mardi 11 novembre 2008

Psychose

Étude d’un chef-d’œuvre

“Je crois que Bernard Herrmann fut l’un des plus grands compositeurs de cinéma.

C’était surtout un véritable dramaturge :
comparé à tant d’autres qu’on trouve dans le cinéma, c’était un Beethoven”.
Miklós Rózsa

“L’efficacité de Psychose est due pour moitié à la musique”

Alfred Hitchcock

“Hitchcock n’achève un film qu’à 60%. C’est moi qui doit apporter la touche finale pour lui.”

Bernard Herrmann


De 1955 à 1964, Bernard Herrmann composa la musique de sept films pour Alfred Hitchcock. Celle de Psycho (Psychose, 1960) demeure sans doute la plus originale de ses partitions pour le “maître du suspense” et, par-delà même son contexte cinématographique, elle mérite une place de tout premier plan dans le vaste répertoire pour cordes du XXè siècle en tant que pièce de concert.
Avant d’aborder l’étude de cette œuvre insolite, il faut savoir qu’à l’origine, Hitchcock avait songé à n’utiliser aucune musique dans son film, préférant réaliser une bande son à base d’effets sonores et de bruitages. Mais finalement, il renonça à cette idée qu’il reprendra plus tard dans The Birds (Les Oiseaux, 1963), film dont la partition est un des premiers exemples de musique concrète au cinéma. Avant de s’adresser à son collaborateur de longue date, Hitchcock avait même envisagé une partition de jazz, mais fort heureusement ce choix a, lui aussi, été vite abandonné. On notera, toutefois, qu’Herrmann lui-même abordera cet univers musical dans son ultime composition, Taxi Driver (Martin Scorsese,1975).


En ce qui concerne Psychose, et cela dès le début, Herrmann décida de n’utiliser qu’un orchestre à cordes, ce qui, à l’époque, allait contre toutes les pratiques en usage à Hollywood où le langage musical était codifié à l’extrême. À celà, il y avait deux raisons. Tout d’abord, il faut savoir que Psychose a été réalisé dans des conditions plus que modestes car, en fait, le précédent film d’Hitchcock pour la Paramount, Vertigo (Sueurs froides, 1958), avait été un désastre financier et les studios ne se sentaient plus vraiment prêts à investir autant de moyens dans une autre production, d’autant que le scénario n’offrait aucune garantie de réussite. Il s’agissait seulement d’une adaptation d’un roman de gare écrit par un auteur inconnu et dont le sujet même semblait à mille lieues d’une histoire à succès : pas de personnages positifs, pas d’intrigue réelle, pas de ‘happy end’, pas de romance, finalement aucun des archétypes scénaristiques qui ont fait et continuent de faire le bonheur d’une grande part de la production hollywoodienne. Enfin, il faut ajouter que l’idée d’Hitchcock de tourner ce film en noir et blanc ne pouvait que déplaire aux producteurs à une époque où triomphait le Technicolor. Pourtant, le réalisateur parvint à convaincre Paramount de distribuer le film, en l’échange de quoi, il accepta de tourner avec un budget extrêmement réduit et fut dès lors contraint, notamment, à travailler avec l’équipe de la série télé Alfred Hitchcock Presents (Alfred Hitchcock présente, 1955-1962). En ce qui concerne la musique, qui est souvent la cinquième roue du char dans le processus de production d’un film, on imagine aisément quelle part du budget global Herrmann s’est vu attribuer.
Le manque de moyens financiers est donc la raison première de la décision de n’utiliser qu’un orchestre à cordes, au demeurant conséquent ici, puisqu’il ne compta pas moins de 14 violons 1, 12 violons 2, 10 altos, 8 violoncelles, 6 contrebasses, soit 50 musiciens. Mais là où Herrmann a fait preuve d’un génie incroyable, c’est qu’il a transformé cette contrainte en un atout inestimable, donnant quelque part raison à Beethoven qui écrivit dans un de ses carnets de conversation que “la contrainte est stimulante”.


La deuxième raison de ce choix relève donc aussi directement d’une intention artistique : dans
une interview accordée en 1971, Herrmann expliqua qu’il n’avait utilisé que des cordes dans Psychose afin de “donner, en contrepoint à l’image en noir et blanc du film, une musique en noir et blanc”. Mais en prenant cette décision, Herrmann faisait encore davantage : il souhaitait désorienter complètement notre écoute, et il parvint finalement à persuader Hitchcock que les cordes pouvaient aussi avoir une sonorité extrêmement froide et stridente, et n’être pas nécessairement le support expressif traditionnel, sinon conventionnel, d’une scène de romance passionnée. En bon compositeur, Herrmann savait d’ailleurs fort bien de quoi les instruments à cordes sont capables : leur quantité dans un orchestre permet des divisions à l’infini, de façon à créer un tissu harmonique d’autant plus dense qu’ils sont susceptibles de produire des micro-intervalles (tiers et quart de ton notamment). Les instruments à cordes possèdent, par ailleurs, une grande variété de jeux différents (‘sul ponticello’, ‘sul tasto’, ‘con sordino’, ‘pizzicato’, ‘con legno’, sons harmoniques, arpèges, doubles cordes, ‘glissando’, etc.), et peuvent également produire les nuances les plus extrêmes. Ce potentiel des pupitres de cordes est bien connu et exploité depuis longtemps par les plus grands compositeurs. Rimski-Korsakov, le symphoniste et brillant orchestrateur russe de la fin du XIXè siècle, écrivit dans ses “Éléments d’Orchestration” (1913) : “Les instruments à cordes possèdent une infinité de couleurs sonores et ils peuvent passer d’une atmosphère à une autre en un instant”. Tout comme Berlioz avait déjà souligné dans le sien cette polyvalence exceptionnelle du plus grand pupitre de l’orchestre symphonique : “Les instruments à archet, dont la réunion forme ce qu’on appelle assez improprement le quatuor, sont la base, l’élément constitutif de tout orchestre. À eux se trouve dévolue la plus grande puissance expressive, et une incontestable variété de timbres. Les violons surtout peuvent se prêter à une foule de nuances en apparence inconciliables. Ils ont (en masse) la force, la légéreté, la grâce, les accents sombres et joyeux, la rêverie et la passion. Il ne s’agit que de savoir les faire parler. On notera que ce type de remarque pourrait fort bien s’adapter à la photographie en noir et blanc qui est connue pour permettre des gradations infinies et extrêmement contrastées de la lumière.


Pour atteindre cet objectif, Herrmann a donc mis en œuvre toutes les ressources sonores dont sont capables les instruments à cordes, allant même jusqu’à créer des combinaisons de jeux assez surprenantes, telles que des ‘pizzicato tremolo’ et des harmoniques, ou des notes jouées sur le chevalet avec des ‘pizzicato’ sur la touche. Il a également utilisé les instruments dans leurs registres extrêmes afin de faire perdre à l’auditeur ses repères habituels : c’est ainsi que l’on peut entendre un alto solo dans le sur-aigu, tandis que le pupitre de premiers violons est dans le grave. On peut noter également que la totalité de l’œuvre est jouée avec sourdine, à l’exception des scènes de meurtre. Quant à l’harmonie, elle est dominée par la dissonance, l’indétermination tonale, et surtout l’accord de septième qui structure toute la partition et que l’on peut entendre dès les premiers accords du “Prélude” jusqu’au dernier accord du “Finale”, donnant ainsi à l’auditeur le sentiment de malaise et d’inconfort typique de cet accord sans résolution, tout en créant une profonde unité stylistique, très proche de celle du film.
Par ailleurs, cette partition est typique de la manière d’Herrmann dans la mesure où, notamment, on ne trouve aucune mélodie, aucun thème et peu de développement : son écriture est essentiellement basée sur des cellules motrices qu’il transforma en rythme, en harmonie, en timbre, en tempo, en dynamique, en orchestration, et qu’il répéta sans cesse, créant ainsi l’effet d’obsession hypnotique et de folie irrationnelle qui imprègnent tout le film d’Hitchcock. À ce titre, peu de partitions pour le Cinéma ont été aussi “sublimement terrifiantes” et “férocement superbes”.
Du point de vue “archéo-musicologique”, il est important de savoir qu’Herrmann a réutilisé dans cette œuvre de nombreux éléments thématiques qui proviennent de sa Sinfonietta pour orchestre à cordes de 1935 : outre le motif associé au personnage de Norman Bates (Anthony Perkins) et à sa folie, qui était à l’origine un thème développé en variations, et plusieurs cellules mélodiques qui apparaissaient notamment dans le “Scherzo” et le “Finale” de la Sinfonietta, on retrouve dans la musique pour Psychose deux autres éléments empruntés à la partition de 1935 : l’utilisation quasi permanente de la sourdine et un langage harmonique qui oscille sans cesse entre la tonalité et la dissonance. Les deux œuvres sont donc très proches l’une de l’autre. Pourtant, il ne faut pas voir dans ce procédé un manquement à la déontologie, mais tout simplement le témoignage d’une pratique qui remonte à l’époque de Jean Sébastien Bach, lequel avait coutume de réutiliser plusieurs fois le même matériel thématique pour la simple raison qu’il n’avait la plupart du temps qu’une semaine pour écrire toute la musique d’un nouvel office. Aussi, finalement, nous pouvons considérer que la situation du compositeur de cinéma est très proche de celle du maître de chapelle de l’ancien régime : il ne dispose que de quelques semaines et d’un budget limité pour exécuter son contrat. D’ailleurs, n’oublions pas que Bernard Herrmann composa la musique de Psychose en un mois seulement, du 12 janvier au 12 février 1960.
Enfin, il n’est pas inintéressant de savoir qu’en 1975, peu avant sa mort, Herrmann remania sa Sinfonietta à partir de certains matériaux originaux composés pour Psychose : exemple rare d’influence de la musique de film sur la musique de concert qui prouve, une fois de plus, que le compositeur ne faisait pas de distinction de valeur entre ces deux genres, du moins en ce qui concerna sa propre production musicale (1).



La musique du “Prelude”, avec son motif ostinato qui s’apparente à une cellule rythmique très simple, est un des meilleurs exemples de la manière dont Herrmann composait : c’est un des traits dominants et récurrents de ses partitions pour le cinéma. L’exemple le plus frappant se trouve dans l’indicatif de North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959) où le motif principal, sur un rythme de fandango, est répété ad infinitum sans que l’auditeur ne s’en lasse grâce aux seules modifications de l’instrumentation, art pour lequel Herrmann était passé maître. Mais dans Psychose, le problème se posait en d’autres termes en raison de l’absence d’instruments à vent et de percussions : le tour de force d’Herrmann est d’avoir su tirer des cordes une palette aussi riche et inhabituelle de sonorités.
Puis, un second motif apparaît : l’ostinato est momentanément interrompu et remplacé par une figure contrastée en valeur pointée. Enfin, un troisième motif, contraste nettement avec le reste du matériel thématique du “Prelude”. Fred Steiner souligna à juste titre que “c’est le seul motif, dans tout le film, qui s’apparente à un thème mélodique au sens traditionnel du terme. Il introduit un bref instant de lyrisme, en dépit de l’ostinato qui persiste dans le registre grave de l’orchestre, un étrange moment de répit au milieu de cette atmosphère tendue, inquiétante et dominée par une peur inexplicable”. Ce sentiment ne dure cependant pas longtemps, même si le motif réapparaît trois fois dans la séquence générique, car Herrmann l’interrompra brusquement à chaque fois sans jamais lui donner aucun développement.



“The City”. Cette pièce de caractère mélancolique est un autre exemple de la façon dont Herrmann a évité soigneusement d’inclure tout élément mélodique ou même thématique au sens large dans sa musique : il n’a cherché qu’a créer une atmosphère. Dans cet extrait, on entend une série d’accords descendants et ascendants sans aucun effet particulier, si ce n’est l’utilisation très claire d’une tonalité (la bémol mineur avec sixte ajoutée), par opposition à l’indétermination tonale du “Prelude”. Cette musique est associée à la situation sans espoir de Marion (Janet Leigh) : de même qu’elle est dans une impasse dans sa relation avec Sam (John Gavin), la musique semble n’aller nulle part et tourner sur elle-même, revenant sans cesse à son point de départ avec une résignation que traduisent très bien les deux respirations qui ponctuent chacun des mouvements ascendant-descendant et qui résonnent comme des soupirs de lassitude.
À noter qu’on réentend ce motif lorsque Marion arrive dans le motel de Norman Bates, mais cette fois, des dissonances viennent perturber l’ordre harmonique comme pour nous indiquer, ou plutôt nous faire sentir, que le désarroi de Marion et ses petits problèmes personnels ne sont pas le réel motif de la tension qui baigne le film depuis le début : il y a un autre drame qui se prépare, autrement plus sombre. Un drame que la musique de l’indicatif nous a déjà suggéré.



“Temptation”. Ce passage présente une des variations du premier motif qui apparaît ici aux parties intérieures de l’orchestre, ‘sotto voce quasi moto perpetuo’, avec quelques modifications (inversion de la formule, tierce majeure devenue mineure). Les parties extrêmes consistent en une tenue qui évolue par demi-tons conjoints, ce qui produit un effet de tension propre au chromatisme, lequel est soutenu par la dynamique crescendo-decrescendo qui crée un effet de respiration lourde et inquiétante. Ce dessin motivique est associé dans le film à l’argent volé par Marion et, il apparaît de nouveau, lorsqu’elle achète une voiture pour s’enfuir, puis lors de son arrivée au motel Bates au moment où, dans sa chambre, elle jette sur son lit l’enveloppe qui contient les billets dérobés.



Dans le morceau intitulé “The Madhouse”, apparaît un nouveau leitmotiv qui est associé à Norman Bates et à ses relations avec sa mère. Il apparaît tout d’abord aux violoncelles et contrebasses (fa - mi bémol - ré), puis subit plusieurs modifications subtiles dans le développement : on peut ainsi relever des inversions, des mouvements contraires et des changements enharmoniques. Comme l’écrivait Fred Steiner : “Ce morceau est calme, discret, et pourtant il règne dans cette musique qui ne va nulle part, un climat de sourde inquiétude et peu à peu, nous avons l’impression très nette que tout n’est pas aussi normal qu’il y paraît au motel Bates”. On entend à nouveau des éléments de ce motif à plusieurs reprises dans le film : notamment lorsque le détective Arbogast (Martin Balsam) revient pour la deuxième fois au motel dans l’intention d’interroger Madame Bates et, dans la séquence finale, lorsque Norman, devenu définitivement la “mère”, promet qu’il ne ferait “pas de mal à une mouche”. Enfin, c’est sur une ultime citation de ce leitmotiv, entendu à l’unisson des voix graves de l’orchestre, que s’achèvera le film.



La musique pour le morceau intitulé “The Peephole” est utilisée dans la scène où Norman observe Marion à travers la cloison de sa chambre. Elle consiste en un ostinato joué en syncopes dissonantes dans les parties intérieures de l’orchestre et une cellule de deux notes à un intervalle de seconde, joué au début dans le registre grave de l’orchestre, et qui crée la même tension chromatique que dans le motif de la tentation. À la mesure 19, apparaît une soudaine modification à la fois dans le registre (les premiers violons jouent dans le sur-aigu en réponse aux violoncelles et contrebasses ), dans le dessin rythmique (la phrase “mélodique” n’est plus structurée par mesure mais en syncopes, produisant ainsi un effet d’instabilité et d’absence de repère) et dans la dynamique (les crescendos vont jusqu’à la nuance ‘fortissimo’ et non plus seulement ‘piano’ comme au début). Steiner a explicité la signification possible de ce changement : “Ce nouvel effet est inquiétant, presque terrifiant - comme un cri intérieur de colère. Le visage de Norman ne trahit aucune émotion lorsqu’il observe Marion se déshabiller, mais ici la musique suggère discrètement les pensées qui doivent courir dans l’esprit du voyeur”. Cette page de musique démontre l’inventivité d’Herrmann et sa capacité à créer une musique efficace avec un minimum de moyens.



Même s’il parait simple à première vue, l’exemple suivant est l’un des passages les plus originaux de la partition de Psychose puisqu’il s’agît de la scène, désormais mythique, du meurtre de Marion sous la douche. Comme le faisait remarquer encore Fred Steiner : “Qu’y-a-t’il de plus primitif en apparence que ces accords aigus et dissonants répétés en cascade par tout l’orchestre, suivis de violents glissandos ?”. La brutalité de ce passage est accrue par le large espacement des octaves diminuées et des septièmes majeures, et par la stridence du registre très tendus des violons.
Il est intéressant de noter que la musique pour cette scène n’était pas prévue, à l’origine, dans la partition. Alfred Hitchcock avait demandé à Bernard Herrmann de n’écrire aucune musique pour le meurtre car il souhaitait que l’on n’entende que l’écoulement de l’eau dans la douche et les cris de Marion. Mais Hitchcock ne savait pas alors que, sans rien lui dire, Herrmann avait déjà composé quelque chose pour cette scène qui ne dure que 55 secondes. Lorsque le réalisateur vit la scène en question avec la partition du compositeur, il admit aussitôt qu’il avait fait une suggestion inadaptée.
Il est intéressant également de mentionner la confusion qu’a provoquée l’effet des ‘glissandos’. Dans son très intéressant ouvrage “Understanding Movies”, Louis D. Giannetti a commis d’emblée une confusion en interprétant ces ‘glissandos’ comme un bruitage, ce qui le conduisit à faire une analyse erronée des intentions d’Herrmann : “Dans le film Psychose d’Hitchcock, écrit-il, l’effet sonore qui imite les cris aigus et stridents des oiseaux est utilisé dans un but d’associations thématiques d’idées. Un jeune homme timide (Anthony Perkins) est associé aux oiseaux dès sa première apparition dans le film : nous apprenons qu’il emploie ses heures de loisirs à empailler des oiseaux de toutes espèces, et les traits même de son visage rappellent ceux d’un faucon. Plus tard, dans le film, lorsque Marion se fait brutalement poignardée dans sa douche, la bande son associe à une musique stridente des cris d’oiseaux. Le spectateur croit la mère du jeune homme coupable du meurtre, mais les cris d’oiseaux l’associe plus fortement encore à Norman. Un des thèmes récurrents des films d’Hitchcock est le transfert de culpabilité. Dans Psychose, ce transfert est assez complexe : le jeune homme a déterré le cadavre de sa mère et l’a empaillé. Fréquemment, il revêt les effets personnels de la défunte. Alors que l’on croit voir la mère assassiner deux victimes, c’est son fils, ou, plus exactement, son second Moi que l’on voit à l’acte. Le bruitage des oiseaux tel qu’il est inséré dans la bande son du film donne un indice de ce transfert psychologique au spectateur-auditeur attentif”.
Les “cris d’oiseaux” dont parle Giannetti ne sont, bien entendu, rien d’autre que les ‘glissandos’ des violons et rien n’indique que ni Herrmann, ni Hitchcock ait songé à faire une telle association. Toutes intéressantes soient-elles, les observations et les corrélations faites par Giannetti, parcequ’elles sont fondées sur une hypothèse erronée, apparaissent comme peu crédibles. Tout simplement, pourquoi Hitchcock aurait-il voulu dévoiler l’identité du meurtrier et donner dès le début la clef du mystère qui n’ait révélé qu’avec le choc de la révélation finale ? N’oublions pas que, précisément, le réalisateur a développé des trésors d’imagination et d’astuce pour brouiller les pistes et égarer le spectateur, notamment en utilisant plusieurs actrices différentes pour les scènes où apparaît la “mère” (une cascadeuse de grande taille et une femme de petite taille), ainsi que les voix off mixées (deux femmes et un homme qui n’était précisément pas Anthony Perkins). Rien n’indique donc qu’Hitchcock ait voulu nous dire dès le début du film que le meurtrier n’était autre que Norman lui-même au risque de briser toute l’efficacité de son coup de théâtre final. Si les analyses psychanalytiques a posteriori présentent un certain intérêt “ludique”, elles restent le plus souvent sans fondement, sinon incohérentes d’un point de vue purement scénaristique.


Pour apprécier à sa juste valeur cette page de musique assez exceptionnelle, il vaut mieux s’en tenir à une analyse simplement technique : on remarquera tout d’abord l’habileté d’Herrmann dans sa manière d’introduire la musique dans cette scène. On aperçoit une ombre dans le dos de Marion à travers le rideau - et, rétrospectivement, on aurait pu s’attendre à ce que la musique débute à cet instant comme cela se produit souvent. Mais alors, la musique aurait donné un indice qui aurait préparé et affaibli l’effet de surprise et l’horreur absolue de ce meurtre auquel on ne peut pas s’attendre la première fois. Bernard Herrmann a donc fait preuve d’une grande habileté : en choisissant de ne faire entendre la musique qu’au moment où Norman ouvre le rideau de la douche, il a tout simplement choisi le point de vue de Marion. Finalement, lorsque Norman entre, elle tourne le dos à la porte et ne peut pas le voir. Quant à nous, spectateurs, nous pouvons facilement imaginer qu’il s’agit de Norman qui espère tirer profit de cette situation et tout au plus abuser de la jeune femme, surtout après que nous l’ayons vu l’observer se déshabiller. En tout cas, il est fort probable que le spectateur de l’époque n’a pas envisagé un seul instant que l’actrice principale, la vedette, soit massacrée au couteau de cuisine au beau milieu du film : à l’époque, ce sont des choses qui ne se faisaient pas. Il y a donc là un témoignage très éloquent du sens dramatique de Bernard Herrmann qui savait ménager ses effets.
Par ailleurs, il est très important de ne pas envisager cette page de musique d’un point de vue esthétique ou proprement musical. En fait, il ne s’agit ni de musique, ni d’un bruitage imitatif (les oiseaux / les cris que l’on entend par ailleurs). Il s’agit purement et simplement, mais surtout génialement, d’un son qui nous agresse et qui traduit au premier degré la sauvagerie de ce meurtre. Ce passage de la partition fonctionne à un niveau très simple, pas intellectuel, mais juste physique. Ce n’est pas notre jugement esthétique qui est en jeu, mais notre inconscient. Il est toujours important de rappeler que la musique de film a pour but essentiel l’efficacité. Si on voulait parler d’esthétique à ce sujet, il faudrait parler d’une esthétique de l’effet.


Avec le matériau qui est le sien - des notes, des rythmes, des nuances, des timbres, des tonalités - Bernard Herrmann est parvenu à manipuler et à contrôler nos réactions émotionnelles. Dans ce cas précis, c’est très simple : tout d’abord, d’un point de vue instrumental. Pour la première fois depuis le début du film, tous les instruments de l’orchestre jouent sans sourdine, ce qui a pour effet immédiat d’augmenter brutalement l’intensité sonore, alors que nous étions habitués jusque-là à un niveau relativement faible et à une sonorité globalement étouffée. Ensuite, le compositeur a utilisé les instruments dans leur registre extrême et avec une nuance énormément forte : ainsi, autant dire que les violons ne purent sonner que de façon stridente. Le musicien obtint donc davantage un son qu’un timbre. En fait, on est presque dans le domaine du bruit, sauf que le bruit est référencé dans notre esprit, alors que ce que l’on entend au moment du meurtre n’évoque rien du tout. D’un point de vue harmonique, Herrmann a crée ce qu’on appelle des clusters, c’est-à-dire un complexe harmonique qui réunit tous les intervalles d’une gamme : tout le morceau est construit sur un empilement de notes qui ne génèrent pas un accord mais un cluster, or l’absence de toute consonance ou d’intervalle reconnaissable génère naturellement un sentiment de malaise. Enfin, si l’on admet que la musique adopte le point de vue de Marion, on pourra sans peine sentir que les ‘pizzicato sforzando’ de plus en plus espacés à la fin sont un écho des battements du cœur qui s’arrêtent. Une telle analyse ne doit rien à la psychanalyse ou à l’esthétique. Elle est purement physiologique et c’est sans doute pour cela qu’elle démontre l’efficacité extrême de ce passage. Quant aux notes répétées avec obstination au début, elles peuvent être à la fois une figuration rythmique des coups de couteau de Norman, mais aussi une transposition des halètements frénétiques de Marion. L’essentiel réside dans la capacité de la musique à nous affecter profondément, à nous choquer, sans autre finalité psycho-analytique ou symbolique, ce que le musicien a lui-même confirmé dans une interview. À la question “quelle est la signification de cette musique dans la scène du meurtre ?”, Herrmann répondit : “Il n’ y a aucune signification, aucun message. Cette page de musique fonctionne à un niveau purement viscéral : elle exprime pas la terreur, elle est la terreur”. Ce type de remarque est absolument essentiel si l’on veut comprendre ce que doit être la musique de film : à ce niveau là, c’est du grand art, et loin d’estimer sa tache comme ingrate, Herrmann a toujours mis un point d’honneur à servir avec le maximum d’efficacité le drame visuel, même au prix de ce qu’on pourrait appeler la musicalité, car en fait il est presque incongru d’écouter cette musique sans l’image ou de l’interpréter en concert.
Enfin, en bon professionnel du métier, Bernard Herrmann prit soin d’intégrer proprement son travail dans l’ensemble de la bande son. Vous observerez que la musique débute et s’achève avec le bruit du rideau lorsque, au début, Norman l’ouvre, et à la fin, au moment où Marion le déchire en tombant.
Il s’agit donc vraiment d’un des exemples les plus accomplis de partition pour le cinéma dans la mesure où la forme de la musique dérive intrinsèquement de celle du film : elle n’est pas une toile de fond ou un élément décoratif. Elle appartient à la matière même de l’image, au même titre que les bruitages, la lumière ou les décors, et tout cela, avec une extrême économie de moyens.



Le dernier exemple tiré de la partition, le “Finale”, couvre les dernières images du film. Norman Bates, devenu définitivement sa “mère”, fait sa confession au public tandis que la caméra fait un gros plan sur son visage sur lequel apparaît, en superposition, celui, momifiée, de sa défunte mère. Puis, violoncelles et contrebasses font entendre une dernière fois le leitmotiv du jeune homme qui sonne d’une façon étrangement tragique dans ce contexte différent, tandis que la voiture de Marion est retirée de la boue du marécage. L’image s’évanouit lentement sur un accord pesant et dissonant dans le registre grave des cordes qui jouent ‘fortissimo’ : “un accord sans résolution pour une fin sans conclusion” (Christopher Palmer). Un exemple de plus de la manière brillante dont Herrmann savait utiliser les éléments techniques de l’écriture musicale (en l’occurrence l’harmonie), au service de la dramaturgie cinématographique.

Baudime Jam



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(1) À ce jour, un seul enregistrement de cette œuvre (dans sa version de 1975), a été réalisé : c’était en 1992, par l’Orchestre Symphonique de Berlin sous la direction d’Isaiah Jackson, sous le label KOCH International Classics (réf. 3-7152-2H1). La version de 1936 fut éditée par New Music orchestra Series à San Francisco, et l’on ignore si elle fut créée en public à l’époque.

Bibliographie sélective :
Fred Steiner : Herrmann’s Black-and-White Music For Hitchcock’s Psycho, article paru en deux parties dans le “Filmmusic Notebook”, Vol.1 n°1 (Hiver 1974), pp.28-36, et Vol.1 n°2 (Hiver 1974-75), pp. 26-46.
Stephen Rebello : “Alfred Hitchcock and The Making of Psycho”, Dembner Books, 1990.
Graham Donald Bruce : “Bernard Herrmann Film, Music and Narrative”, Umi Research Pr., 1985, pp. 183-213.
Christopher Palmer : livret du CD "Psycho" (Réf. Unicorn-Kanchana UKCD 2021, 1975).


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Supports discographiques


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