièce de caractère mélancolique est un autre exemple de la façon dont Herrmann a évité soigneusement d’inclure tout élément mélodique ou même thématique au sens large dans sa musique : il n’a cherché qu’a créer une atmosphère. Dans cet extrait, on entend une série d’accords descendants et ascendants sans aucun effet particulier, si ce n’est l’utilisation très claire d’une tonalité (la bémol mineur avec sixte ajoutée), par opposition à l’indétermination tonale du “Prelude”. Cette musique est associée à la situation sans espoir de Marion (Janet Leigh) : de même qu’elle est dans une impasse dans sa relation avec Sam (John Gavin), la musique semble n’aller nulle part et tourner sur elle-même, revenant sans cesse à son point de départ avec une résignation que traduisent très bien les deux respirations qui ponctuent chacun des mouvements ascendant-descendant et qui résonnent comme des soupirs de lassitude.
À noter qu’on réentend ce motif lorsque Marion arrive dans le motel de Norman Bates, mais cette fois, des dissonances viennent perturber l’ordre harmonique comme pour nous indiquer, ou plutôt nous faire sentir, que le désarroi de Marion et ses petits problèmes personnels ne sont pas le réel motif de la tension qui baigne le film depuis le début : il y a un autre drame qui se prépare, autrement plus sombre. Un drame que la musique de l’indicatif nous a déjà suggéré.



“Temptation”. Ce passage présente une des variations du premier motif qui apparaît ici aux parties intérieures de l’orchestre, ‘sotto voce quasi moto perpetuo’, avec quelques modifications (inversion de la formule, tierce majeure devenue mineure). Les parties extrêmes consistent en une tenue qui évolue par demi-tons conjoints, ce qui produit un effet de tension propre au chromatisme, lequel est soutenu par la dynamique crescendo-decrescendo qui crée un effet de respiration lourde et inquiétante. Ce dessin motivique est associé dans le film à l’argent volé par Marion et, il apparaît de nouveau, lorsqu’elle achète une voiture pour s’enfuir, puis lors de son arrivée au motel Bates au moment où, dans sa chambre, elle jette sur son lit l’enveloppe qui contient les billets dérobés.



Dans le morceau intitulé “The Madhouse”, apparaît un nouveau leitmotiv qui est associé à Norman Bates et à ses relations avec sa mère. Il apparaît tout d’abord aux violoncelles et contrebasses (fa - mi bémol - ré), puis subit plusieurs modifications subtiles dans le développement : on peut ainsi relever des inversions, des mouvements contraires et des changements enharmoniques. Comme l’écrivait Fred Steiner : “Ce morceau est calme, discret, et pourtant il règne dans cette musique qui ne va nulle part, un climat de sourde inquiétude et peu à peu, nous avons l’impression très nette que tout n’est pas aussi normal qu’il y paraît au motel Bates”. On entend à nouveau des éléments de ce motif à plusieurs reprises dans le film : notamment lorsque le détective Arbogast (Martin Balsam) revient pour la deuxième fois au motel dans l’intention d’interroger Madame Bates et, dans la séquence finale, lorsque Norman, devenu définitivement la “mère”, promet qu’il ne ferait “pas de mal à une mouche”. Enfin, c’est sur une ultime citation de ce leitmotiv, entendu à l’unisson des voix graves de l’orchestre, que s’achèvera le film.



La musique pour le morceau intitulé “The Peephole” est utilisée dans la scène où Norman observe Marion à travers la cloison de sa chambre. Elle consiste en un ostinato joué en syncopes dissonantes dans les parties intérieures de l’orchestre et une cellule de deux notes à un intervalle de seconde, joué au début dans le registre grave de l’orchestre, et qui crée la même tension chromatique que dans le motif de la tentation. À la mesure 19, apparaît une soudaine modification à la fois dans le registre (les premiers violons jouent dans le sur-aigu en réponse aux violoncelles et contrebasses ), dans le dessin rythmique (la phrase “mélodique” n’est plus structurée par mesure mais en syncopes, produisant ainsi un effet d’instabilité et d’absence de repère) et dans la dynamique (les crescendos vont jusqu’à la nuance ‘fortissimo’ et non plus seulement ‘piano’ comme au début). Steiner a explicité la signification possible de ce changement : “Ce nouvel effet est inquiétant, presque terrifiant - comme un cri intérieur de colère. Le visage de Norman ne trahit aucune émotion lorsqu’il observe Marion se déshabiller, mais ici la musique suggère discrètement les pensées qui doivent courir dans l’esprit du voyeur”. Cette page de musique démontre l’inventivité d’Herrmann et sa capacité à créer une musique efficace avec un minimum de moyens.



Même s’il parait simple à première vue, l’exemple suivant est l’un des passages les plus originaux de la partition de Psychose puisqu’il s’agît de la scène, désormais mythique, du meurtre de Marion sous la douche. Comme le faisait remarquer encore Fred Steiner : “Qu’y-a-t’il de plus primitif en apparence que ces accords aigus et dissonants répétés en cascade par tout l’orchestre, suivis de violents glissandos ?”. La brutalité de ce passage est accrue par le large espacement des octaves diminuées et des septièmes majeures, et par la stridence du registre très tendus des violons.
Il est intéressant de noter que la musique pour cette scène n’était pas prévue, à l’origine, dans la partition. Alfred Hitchcock avait demandé à Bernard Herrmann de n’écrire aucune musique pour le meurtre car il souhaitait que l’on n’entende que l’écoulement de l’eau dans la douche et les cris de Marion. Mais Hitchcock ne savait pas alors que, sans rien lui dire, Herrmann avait déjà composé quelque chose pour cette scène qui ne dure que 55 secondes. Lorsque le réalisateur vit la scène en question avec la partition du compositeur, il admit aussitôt qu’il avait fait une suggestion inadaptée.
Il est intéressant également de mentionner la confusion qu’a provoquée l’effet des ‘glissandos’. Dans son très intéressant ouvrage “Understanding Movies”, Louis D. Giannetti a commis d’emblée une confusion en interprétant ces ‘glissandos’ comme un bruitage, ce qui le conduisit à faire une analyse erronée des intentions d’Herrmann : “Dans le film Psychose d’Hitchcock, écrit-il, l’effet sonore qui imite les cris aigus et stridents des oiseaux est utilisé dans un but d’associations thématiques d’idées. Un jeune homme timide (Anthony Perkins) est associé aux oiseaux dès sa première apparition dans le film : nous apprenons qu’il emploie ses heures de loisirs à empailler des oiseaux de toutes espèces, et les traits même de son visage rappellent ceux d’un faucon. Plus tard, dans le film, lorsque Marion se fait brutalement poignardée dans sa douche, la bande son associe à une musique stridente des cris d’oiseaux. Le spectateur croit la mère du jeune homme coupable du meurtre, mais les cris d’oiseaux l’associe plus fortement encore à Norman. Un des thèmes récurrents des films d’Hitchcock est le transfert de culpabilité. Dans Psychose, ce transfert est assez complexe : le jeune homme a déterré le cadavre de sa mère et l’a empaillé. Fréquemment, il revêt les effets personnels de la défunte. Alors que l’on croit voir la mère assassiner deux victimes, c’est son fils, ou, plus exactement, son second Moi que l’on voit à l’acte. Le bruitage des oiseaux tel qu’il est inséré dans la bande son du film donne un indice de ce transfert psychologique au spectateur-auditeur attentif”.
Les “cris d’oiseaux” dont parle Giannetti ne sont, bien entendu, rien d’autre que les ‘glissandos’ des violons et rien n’indique que ni Herrmann, ni Hitchcock ait songé à faire une telle association. Toutes intéressantes soient-elles, les observations et les corrélations faites par Giannetti, parcequ’elles sont fondées sur une hypothèse erronée, apparaissent comme peu crédibles. Tout simplement, pourquoi Hitchcock aurait-il voulu dévoiler l’identité du meurtrier et donner dès le début la clef du mystère qui n’ait révélé qu’avec le choc de la révélation finale ? N’oublions pas que, précisément, le réalisateur a développé des trésors d’imagination et d’astuce pour brouiller les pistes et égarer le spectateur, notamment en utilisant plusieurs actrices différentes pour les scènes où apparaît la “mère” (une cascadeuse de grande taille et une femme de petite taille), ainsi que les voix off mixées (deux femmes et un homme qui n’était précisément pas Anthony Perkins). Rien n’indique donc qu’Hitchcock ait voulu nous dire dès le début du film que le meurtrier n’était autre que Norman lui-même au risque de briser toute l’efficacité de son coup de théâtre final. Si les analyses psychanalytiques a posteriori présentent un certain intérêt “ludique”, elles restent le plus souvent sans fondement, sinon incohérentes d’un point de vue purement scénaristique.


Pour apprécier à sa juste valeur cette page de musique assez exceptionnelle, il vaut mieux s’en tenir à une analyse simplement technique : on remarquera tout d’abord l’habileté d’Herrmann dans sa manière d’introduire la musique dans cette scène. On aperçoit une ombre dans le dos de Marion à travers le rideau - et, rétrospectivement, on aurait pu s’attendre à ce que la musique débute à cet instant comme cela se produit souvent. Mais alors, la musique aurait donné un indice qui aurait préparé et affaibli l’effet de surprise et l’horreur absolue de ce meurtre auquel on ne peut pas s’attendre la première fois. Bernard Herrmann a donc fait preuve d’une grande habileté : en choisissant de ne faire entendre la musique qu’au moment où Norman ouvre le rideau de la douche, il a tout simplement choisi le point de vue de Marion. Finalement, lorsque Norman entre, elle tourne le dos à la porte et ne peut pas le voir. Quant à nous, spectateurs, nous pouvons facilement imaginer qu’il s’agit de Norman qui espère tirer profit de cette situation et tout au plus abuser de la jeune femme, surtout après que nous l’ayons vu l’observer se déshabiller. En tout cas, il est fort probable que le spectateur de l’époque n’a pas envisagé un seul instant que l’actrice principale, la vedette, soit massacrée au couteau de cuisine au beau milieu du film : à l’époque, ce sont des choses qui ne se faisaient pas. Il y a donc là un témoignage très éloquent du sens dramatique de Bernard Herrmann qui savait ménager ses effets.
Par ailleurs, il est très important de ne pas envisager cette page de musique d’un point de vue esthétique ou proprement musical. En fait, il ne s’agit ni de musique, ni d’un bruitage imitatif (les oiseaux / les cris que l’on entend par ailleurs). Il s’agit purement et simplement, mais surtout génialement, d’un son qui nous agresse et qui traduit au premier degré la sauvagerie de ce meurtre. Ce passage de la partition fonctionne à un niveau très simple, pas intellectuel, mais juste physique. Ce n’est pas notre jugement esthétique qui est en jeu, mais notre inconscient. Il est toujours important de rappeler que la musique de film a pour but essentiel l’efficacité. Si on voulait parler d’esthétique à ce sujet, il faudrait parler d’une esthétique de l’effet.


Avec le matériau qui est le sien - des notes, des rythmes, des nuances, des timbres, des tonalités - Bernard Herrmann est parvenu à manipuler et à contrôler nos réactions émotionnelles. Dans ce cas précis, c’est très simple : tout d’abord, d’un point de vue instrumental. Pour la première fois depuis le début du film, tous les instruments de l’orchestre jouent sans sourdine, ce qui a pour effet immédiat d’augmenter brutalement l’intensité sonore, alors que nous étions habitués jusque-là à un niveau relativement faible et à une sonorité globalement étouffée. Ensuite, le compositeur a utilisé les instruments dans leur registre extrême et avec une nuance énormément forte : ainsi, autant dire que les violons ne purent sonner que de façon stridente. Le musicien obtint donc davantage un son qu’un timbre. En fait, on est presque dans le domaine du bruit, sauf que le bruit est référencé dans notre esprit, alors que ce que l’on entend au moment du meurtre n’évoque rien du tout. D’un point de vue harmonique, Herrmann a crée ce qu’on appelle des clusters, c’est-à-dire un complexe harmonique qui réunit tous les intervalles d’une gamme : tout le morceau est construit sur un empilement de notes qui ne génèrent pas un accord mais un cluster, or l’absence de toute consonance ou d’intervalle reconnaissable génère naturellement un sentiment de malaise. Enfin, si l’on admet que la musique adopte le point de vue de Marion, on pourra sans peine sentir que les ‘pizzicato sforzando’ de plus en plus espacés à la fin sont un écho des battements du cœur qui s’arrêtent. Une telle analyse ne doit rien à la psychanalyse ou à l’esthétique. Elle est purement physiologique et c’est sans doute pour cela qu’elle démontre l’efficacité extrême de ce passage. Quant aux notes répétées avec obstination au début, elles peuvent être à la fois une figuration rythmique des coups de couteau de Norman, mais aussi une transposition des halètements frénétiques de Marion. L’essentiel réside dans la capacité de la musique à nous affecter profondément, à nous choquer, sans autre finalité psycho-analytique ou symbolique, ce que le musicien a lui-même confirmé dans une interview. À la question “quelle est la signification de cette musique dans la scène du meurtre ?”, Herrmann répondit : “Il n’ y a aucune signification, aucun message. Cette page de musique fonctionne à un niveau purement viscéral : elle exprime pas la terreur, elle est la terreur”. Ce type de remarque est absolument essentiel si l’on veut comprendre ce que doit être la musique de film : à ce niveau là, c’est du grand art, et loin d’estimer sa tache comme ingrate, Herrmann a toujours mis un point d’honneur à servir avec le maximum d’efficacité le drame visuel, même au prix de ce qu’on pourrait appeler la musicalité, car en fait il est presque incongru d’écouter cette musique sans l’image ou de l’interpréter en concert.
Enfin, en bon professionnel du métier, Bernard Herrmann prit soin d’intégrer proprement son travail dans l’ensemble de la bande son. Vous observerez que la musique débute et s’achève avec le bruit du rideau lorsque, au début, Norman l’ouvre, et à la fin, au moment où Marion le déchire en tombant.
Il s’agit donc vraiment d’un des exemples les plus accomplis de partition pour le cinéma dans la mesure où la forme de la musique dérive intrinsèquement de celle du film : elle n’est pas une toile de fond ou un élément décoratif. Elle appartient à la matière même de l’image, au même titre que les bruitages, la lumière ou les décors, et tout cela, avec une extrême économie de moyens.



Le dernier exemple tiré de la partition, le “Finale”, couvre les dernières images du film. Norman Bates, devenu définitivement sa “mère”, fait sa confession au public tandis que la caméra fait un gros plan sur son visage sur lequel apparaît, en superposition, celui, momifiée, de sa défunte mère. Puis, violoncelles et contrebasses font entendre une dernière fois le leitmotiv du jeune homme qui sonne d’une façon étrangement tragique dans ce contexte différent, tandis que la voiture de Marion est retirée de la boue du marécage. L’image s’évanouit lentement sur un accord pesant et dissonant dans le registre grave des cordes qui jouent ‘fortissimo’ : “un accord sans résolution pour une fin sans conclusion” (Christopher Palmer). Un exemple de plus de la manière brillante dont Herrmann savait utiliser les éléments techniques de l’écriture musicale (en l’occurrence l’harmonie), au service de la dramaturgie cinématographique.

Baudime Jam



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(1) À ce jour, un seul enregistrement de cette œuvre (dans sa version de 1975), a été réalisé : c’était en 1992, par l’Orchestre Symphonique de Berlin sous la direction d’Isaiah Jackson, sous le label KOCH International Classics (réf. 3-7152-2H1). La version de 1936 fut éditée par New Music orchestra Series à San Francisco, et l’on ignore si elle fut créée en public à l’époque.

Bibliographie sélective :
Fred Steiner : Herrmann’s Black-and-White Music For Hitchcock’s Psycho, article paru en deux parties dans le “Filmmusic Notebook”, Vol.1 n°1 (Hiver 1974), pp.28-36, et Vol.1 n°2 (Hiver 1974-75), pp. 26-46.
Stephen Rebello : “Alfred Hitchcock and The Making of Psycho”, Dembner Books, 1990.
Graham Donald Bruce : “Bernard Herrmann Film, Music and Narrative”, Umi Research Pr., 1985, pp. 183-213.
Christopher Palmer : livret du CD "Psycho" (Réf. Unicorn-Kanchana UKCD 2021, 1975).


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Supports discographiques


samedi 1 novembre 2008

L’Homme qui en savait trop

Dramaturgie et Musique

En remettant sur le métier son ouvrage et en réalisant, 23 ans après l’original, son deuxième The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956), Alfred Hitchcock corrigea une bonne partie de ses erreurs de débutant en replaçant, au cœur de son film, l’essentiel, à savoir l’émotion. Cette émotion est portée par une écriture scénaristique bien mieux maîtrisée (à un bémol près) et une invention constante de la musique au service de la narration.
L’Homme qui en savait trop bénéficie en particulier d’une ouverture très soignée qui résume à elle seule tous les enjeux du film.


À propos de la cantate : au commencement était le final L’image sort du noir sur un coup de gong pour nous donner à voir et à entendre un orchestre, l’Orchestre Symphonique de Londres, interprétant une minute vingt de musique (1). Ce plan séquence, sur lequel va s’imprimer le générique, ne sera associé à aucun contrechamp : il n’y aura pas de plan de réaction sur le public supposé faire face à l’orchestre. Ici, le seul public, c’est nous, public de cinéma, prêt à découvrir le jeu auquel Hitchcock s’est proposé de nous faire jouer. A y regarder de plus près, le réalisateur ne nous montre pas la totalité de la formation, mais seulement deux familles d’instruments : en bas, les cuivres, en haut, les percussions. Puis, le plan cesse d’être fixe et un lent travelling avant s’amorce, aimanté par une intention pour le moment mystérieuse...Suspense...
La caméra, petit à petit, se focalise sur un homme imperturbablement immobile depuis le début du plan. Que fait-il là ? La suite nous révèle la réponse : cet homme attend le moment opportun pour faire s’entrechoquer ses cymbales. Cette action tonitruante scellera le climax du morceau musical et fera taire l’orchestre. Apparaît alors sur l’écran un carton qui nous livre le pitch du film : “UN SIMPLE COUP DE CYMBALES ET VOILA BOULEVERSEE LA VIE D’UNE FAMILLE PAISIBLE”. Ce carton clôt le prologue et l’histoire, à proprement parler, peut commencer.


En ouvrant son film de cette manière, Hitchcock a distillé avec brio des indices profitables à la fois pour la compréhension de l’intrigue à venir et pour l’émotion escomptée. En effet, cet orchestre et son cymbalier, même s’ils ne sont pas pour le moment diégétisés (ni vus par un public-personnage, ni rattachés au récit imminent), appartiennent bel et bien à l’histoire que le cinéaste va nous raconter. Ces musiciens vont même être placés au centre du suspense final, puisque les méchants du film ont poussé leur perversité jusqu’à imaginer synchroniser la détonation de leur arme avec cet unique coup de cymbales. D’un point de vue scénaristique, cet orchestre joue la fonction d’un véritable compte à rebours : chaque note jouée nous rapproche inéluctablement de l’issue tragique. Hitchcock sut pertinemment que plus le spectateur serait impliqué dans la reconnaissance de ce moment-clef de la partition, plus sa participation au suspense serait active et son plaisir, intense.
La version de 1933 péchait en particulier à cause de ce défaut de préparation : le spectateur (et l’héroïne) devait comprendre le contexte de l’assassinat avec trop peu d’indices. Il en résultait un sentiment de frustration qui bridait l’identification et le plaisir qui aurait dû en découler. Ici, dans la version de 1956, Hitchcock prit le temps de bien montrer le chef des terroristes aiguisant avec la plus grande attention l’écoute du tueur à son service. En faisant aller et venir le bras de son pick-up, le personnage revient à deux reprises sur le moment où le pistolet doit parler. Hitchcock a parachevé son système de préparations en nous offrant le luxe d’une troisième écoute du morceau : il ne s’agit plus pour le chef des terroristes de préciser à nouveau les détails de son plan, mais simplement pour le mélomane qu’il est de jouir une dernière fois des notes et de la montée d’adrénaline qu’elles lui procurent. La partition que joue l’orchestre a en effet la vertu d’incarner ce combat entre les forces de la vie (la “famille paisible” qu’évoque le carton) et les forces de la mort (les kidnappeurs-terroristes). Le dialogue musical qui s’instaure entre les percussions, les cuivres et les instruments à vent (hors-champ) renvoie à des sensations physiques très oppressantes : on se prend à entendre un cœur qui bat la chamade, une respiration qui peine et se mue en suffocation...Le tourment gagne, la pression monte et le climax approche. Quelle en sera l’issue ?


En l’espace de cette minute vingt de prologue, Hitchcock a tout dit ou du moins tout fait sentir en accordant à la musique une place de tout premier plan, véritable actrice principale du drame qui va se jouer. En l’utilisant avec un maximum d’efficacité, le réalisateur a dirigé l’émotion du spectateur pour l’amener à monter progressivement jusqu’à ce crescendo attendu, le coup de feu. Les personnages joués par James Stewart et Doris Day peuvent alors faire leur entrée, taraudés par une menace dont ils n’ont évidemment pas conscience, car seul le spectateur dispose du privilège de savoir.

À propos de la chanson : Le thriller et la fausse note À travers l’exemple de la cantate qui ouvre le film et de ses multiples paiements qui en découlent, Hitchcock a tissé des liens très efficaces entre scénario, identification, musique et émotion au service d’un genre que le maître connaissait bien : le thriller. Une telle invention se retrouve à l’œuvre, à un moindre niveau cependant, dans les scènes exploitant la chanson “Que serà, serà”, intimement liée à l’univers de Dorothée McKenna, le personnage qu’incarne Doris Day. Celle-ci joue, en effet, une chanteuse populaire qui a choisi de mettre un terme à sa carrière, il y a de cela quelques années. Elle ne chante désormais plus qu’au sein du cocon familial, comme en témoigne la scène où, elle et son fils, Hank, interprètent avec une grande complicité cette chanson (2). D’un point de vue dramaturgique, cette scène décrit le nécessaire calme avant la tempête et prépare le dénouement où, après l’échec de la tentative d’assassinat au Royal Albert Hall, il reste encore à libérer le fils McKenna, toujours détenu par les terroristes. Ainsi, l’ambassade constitue la dernière arène du film, le lieu où les forces du bien et du mal vont s’affronter.
Pour atteindre leur but, la stratégie du couple est simple : Dorothée doit faire diversion en “occupant” les convives tandis que son mari s’attèle à remuer ciel et terre pour retrouver leur fils. Pour la réussite du plan, Dorothée va jusqu’à accepter de rompre son silence professionnel pour chanter seule au piano et stigmatiser, ainsi, l’attention de tous. Ce chant puissant, nourri d’espoir et d’angoisse, revêt une dimension symbolique forte. Il incarne le souffle de la vie, la résistance face à l’adversité et la légitime aspiration au bonheur de cette famille idéale.
Comme porté par cette énergie, Hitchcock nous montre une série de plans de décors vides décrivant la propagation progressive du son jusqu’à l’étage où se trouve séquestré l’enfant. A travers la porte fermée, la voix puissante de Dorothée parvient jusqu’aux oreilles du petit Hank avec une émotion toute particulière. La suite de la scène repose sur une très belle idée : l’enfant siffle la chanson pour être repéré et communie ainsi à distance avec sa mère grâce à cet hymne à la vie et à l’avenir.


Malheureusement, cette idée lyrique est gâchée par un regrettable relâchement du scénario. Car, alors qu’Hitchcock n’a eu de cesse de maintenir la pression sur le couple en danger (c’est la loi du thriller), le film nous livre, contre toute attente, le revirement d’attitude de la femme terroriste détenant l’enfant, un revirement d’autant plus inacceptable de la part d’un personnage passant son temps à œuvrer sans aucun scrupule pour le crime.

C’est en effet elle, et elle seule, qui, saisie de remords, prend l’initiative de demander à Hank de siffler pour révéler leur présence. Un tel ‘deus ex machina’, impensable coup de pouce des scénaristes, est difficile à admettre pour le spectateur, surtout à la toute fin du film, car il ne fait nul doute que ce devrait être à l’enfant d’avoir l’idée de siffler et d’en prendre le risque au péril de sa vie. Le personnage de Hank s’en sortirait grandi et l’émotion engendrée serait pour le spectateur à la mesure du danger que l’enfant aurait pleinement assumé.

À propos de la musique d’Herrmann : L’art de la mesure Ce bémol mis à part, Hitchcock est parvenu à distiller un stress soutenu durant la presque totalité de son long-métrage. Cette science du thriller profite ici en particulier grâce à l’usage tout en finesse de la musique originale écrite par Bernard Herrmann. Si l’on excepte les partitions d’ambiances exotiques qui tiennent plus de la rumeur que de la musique, le moins que l’on puisse dire est que ses compositions originales ne sont pas envahissantes. Leur emploi est particulièrement mesuré.
La plupart des manifestations herrmanniennes tiennent dans de courtes phrases, de petits sésames nous ouvrant les portes du mystère, comme par exemple dans la scène de la fausse piste qui mène Ben McKenna (James Stewart) à une entreprise de taxidermie. Ces petites phrases musicales, fruits de formations instrumentales légères, en contrepoint avec l’orchestre symphonique interprétant la cantate, s’insinuent à des moments-clef du scénario. Elles soulignent les pivots sur lesquels repose la structure du film : les derniers mots de l’agent français poignardé, l’annonce de l’enlèvement de l’enfant, etc. Ici, la musique, nourrie essentiellement de cordes, démultiplie le frisson et laisse entrevoir le vertige du pire.

Éric Jarno



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(1) La musique jouée dans ce prologue est signée Bernard Herrmann. Elle s’adjoint à la cantate Storm Cloud, création originale d’Arthur Benjamin, que nous entendrons, orchestrée par Herrmann lui-même, dans la célèbre scène de l’assassinat empêché.
(2) Cette chanson n’est pas l’œuvre de Bernard Herrmann, mais a été écrite par deux auteurs de comédies musicales, Jay Livingstone et Ray Evans.


lundi 27 octobre 2008

Le Jour où la Terre s’arrêta

Bernard Herrmann
et l’innovation sonore


The Day The Earth Stood Still
(Le Jour où la Terre s’arrêta, 1951) de Robert Wise est l’occasion pour Bernard Herrmann de renouer avec la science-fiction, un genre qu’il auparavant abordé dans le cadre des dramatiques radiophoniques de CBS aux côtés d’Orson Welles et, notamment, lors de la célèbre mise en onde de “The War of The Worlds” / “La Guerre des Mondes” d’H.G. Wells en 1938, projetant une simple fiction radiophonique au rang de scandale national.
Après le succès de Citizen Kane (Citizen Kane, 1940) et après avoir été nommé deux fois pour l’Oscar de la meilleure musique, la renommée de Bernard Herrmann n’est plus à faire. Alfred Newman, le directeur musical de la 20th Century-Fox avec qui il est lié d’amitié, lui offre les crédits nécessaires pour réunir une formation instrumentale à la hauteur de ses ambitions. Quant à Robert Wise, qui a déjà travaillé à ses côtés en tant que monteur sur Citizen Kane et The Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson Orson Welles,1942), il sait que Bernard Herrmann est le compositeur idéal pour son premier grand film de science-fiction, Le Jour où la Terre s’arrêta.
Le maître mot de cette entreprise musicale repose avant tout sur l’expérimentation sonore tous azimut : tant sur un plan orchestral - réunissant un dispositif instrumental inédit - que sur un plan sonore où Bernard Herrmann déborde du strict cadre où se trouve généralement cantonné le compositeur pour envisager un impressionnant travail sur le son et les bruitages aux côtés des monteurs son Harry M. Leonard et Arthur Von Kirbach. Alors qu’à cette époque les compositeurs interviennent généralement à la fin d’une production, lui, à l’inverse, depuis le début de sa collaboration avec Orson Welles, s’implique dès l’écriture d’un projet et sait imposer une autonomie musicale totale.


La grande innovation de la partition repose, entre autres, sur l’emploi du theremin, un instrument insolite et “révolutionnaire” inventé en 1921 par le physicien et violoncelliste soviétique Lev Sergueievitch Termen, à partir d’un appareil radioélectrique muni d’un générateur produisant des signaux sonores d’une certaine hauteur, avec un certain timbre, une intensité et une durée. Le theremin fonctionne à partir d’une fréquence constante modulée par le mouvement des mains de l’exécutant devant les électrodes dont l’instrument est pourvu ; la première contrôlant la hauteur tandis que la seconde agit sur la dynamique. En déplaçant ses mains dans l’air, le musicien semble produire “des sons du vide” d’où les noms employés à l’époque pour qualifier le theremin : “voix de l’éther”, “musique de l’air”, “musique des sphères”, “musique de l’ailleurs”.

Lev Sergueievitch Termen

Le theremin a marqué son entrée d’une manière démonstrative au cinéma dès l’époque muette. Tout d’abord, dans le premier film de science-fiction soviétique, Aelita (1924) de Yakov Protozanov (d’après un texte de Tolstoï) et dont la partition ne comprend pas moins de trois appareils. Par la suite, Dimitri Chostakovitch a incorporé lui aussi la sonorité singulière du theremin dans Odna (1930), premier film sonore russe de Grigori Kozintsev et Leonid Trauberg avant d’envahir le cinéma fantastique et la science-fiction aux États-Unis.
L’essor de cet instrument sur le territoire américain s’explique du fait que Léon Termen a été ensuite envoyé par Lénine hors d’Union Soviétique en tant qu’émissaire et propagandiste d’une URSS à la pointe de la technologie, tout d’abord dans les capitales européennes (1), puis en Amérique où il s’est établit définitivement en 1927. Deux ans plus tard, à New York, impressionnée par les présentations de l’instrument, la firme RCA décidera de produire le theremin à une échelle commerciale afin de doter les foyers américains d’un nouvel instrument de musique moderne. Le timbre si particulier de ce dernier, rebaptisé pour l’occasion Theremin Vox, suscitera immédiatement l’engouement des compositeurs hollywoodiens dans nombre de productions cinématographiques à partir des années 30.


Bernard Herrmann n’est pas en effet le premier à s’être intéresser à cette nouvelle lutherie. De nombreux compositeurs de musiques de films ont déjà mis à profit cet instrument dans un contexte souvent lié à l’univers fantastique et de la science-fiction, mais aussi pour souligner directement dans certains scénarios un environnement technologique avancé. Le fonctionnement même de l’instrument, qui s’effectue sans aucun contact entre l’appareil et l’instrumentiste, a très certainement suffi à lui forger une solide réputation d’instrument insolite. Provenant d’Union Soviétique, son origine a très probablement conforté l’idée d’un instrument de “l’ailleurs”, non seulement de par sa sonorité “extraordinaire”, mais aussi en raison de sa provenance géographique. La modernité de sa facture, à partir de l’électricité, l’a très souvent associé à des scénarios où évoluent des extraterrestres dotés d’équipements technologiques surdéveloppés. Une translation directe s’opère alors entre le contexte d’émergence de l’instrument, issu des dernières avancées technologiques en matière de production sonore et les scénarios où se mêlent des éléments propres à l’univers de la science-fiction.

La Fiancée de Frankenstein (1935) | Rocketship X-M (1950)

Avant que Bernard Herrmann ne s’en empare dans Le Jour où la Terre s’arrêta, le theremin a été souvent sollicité à Hollywood. C’est dans cette optique, par exemple, que Franz Waxman a composé pour James Whale une musique à base de theremin afin de compléter le fabuleux décor du laboratoire du docteur Frankenstein et de s’additionner aux bruits terrifiants de son équipement scientifique dans The Bride of Frankenstein (La Fiancée de Frankenstein, 1935). Comme le disait l’auteur de la partition, “c’était un film d’horreur qui demandait une musique d’une obsédante étrangeté, mystérieuse et différente”. Cette apparition du theremin fut remarquée et ce nouvel appareil a alors progressivement bénéficié d’une solide réputation d’instrument capable de traduire des éléments surnaturels, voire inquiétants. On le retrouvera ensuite dans la partition de Miklós Rózsa pour Spellbound (La Maison du Docteur Edwards, 1945) d’Alfred Hitchcock ou encore dans The Lost Week-end (Le Poison, 1945) de Billy Wilder du même compositeur. Un an avant Le Jour où la Terre s’arrêta, le theremin sera également mis à profit dans un autre film de science-fiction à l’occasion de Rocketship X-M (Vingt-quatre heures chez les Martiens, 1950) de Kurt Neumann sur une musique de Ferde Grofé Sr et la même année que Bernard Herrmann, Dimitri Tiomkin l’emploiera lui aussi dans The Thing From Another World (La Chose d’un autre monde, 1951) de Christian Nyby pour figurer également l’univers technologique, la présence et la menace extraterrestre grandissante.

La Chose d’un autre monde (1951)

Dans les années 50, Le Jour où la Terre s’arrêta voit le jour dans le contexte de l’impitoyable “chasse aux sorcières” qui sévit aux Etats-Unis contre les communistes. La métaphore de l’invasion martienne en tant que “péril rouge” devient alors l’un des thèmes de prédilection du cinéma de science-fiction des fifties. Ce contexte ne semble toutefois pas avoir empêché l’utilisation du theremin, appareil encouragé, comme nous l’avons dit, par la politique de Lénine dans le cadre du développement de l’Union soviétique, un instrument qui plus est inventé par un Russe présent depuis de nombreuses années sur le territoire américain en tant qu’émissaire de la propagande soviétique. Si le monde du cinéma est sévèrement touché par ce mouvement anti-communiste, en dehors d’Elmer Bernstein, la musique semble, quant à elle, hors du joug des maccarthystes.

La Guerre des Mondes (1953)

Le Jour où la terre s’arrêta a été conçu en 1951 dans le contexte de la guerre froide, la crainte de l’envahisseur communiste et la grande peur dissuasive de l’arme nucléaire. Le scénario mêle ainsi plusieurs éléments : l’arrivée d’une soucoupe volante sur terre, la mise en garde pacifique de l’extraterrestre, Klaatu, venu non seulement prévenir l’humanité contre les dangers de l’arme atomique sur fond de bons sentiments anti-militaristes, mais aussi avertir les terriens qu’avec la bombe, l’équilibre de l’univers est en péril, que les hommes font figure d’enfants jouant avec des allumettes, etc.

Le Jour où la Terre s’arrêta a constitué dans les années 50, l’une des plus belles intégrations musicales mêlant des instruments symphoniques presque “traditionnels” à ceux de la nouvelle lutherie électronique. En effet, jamais musique de film n’avait déployé auparavant pareille instrumentation mis à part peut être l’immense formation réunie par George Antheil pour Le Ballet mécanique (1924) de Fernand Léger et Dudley Murphy. L’orchestre symphonique que Bernard Herrmann a imaginé offre des sonorités et des atmosphères totalement inouïes dans une partition cinématographique et même une partition tout court : Quatre pianos, quatre harpes, une trentaine de cuivres, un ensemble à corde traditionnel, un vibraphone, un orgue à tuyau pour la formation instrumentale de base, une formation rehaussée par des instruments de la nouvelle lutherie électronique créant des timbres tout à fait nouveaux et collant avec le caractère science-fictionnel et futuriste du film. Soit un violon et une basse électrique, instruments tout juste inventés, et surtout deux theremins, un ténor et un alto, employés en tant qu’instruments solistes. L’intégration de ces appareils à l’orchestre ne s’est d’ailleurs pas fait sans difficultés. Les séances d’enregistrement de la musique seront marquées par les problèmes de justesse liés à son utilisation “approximative”, à savoir le déplacement dans l’air des mains de l’exécutant : ce qui occasionnera les colères de Bernard Herrmann à l’encontre du soliste Samuel Hoffman.

George Antheil (1924)

Dès les premières images du film, montrant les confins sidéraux en surimpression avec les noms du générique, Bernard Herrmann donne à entendre un son qui frappe d’emblée l’auditeur, un glissando de theremin qui traverse le spectre sonore de l’aigu vers le grave, sorte de cri déchirant qui figure à la fois l’atterrissage de la soucoupe volante et l’arrivée sur terre d’une nouvelle technologie. Baptisé “Outer Space”, le thème principal repose sur le développement grandiloquent de deux accords d’orgue en tension détente surélevé par une mélodie de theremin. En arrière plan, un tapis sonore irréel, interprétés à la harpe et au vibraphone, est rythmiquement décomposé par des arpèges en boucles venant se greffer sur les changements harmoniques dans une sorte de “miroitement sonore” impalpable. À elle seule, la musique évoque toute la puissance et l’étrangeté de cette civilisation extraterrestre.


Malgré ce déploiement instrumental hors norme, la partition est caractérisée par un “minimalisme” ambiant qui ménage les instants de suspense et d’attente du scénario. Cette tendance met en relief le penchant naturel de Bernard Herrmann pour la tension détente, si caractéristique de son écriture musicale dont on retrouve les traces jusque dans sa dernière partition Taxi Driver (1975) de Martin Scorsese. Dans Le Jour où la Terre s’arrêta, cette tendance est déjà présente sous la forme répétée d’accords majeurs mineurs, joués aux cuivres ‘crescendo decrescendo’, surgissant et disparaissant afin de matérialiser par le son un suspense et figurer, presque inconsciemment pour l’auditeur, la menace qui sans cesse gronde et disparaît. Durant la longue séquence qui précède la descente de Klaatu de son vaisseau spatial, la construction répétitive du thème principal cède la place à un autre motif itératif, cette fois-ci dans un tempo presque arrêté, où se répondent en alternance le grondement grave d’une pédale d’orgue et une touche aigüe de theremin. Herrmann a convoqué ici les extrémités du spectre sonore telle une proposition musicale symbolique capable de représenter la notion réductrice et non assignable du bien et du mal qui irrigue tout le scénario. On retrouve également cette même idée dans de nombreuses scènes telles la coupure d’électricité, la résurrection, etc.


Selon Bernard Herrmann, ces motifs cycliques constituent dans son approche les prémisses de la musique répétitive américaine qui voit le jour dans les années 60-70. Cette paternité, dont il se réclame en amont de la démarche de Steve Reich, Morton Feldman, Terry Riley, John Adams, etc., peut sembler toutefois un peu usurpée en 1951, si l’on considère que les structures répétitives de Bernard Herrmann n’envisagent aucun décalage rythmique et se répètent uniquement sur des mesures à quatre temps parfaitement stables alors que cette notion de décalage, précisément, constitue la signature rythmique des compositeurs répétitifs.


Outre la facture instrumentale et l’impressionnante orchestration de la partition, le travail sur le son du film, coordonné également par Bernard Herrmann, offre d’autres singularités. Tout comme la partition, le son a directement bénéficié de ses soins excessifs, toujours soucieux d’étendre son travail de compositeur jusque dans l’organisation générale sonore d’un film.

La première séquence, le survol de Washington, puis l’atterrissage de la soucoupe volante, révèle toute l’importance du son. Une trame audio très riche s’y déploie, occupant seule tout l’espace sonore. Un grondement sourd indéfinissable accompagné d’un effet de tremolo de souffle s’accélérant ainsi que divers éléments sonores ont été assemblé pour figurer le bruit de la navette. Tel un véritable hommage à “La Guerre des Mondes” d’Orson Welles, l’information qu’un objet volant non identifié s’apprête à se poser sur terre est successivement relayée par toutes les radios du monde dans toutes les langues. Ce riche travail sur le son, totalement singulier en 1951, semble directement provenir d’une grande maîtrise de l’écriture radiophonique. Ce traitement sonore est également valable pour les accessoires “futuristes”, bruits du vaisseau, animation sonore du robot, armes laser, machines, effets divers, etc.


Cette dimension sonore expérimentale se poursuit jusque dans les dernières innovations de la technique cinématographique. La bande sonore du Jour où la Terre s’arrêta bénéficie en effet de l’apport de la stéréophonie - qui vient tout juste d’être importée au cinéma - et se traduit par l’emploie d’une piste optique à double-bande. Herrmann s’est emparé immédiatement de cette innovation et a imaginé un effet de spatialisation saisissant dans la séquence intitulée “The Elevator” (2). Le traitement des cymbales y est significatif, apparaissant d’abord dans le haut-parleur gauche pour suivre une progression en crescendo qui culmine par un grand coup de mailloche sur la cymbale. Ce grondement sonore a été obtenu en passant à l’envers la résonance d’une cymbale frappée. Au moment de l’impact, le coup de mailloche “repassée à l’endroit”, se trouve complètement renversée sur le canal stéréophonique droit. Chez un compositeur non formaliste comme Herrmann, l’utilisation d’un tel effet n’est pas liée au hasard. Dans cet exemple, le jeu sur les panoramiques peut être considéré tel un moment de bascule qui sépare deux états. Dans le système d’écoute gauche, un état latent de pression qui gronde en épaississant (la résonance de cymbale à l’envers), suivi d’un nouvel état de dépressurisation dans le haut-parleur droit lorsque la résonance s’éteint avant de réapparaître dans le haut-parleur opposé. Le moment d’explosion qui sépare ces deux états (le coup sur la cymbale fortississimo) correspond au point de bascule, sorte de clef de voûte de cet édifice sonore en arches symétriques, métaphore musicale parfaite. En effet, cette idée se justifie si on la transpose sur le sujet central du film, la menace nucléaire. Le temps qui précède, la menace qui gronde, l’instant fatidique de l’immense explosion, suivi des retombées radioactives. Avec une telle construction et un tel dispositif, Herrmann a procédé à des manipulations de la matière sonore dans sa musique au même titre que les atomes d’uranium sont cassés lors de la fission nucléaire.


On a souvent décelé dans le personnage pacifique de Klaatu l’extra-terrestre, une allégorie de la vie de Jésus-Christ venu délivrer son message de paix aux hommes. Malgré son pacifisme, “l’être venu du ciel” est traqué puis mis à mort. A la différence du Christ, sa résurrection s’opère dans son vaisseau spatial avec l’aide d’un robot et d’un imposant appareillage sophistiqué. La matière sonore inventée pour simuler le bruit de l’équipement est constituée de sons concrets (grésillements électriques en tout genre) et de sons électroniques (fréquence tenue dans l’aigu et des impulsions électroniques balayant le spectre sonore à des vitesses croissantes). Cet équipement a pour effet de ramener Klaatu à la vie. Après deux accords de tension détente joués aux cuivres, Herrmann s’est livré ensuite à un trio peu banal comprenant un violon électrique solo et un duo de theremins. Ces deux derniers occupant alors la fonction harmonique sous le chant principal du violon.


Le Jour où la Terre s’arrêta a connu un grand succès populaire et a marqué le genre de la science-fiction d’une manière indélébile. Les responsables des départements du son dans les autres studios d’Hollywood n’ont, dès lors, plus ignoré la nécessité de doter la bande sonore d’un film des nouvelles possibilités de création sonore. Ce sera cette même volonté qui a poussé Dore Sharry, le producteur de la M-G-M, à confier aux époux Barron les fameuses “tonalités électroniques” de Forbidden Planet (Planète Interdite, 1956) de Fred McLeod Wilcox.
Plus de vingt ans après le film de Robert Wise, Bernard Herrmann aura l’occasion d’utiliser de nouveau cette configuration instrumentale qui repose sur l’emploi de deux theremins (un alto et un ténor) à l’occasion de Sisters (Sœurs de sang, 1972) de Brian de Palma pour traduire, dans une scène mémorable, l’effroi d’un crime à l’arme blanche. Quand à sa conception sonore strictement expérimentale, celle-ci se prolongera magistralement aux côtés d’Alfred Hitchcock à l’occasion de The Birds (Les Oiseaux, 1963), où il supervisera, sans écrire une seule note de musique, les effets électroniques du compositeur allemand Oskar Sala aux commandes d’un autre instrument électronique, le trautonium.

Sœurs de sang (1972)

La plupart des musiques de films de Bernard Herrmann tisse un lien étroit avec l’expérimentation sonore et musicale. De toute évidence, Le Jour où la Terre s’arrêta lui a ouvert dès 1951 les portes d’une nouvelle conception musicale qui exacerbe son goût pour l’expérimentation sonore et exploite naturellement les progrès techniques audio du cinéma. Outre son génie musical qui marque ses meilleures musiques de films, sa personnalité singulière lui a également permis d’imposer des idées novatrices qui ne valent que pour lui seul, exigeant l’intervention du compositeur dès l’écriture du scénario, visant l’autonomie musicale totale et dirigeant même parfois la coordination du travail sonore jusqu’à la phase finale du mixage. Le degré de perfection qu’il a su s’imposer à toutes les phases de son travail lui ont valu de hisser son nom au panthéon des compositeurs qui ont marqué l’histoire de la musique de cinéma.

Philippe Langlois



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(1) Le Theremin est présenté à Paris lors d’un concert conférence le 6 décembre 1927 salle Gaveau et le 8 décembre à l’opéra de Paris. Voici le commentaire d’un journaliste ayant assisté à la séance : “devant un auditoire de savants et de chercheurs des plus connus, [l’instrument] a produit sur le public la plus grande sensation. Les appareils radioélectriques construits par M. Theremin touchent réellement aux limites du merveilleux, ils ne donnent pas seulement la possibilité de faire de la musique par un simple mouvement des mains dans l’espace, […] Il s’agit d’une invention technique de la plus haute importance dont l’avenir peut se comparer à celui de la TSF et du téléphone.”
Marc Battier, Une nouvelle géométrie du son. Le paradoxe de la lutherie électronique in “Les Cahiers de l’IRCAM” n°7, Recherches en musiques “instruments”, Paris, 1995, p. 46.
(2) Voir la bande originale du film, The Day The Earth Stood Still, Bernard Herrmann, CD Fox 07822-11010-2, plage 13.



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