samedi 31 octobre 2009

La musique de Bernard Herrmann pour Fahrenheit 451

« Il n’existe pas de compositeur de musique de films.
Il n’existe que des compositeurs »
Bernard Herrmann



Quelques considérations liminaires On associe souvent ces deux films de François Truffaut, Fahrenheit 451 (1966) et La Mariée était en noir (1967). D’abord car l’un comme l’autre semblent trancher avec les références antérieures du cinéaste, notamment le trio amoureux (Jules et Jim, 1961) ou la quête existentielle (Les 400 coups, 1959). Ensuite, parce que Truffaut a (re)visité avec eux le film de genre, conférant aujourd’hui à ces films le qualificatif un peu facile de “film noir”. Enfin, parce que le réalisateur a fait appel à des auteurs et techniciens que l’on retrouve d’un film à l’autre dont le compositeur Bernard Herrmann.
Or, il n’y a guerre de ressemblance entre ces deux titres. Les thèmes en sont radicalement différents, tout comme leur ambiance, leur esthétique, leur atmosphère. C’est oublier aussi que le film de genre, Truffaut l’a déjà visité avec son second long-métrage, Tirez sur le pianiste (1960), un “polar à la française” non exempt de quelques entorses aux codes du film policier, tout comme Fahrenheit 451 et La Mariée était en noir feront, à leur tour, entorse respectivement au film de science-fiction et au film noir.


Par ailleurs, la présence de ces deux titres dans les zones d’ombres de la filmographie de Truffaut est commode tant elle fait oublier qu’il s’agit en réalité de deux films américains produits grâce à une base délocalisée que le studio Universal s’était aménagé à la fin des années soixante en Angleterre, abritée au sein des fameux studios de Pinewood, situés près de l’aéroport de Heathrow, dans la petite ville de Iver Heath, au Nord de Londres. Une stratégie de pénétration du marché européen qui était axée sur la production de films européens, réalisés par des cinéastes connus, mais tournés en anglais (c’est notamment le cas de Fahrenheit 451). Les films étaient ensuite doublés en langue locale, délaissant ainsi la méthode de l’importation directe de productions en provenance des USA. L’avantage de la formule était évident. On peut y voir trois raisons principales : elle évacuait, d’une part, les réticences européennes à l’égard de films qui auraient volontiers fait figure de “produits d’importation” s’ils avaient été entièrement financés et réalisés aux USA ; il permettait, d’autre part, de dégager des marges bénéficiaires importantes en Europe en limitant les frais de distribution ; il donnait la possibilité, enfin, de proposer en distribution aux États-Unis des films en langue anglaise immédiatement exploitables à une époque de pénurie due à la fermeture des studios d’Hollywood et à la concurrence féroce de la télévision.


Durant dix ans, grâce à leur filiale Vineyard Film Ltd., les américains d’Universal, mais aussi ceux de Columbia et de Paramount, ont aidé à réaliser plusieurs centaines de films européens dont plusieurs, français, de Truffaut et de De Broca. Certains détails de l’opération ne manquent pas, à cette occasion, de cocasserie. Ainsi, en 1978, le film Who is Killing The Great Chefs of Europe? (La Grande cuisine), une amusante comédie sur les milieux de la grande cuisine française avec Philippe Noiret, Jean Rochefort et Jean-Pierre Cassel, est mise en scène par… le réalisateur de First Blood (Rambo, 1982), Ted Kotcheff, pour une production Warner totalement francisée ! De même, après La Mariée était en noir, et durant près de onze ans, Truffaut continuera à co-produire ses films avec le soutien des studios américains Artistes Associés, Columbia puis Warner et y trouvera, comme le souligne non sans laconisme Laurence Alfonsi en 2000 “une liberté enviable” (1). Si l’on applique les critères usuels de nationalité d’un film (pays d’implantation du siège social de la société de production), Fahrenheit 451 est un film américain… au même titre que Marius de Pagnol, produit en 1931 par Paramount, et réalisé par le cinéaste américain Alexander Korda.


Ces bizarreries économiques mises à part, la récurrence des références anglo-saxones, qu’elles soient littéraires (Bradbury pour le roman original) ou musicales (Bernard Herrmann pour la partition) peuvent en partie expliquer que ces deux films de François Truffaut restent aussi parmi les plus méconnus du cinéaste, car trop éloignés de la traditionnelle culture d’inspiration francophone de l’ancien critique des “Cahiers du cinéma”. La presse française n’a d’ailleurs jamais franchement fait l’éloge des films de la période “américaine” de Truffaut et La Nuit américaine, pourtant vainqueur de l’Oscar 1973 du meilleur film étranger et classé parmi les 50 meilleures recettes de la même année aux USA, n’a pas bénéficié d’un meilleur sort. Il n’en est pas moins vrai que La Mariée était en noir et Fahrenheit 451 renvoient à un univers truffaldien cohérent par rapport à la production antérieure du cinéaste. L’étude de ces films n’en est donc que des plus pertinentes.

La preparation du film Le contexte de création de ce Fahrenheit 451 est un peu particulier. En Grande-Bretagne, Bernard Herrmann s’est installé volontairement à Londres durant l’année 1966, après quelques déboires conjugaux (un divorce, puis un second mariage avec la cousine de sa première épouse (2)) mais aussi quelques déceptions professionnelles avec un milieu hollywoodien qui lorgne de plus en plus vers des bandes originales “pop” et dont la fameuse “affaire” de la partition rejetée du film d’Hitchcock, Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966) qui se conclut par la fin brutale de sa collaboration avec le cinéaste d’origine britannique, restera l’exemple le plus mémorable.


En France, on assiste à une période durant laquelle François Truffaut connaît, de même, quelques revers de fortune. Le réalisateur dirige depuis 1961, rue Robert Estienne, sa propre maison de production, “Les Films du Carrosse”, en hommage à Jean Renoir. Comme chez ce dernier, l’esprit “famille” est privilégié, et les tournages en province prennent régulièrement l’atmosphère “colonies de vacances”. On retrouve chez Truffaut une équipe d’amis plutôt que de simples collaborateurs allant de l’assistante Suzanne Schiffman au directeur photo Raoul Coutard puis à Nestor Almendros, en passant par l’acteur principal Jean-Pierre Léaud, le producteur Marcel Berbert, la scripte Christine Pellé, les monteurs Claudine Bouché, Agnès Guillemot et Yann Dedet, et enfin le compositeur Georges Delerue.
Cependant, nombreuses sont les critiques à s’être abattues sur la dernière production de Truffaut La Peau douce (1964) : le premier grief semble être le retour du cinéaste à des sujets plus traditionnels (le trio classique de l’adultère en milieu bourgeois) caractérisant le cinéma de la Qualité Française tant décrié par l’ancien pamphlétaire d’”Arts”. Bref, le film est un échec commercial. Truffaut évacue sa déception en pensant déjà à son prochain tournage, qu’il veut ambitieux. Hanté par Hitchcock, cinéaste sur lequel il prépare un livre d’entretiens (dont la première édition sort en 1967), Truffaut compte faire travailler Herrmann sur une adaptation à l’écran d’une nouvelle de Ray Bradbury (parue aux États-Unis en 1953 et que le producteur Raoul Lévy avait fait connaître au réalisateur lors d’un repas chez Melville, un soir d’août 1960. Après que Truffaut ait acheter les droits d’adaptation dès le printemps 1962, une vingtaine d’acteurs et douze producteurs seront contactés, quatre scénarios seront rédigés par des scénaristes différents, mais sans Ray Bradbury qui refusera de participer à l’aventure. Ce n’est qu’à l’été 1965 que le producteur new-yorkais Lewis Allen parviendra à monter le projet sous forme de production anglaise abritée par la filiale d’Universal, Vineyard Film Ltd. C’est aussi à la même époque qu’Allen aura l’idée de faire jouer les rôles de Linda et de Clarisse par une seule et même actrice : Julie Christie. Truffaut en sera enthousiaste :

« Employer Julie Christie pour jouer à la fois Linda et Clarisse, lui écrit Truffaut dans une lettre, me donne enfin l’occasion de résoudre cet éternel problème du rôle ingrat et du rôle prestigieux, de montrer les deux aspects d’une même femme et aussi de prouver visuellement que pour la plupart des hommes, leur femme et leur maîtresse, c’est la même chose » (3)


À ce stade de la préparation du projet, la première rupture avec son compositeur fétiche Georges Delerue est déjà consommée. Le musicien témoignera plus tard de cette séparation :

« Fahrenheit 451, Truffaut m’en avait au départ longuement parlé, mais finalement j’étais un peu embêté car il ne me disait plus rien et je ne savais plus où il en était. Je lui ai adressé une lettre pour l’informer que j’allais être pris par d’autres projets et pour lui demander s’il avait toujours l’intention de travailler avec moi sur ce film. En réponse, François m’a écrit une lettre charmante et gênée. Il n’osait pas me dire qu’il avait rencontré à Londres Bernard Herrmann pour lequel il avait une grande admiration, et ce depuis longtemps, à cause des films d’Hitchcock. Il me disait qu’il n’avait pu résister au désir de travailler avec lui, et qu’il espérait que je ne lui en veuille pas. Je trouve cela tout à fait normal. Ensuite il a travaillé avec Herrmann sur La mariée était en noir. Je pense qu’il a peut-être eu peur de renouer avec moi. Toujours est-il que je ne l’ai pas retrouvé avant Les Deux anglaises et le Continent (1971) » (4)


Rôle et caractère de la musique Le rôle dévolu au son est particulièrement intéressant. Fahrenheit 451 est une véritable réussite au niveau sonore (5), bien avant la révolution du Dolby stéréo. C’est un film réalisé entièrement en son mono. Il s’agit d’un parti pris esthétique évident de la part de François Truffaut. Le cinéaste, même s’il s’inspire de genres existants, les contourne et s’en nourrit. Nathalie Raut-Sieuzac souligne notamment « la minceur en volume des ambiances liées au décor », concluant à une inscription du film « contre les clichés au niveau du son véhiculés dans les productions de science-fiction de l’époque ». (6)


Fahrenheit 451 n’est pas un film comportant beaucoup de dialogues, ce qui n’est pas le cas de la musique, au contraire très présente puisque l’on en compte pas moins de cinquante minutes enregistrées, ainsi que la reprise de nombreux thèmes dans le montage.
À l’instar de nombreuses autres musiques d’Herrmann, la partition de Fahrenheit 451 comporte peu de lignes mélodiques, mais se compose d’une succession de thèmes rythmiques interprétés par un ensemble de cordes auxquels sont adjoints quelques instruments à percussion (xylophone, carillon). La deuxième moitié du prélude en est une excellente illustration, puisqu’il s’agit d’un scherzo au rythme saccadé, basé sur un motif comprenant une succession de triolets. Il ne s’agit pas en cela d’une musique traditionnelle pour un film de science-fiction. Genre pour lequel Bernard Herrmann avait déjà travaillé peu de temps auparavant sur la fameuse série Twilight Zone (La Quatrième dimension 1959-1964) aux côtés de Leonard Rosenman, Marius Constant, Jerry Goldsmith, Franz Waxman, ainsi que d’autres compositeurs moins connus comme Lucien Moraweck, René Garriguenc, Leith Stevens et Nathan Van Cleave. Pour Fahrenheit 451, Bernard Herrmann a reçu donc des consignes très précises de la part de Truffaut. Pour ce dernier, la musique devait avant tout faciliter le passage de l’écrit vers l’écran, sans accentuer outre mesure la caractère futuriste du film :

« Les choses de science-fiction sont très difficiles à réaliser et risquent souvent d’être ridicules. À un moment, Bradbury écrit : « La ville bourdonnait », eh bien, c’est très difficile de faire bourdonner une ville. J’ai voulu éviter tout dépaysement systématique. C’est pourquoi j’ai demandé à Bernard Herrmann une musique dramatique de type traditionnel sans aucun caractère futuriste. » (7)


Le thème du générique Le générique est assez particulier, puisqu’il s’agit d’un générique parlé accompagné de musique. Truffaut s’inscrit dans la lignée des cinéastes ayant expérimenté cette forme d’ouverture, après Orson Welles – The Magnificent Amberson (La Splendeur des Amberson, 1946) et Jean-Luc Godard (Le Mépris, 1963).
La séquence de générique débute avec le logo du studio Universal tandis que la partition commence à installer une ambiance calme, aérienne, soutenue par une musique cristalline, rythmée par les seuls accords de cordes que relayent quelques arpèges de harpes. L’orchestration est assez similaire au thème “Aquarium“, l’un des morceaux composant le fameux Carnaval des Animaux composé pour un orchestre de musique de chambre en 1886 par Camille Saint-Saëns. Le compositeur et musicologue Miguel d’Oliveira remarque d’ailleurs l’influence qu’eut cette œuvre sur d’autres partitions d’Herrmann comme Psycho (Psychose Alfred Hitchcock, 196), film dans lequel il remarque l’usage des glissandos aux tonalités identiques à celle d’autres thèmes composés par Saint-Saëns pour Le Carnaval des Animaux). (8)

Figure 1 : thème “Aquarium”, Camille Saint-Saëns,
Carnaval des Animaux (1886)

Cette ressemblance dans l’orchestration n’est finalement pas si étonnante lorsque l’on sait que Bernard Herrmann, vers la fin de sa carrière de compositeur de musique de film, a donné un nouvel élan à son activité de chef d’orchestre pour des nombreux enregistrements de musique néo-classique et impressionniste en particulier. Il paraît évident que des hybridations réciproques ont pu faire jour de la conjugaison simultanée de ces deux activités de directeur d’orchestre et de compositeur.
Enfin, les habitués des musiques d’Herrmann ne manqueront pas de souligner également les similitudes qu’entretient le thème du générique de Fahrenheit 451 avec un autre générique que le compositeur avait écrit quelques années plus tôt pour le film de science-fiction de Robert Wise The Day The Earth Stood Still (Le Jour où la terre s’arrêta, 1951).


Une partition violente Hormis le calme apparent du générique, le caractère général de la partition composée pour ce film est son caractère violent. Un scherzo, dont le motif de base est une succession de quintuple croches, accompagne les sorties du camion des pompiers lors des expéditions punitives à l’encontre des possesseurs de livres.

Figure 2 : extrait du motif de base des pompiers

Un élément permet de penser que le rôle de la musique a consisté à faire ressortir la violence intérieure du personnage principal, le pompier Montag, interprété par Oskar Werner. Nous savons que dès le début du tournage, à Londres, les points de vue divergent sur ce personnage, entre l’acteur qui l’interprète et Truffaut. Werner souhaitait incarner un héros plus déterminé, tandis que le cinéaste y voyait “un homme faible, renfermé, timide, d’une violence tout intérieure, un introverti”. Si Werner cèdera en endossant le rôle écrit par Truffaut, le réalisateur donnera en revanche, au montage, un contrepoids au renfermement de Montag par le biais de la musique. L’apparente timidité de l’acteur contraste avec la couleur et le caractère de la musique, de façon à faire ressortir cette violence intérieure du pompier Montag. Cette violence est atténuée par la douceur de Clarisse et aux morceaux violents alternent les passages plus lyriques comme le thème de la valse lente, qui rappelle les thèmes nostalgiques qu’Herrmann savait aussi composer lorsque la dramaturgie d’un film le demandait.


Enfin, la violence de la partition contraste aussi avec de nombreux personnages dont on retrouve des traits de caractère similaires aux films d’Hitchcock : à la fois attirants et repoussants. Les antagonistes des films du maître du suspense sont souvent aussi attachants que les protagonistes. De même, dans Fahrenheit 451, le personnage du capitaine, incarné par Cyril Cuzak, est empreint d’une certaine sensibilité lorsque l’on considère sa sympathie pour Montag. Son rapport aux livres paraît même ambigu à l’instar de la scène qui précède l’incendie de la bibliothèque cachée dans la maison de la vieille dame. Le rôle incarné par Montag, durant la moitié du film, est lui aussi ambigu. Truffaut témoigne de cette difficulté :

« Quand le scénario présentait des difficultés de construction, nous nous disions : « C’est une histoire de la Résistance, Montag fait partie de la Gestapo, Clarisse est dans la clandestinité. » De cette façon, nous cherchions à progresser tout en évitant que Fahrenheit puisse se prêter à une utilisation politique ou ressembler à un film de gauche américain. Avec Montag, je montre pour la première fois un « héros positif », mais je ne voulais pas non plus qu’il ait l’air d’un héros de cinéma américain » (9)


Un rythme trépidant La seconde caractéristique qui se dégage de cette partition est son caractère angoissant, provoqué par la couleur instrumentale (petit ensemble), le phrasé particulier des instruments à cordes (glissandos, pizzicatos, staccatos), mais aussi le tempo.
Le tempo 6/8, adopté dans la seconde partie du motif de Montag (3’10) confère une instabilité au thème, et de ce fait une ambivalence dans la relation qu’entretiennent musique et images. Ce caractère trépidant est par ailleurs assez désagréable sur la durée du film, et installe un certain inconfort chez le spectateur, inconfort qui ne s’évacuera que dans le dernier tiers du récit, lorsque Montag parviendra à rejoindre le pays des hommes-livres.


Conclusion Fahrenheit 451 n’est pas une partition très originale sur le plan formel. Elle est même plutôt basique dans sa durée, sa forme et son usage à l’écran. Son originalité vient de la façon dont elle suggère une autre interprétation du discours narratif, différente de l’interprétation basée sur l’image seule, laquelle est volontairement lacunaire (notamment les visages des acteurs sur lesquels le spectateur a du mal à identifier les émotions). C’est donc une partition qui apporte globalement sur la durée du film un identifiant émotionnel par rapport au monde glacial - et sans émotions - dans lequel l’action est sensée se dérouler. Il n’en reste pas moins vrai que l’alliance des ambiances, des dialogues et de la musique est une véritable réussite au niveau sonore et inscrit Fahrenheit 451 dans la lignée des films post-synchronisés qui ont tenté l’expérimentation de nouveaux procédés au milieu des années 60, alors que la télévision innovait sans cesse, invitant malgré lui le cinéma à une profonde remise en question des codes usuels du son et de la musique pour résister à cette concurrence.

Frédéric Gimello-Mesplomb
Maître de conférences, Université de Metz,
filière Études cinématographiques et audiovisuelles




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(1) Laurence Alfonsi, "L’aventure américaine de l’œuvre de François Truffaut" Paris : L’harmattan, 2001, page 68.
(2) Cf. Music from the movies: Bernard Herrmann, documentaire de Joshua Waletzky (1992).
(3) François Truffaut, Correspondance, lettres recueillies par Gilles Jacob et Claude de Givray, Flammarion, 1988.
(4) Interview de Georges Delerue par les membres de l’AGD (Association Georges Delerue), Soundtrack n° 27.
(5) Nathalie Raut-Sieuzac, "Image et Son dans Fahrenheit 451", cine-studies, printemps 2004.
(6) Nathalie Raut-Sieuzac , op. cit.
(7) Interview de François Truffaut par Pierre Billard, Christiane Collange et Claude Veillot. L’Express, n° 883, 20-26 mai 1968.
(8) Miguel d’Oliveira, Psycho : a brief analysis on the score approach, note de recherche, 2003
(9) Interview de François Truffaut par Pierre Billard, Christiane Collange et Claude Veillot. "L’Express" n° 883, 20-26 mai 1968.

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samedi 4 juillet 2009

Herrmann vu par… Luc Van de Ven

Bernard Herrmann n’est pas mon compositeur favori et ce n’est pas lui qui m’a amené à la musique de film il y a bientôt 45 ans… Mais il reste incontournable dans le cinéma américain. Un style très personnel, une approche particulière adaptée au film (s’il trouve qu’un film n’a pas besoin d’un grand orchestre, il écrit pour seulement quelques musiciens)…
Je n’ai pas de partitions préférées, mais j’aime surtout Marnie, Vertigo, North by Northwest, Three Worlds of Gulliver, plutôt que ses partitions “intimes” genre The Ghost and Mrs Muir. Les goûts et les couleurs…


Luc Van de Ven
Prometheus Records / Soundtrack

La Mort aux Trousses

Un fandango orchestral et kaléidoscopique

Cinquième collaboration entre Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock, North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959), est aussi leur unique film pour la Metro-Goldwyn-Mayer. Spécialisé dans la comédie musicale, le studio va tenter à plusieurs reprises d’utiliser ce genre pour cette histoire d’espionnage. C’est ainsi qu’Alfred Hitchcock refuse Cyd Charisse, une des grandes stars des comédies musicales de la M-G-M, et impose Eva Marie Saint pour le rôle d’Eve Kendall. Les pressions des dirigeants du studio se renouvellent évidemment dans le choix de la musique (ceux-ci allant jusqu’à proposer une chanson à succès de Sammy Cohn : “The Man on Lincoln’s Nose”, annonçant ainsi la poursuite finale sur le Mont Rushmore). Pourtant, si Bernard Herrmann refuse de composer une ‘city music’ façon Gershwin pour le générique - le ton de l’ouverture d’An American in Paris (Un Américain à Paris Vincente Minnelli, 1951) reste une référence -, on retrouve néanmoins à plusieurs reprises, dans les musiques de source, des thèmes tirés des films Metro, évitant peut-être par là à Hitchcock, producteur du film, de payer des droits.


Ainsi c’est une version caf’conc’ de “Take Me Out to The Ball Game” (chanson qui avait donné son titre à une comédie musicale de Busby Berkeley avec Gene Kelly et Frank Sinatra en 1948), que nous entendons au moment où Roger Thornhill (Cary Grant) entre pour la première fois au Plaza Hotel de New York ; “Fashion Show” du compositeur André Prévin (musicien sous contrat à la M.G.M.) sert de musique d’ambiance dans le wagon-restaurant avant d’entendre le thème d’amour dont nous parlerons plus loin ; enfin Thornhill siffle “Singin’ in the Rain” dans la salle de bain de l’hôtel d’Eve Kendall. Si le choix de cette dernière chanson paraît évident puisque Thornhill est censé prendre une douche, celui de la musique du Plaza est plus subtil. C’est en effet au bar de cet hôtel qu’il va être pris pour un dénommé Kaplan et kidnappé par deux espions : le titre de la chanson, pouvant se traduire par : “Mets moi dans le jeu”, devient une demande inconsciente du héros au cinéaste pour que l’intrigue commence. Enfin, “Fashion Show”(littéralement “Défilé de mannequins”) est à l’image des deux protagonistes de cette séquence : Thornhill se présente sous le nom de Jack Philips, chef de vente d’une firme électronique ; Eve Kendall, elle, ne change pas son identité mais déclare faire du dessin industriel. Mannequins manipulés par la C.I.A., ils jouent le jeu de la représentation et de la séduction, le temps - pensent-ils - d’une seule représentation. Les top model font croire que les vêtements qu’ils portent leur appartiennent, ici il s’agit d’identité. C’est seulement dans ces deux séquences que la musique est en situation bien que les sources sonores (orchestre, magnétophone…) ne soient jamais représentées à l’écran et que personne ne semble y prêter attention. Ce ne sont que des musiques d’ambiance mais leur choix, si l’on accepte ces interprétations, n’est pas innocent.


Si la plupart des films et les romans d’espionnage ont une intrigue complexe, celle de La Mort aux trousses semble simple (les explications du ‘‘Professeur’’ à l’aéroport sont d’ailleurs d’une limpidité déconcertante). Pourtant, la fluidité de l’intrigue aux multiples rebondissements pourrait nous empêcher d’admirer un scénario extrêmement travaillé. Il en est de même pour la musique. Gaie et entraînante, du moins les leitmotiv du générique, leur nombre et les variations de chacune, comme souvent chez Herrmann, cachent une grande complexité.


La Mort aux trousses raconte un jeu du chat et de la souris, les protagonistes s’échangeant plusieurs fois les rôles : l’intrigue commence par une filature et se termine sur une poursuite. C’est également et surtout un film sur la duplicité où chaque personnage (Thornhill, les tueurs qui forment une entité, Vandamm, Eve Kendall) joue un double jeu ou est pris pour un autre. Pour cela, Bernard Herrmann compose un thème qui accompagne les séquences de poursuites et, pour chacun des personnages, deux musiques qui tantôt sont exposées successivement (Thornhill et les espions, personnages sur lesquels ne plane aucune ambiguïté), tantôt sont jouées seules selon les situations (Vandamm, Eve Kendall).


Le thème des poursuites repose sur un ostinato en doubles croches à 2/4 (avec accent sur chaque temps). La mélodie bouge peu, ou sinon en zigzag, à l’image des personnages qui courent dans tous les sens. La première exposition de ce thème a lieu dans la gare de Chicago (la police recherche l’assassin de l’ONU), alternant avec le thème de Thornhill dont nous parlerons plus loin. La reprise de ce leitmotiv est plus importante dans la séquence de la vente aux enchères à Chicago puis, peu après, dans celle de l’aéroport où il devient une musique de déplacement. Ainsi Thornhill quitte la salle de bain de la chambre d’Eve pour la retrouver en compagnie de Vandamm (James Mason) à l’hôtel des ventes ; peu après, il tente d’échapper aux tueurs qui gardent les entrées de la salle. Le thème s’arrête alors sur une note jouée à la clarinette, soulignant ainsi l’idée que vient d’avoir Thornhill : semer la zizanie dans les enchères. Enfin, il est emmené par les policiers puis conduit par le “Professeur” (en fait un des patrons de la C.I.A.) sur l’aérodrome.


Les variations mélodiques et instrumentales sont ici assez subtiles, notamment lorsque Thornhill, soulagé d’échapper aux tueurs, est arrêté par deux policiers : le thème joué sans répétition des notes apparaît plus léger grâce à l’utilisation des bois. Dans la séquence suivante, interprété par les cuivres, il devient ampoulé et fatigué à l’image de Thornhill qui demande à s’asseoir et du “Professeur” qui avoue avoir passé l’âge de ce genre d’aventures. Le thème se termine encore une fois sur une note tenue mais dissonante cette fois, au regard de l’harmonie du thème : qui est cet homme ? Thornhill lui dira plus tard : “Je n’ai pas saisi votre nom”. Ni lui, ni le spectateur n’obtiendront de réponse. La note tenue est comme une cadence (et une question) non résolue.
Le thème est repris une dernière fois quand Thornhill s’enfuit de l’hôpital. Cette fois, il essaye d’échapper au “Professeur” et, pour accompagner son évasion discrète, le thème est exposé par les cordes en ‘pizzicati’ puis en ‘tremolo’ quand il s’aperçoit que la porte est fermée à clé (que faire ?). La musique s’interrompera lorsque Thornhill réveillera la patiente peu farouche de la chambre voisine.


Le thème du double apparaît dans un fandango en deux parties dès le générique, avant que Roger Thornhill ne soit pris pour un dénommé Kaplan. Celui-là ne perd jamais son humour (le même que dans les comédies de Frank Capra et d’Howard Hawks interprétées justement par Cary Grant) ; celui-ci est un homme continuellement en fuite. Les deux thèmes ont le même tempo mais chacun deux battues différentes (le fandango, danse d’origine hispanique, alterne le 6/8 et le 3/4). Remarquons qu’elles peuvent se confondre (comme justement ce personnage pris pour un autre) puisque la première est la division en deux temps d’un rythme ternaire et que la seconde est la division en trois temps d’un rythme binaire. Le premier thème est celui de la fuite de Kaplan (même si nous tremblons pour Thornhill, ce dernier est en cavale à cause de ce double qui n’existe pas) alors que le second représente Thornhill et l’humour qui le quitte rarement. C’est quand les deux personnages ne font plus qu’un (Kaplan, le poursuivi conserve l’humour et le flegme de Thornill) que les deux thèmes musicaux sont entendus successivement : le générique, la poursuite en voiture sur la corniche et la fin du film sur le Mont Rushmore. En revanche, ils sont entendus séparément selon la situation qu’ils illustrent.


À propos du générique, Bernard Herrmann donne des clés qui annoncent la suite : “un fandango orchestral et kaléidoscopique qui donne le coup d’envoi de la déroute qui va suivre” (1). Ce sont en effet des plans de citadins pressés, descendant des escaliers, marchant en masse sur les trottoirs, sortant des ascenseurs (Cary Grant en tête), qui ouvrent le film, prélude aux poursuites qui jalonnent le film. Chacun connaissant la firme du lion, l’emblème de la Metro-Goldwyn-Mayer, Bernard Herrmann y intègre la musique aux rugissements, créant ainsi un sentiment de menace. Le générique se termine sur la rituelle apparition d’Alfred Hitchcock. Il manque son bus, se retirant ainsi de la déroute, sans doute pour mieux en tirer les ficelles.
Bernard Herrmann reprend ici le procédé utilisé pour Citizen Kane (Citizen Kane Orson Welles, 1940). Dans l’ouverture de ce dernier film (le domaine de Xanadu et la mort de Kane), deux thèmes y étaient exposés, représentant chacun une facette de la personnalité du milliardaire (le pouvoir et Rosebud) et ainsi donnaient déjà la signification des derniers mots de Kane. Deux thèmes joués successivement accompagnent également la séquence où Thornhill, soûlé au whisky par Leonard et ses deux acolytes, roule à tombeau ouvert en pleine nuit sur une route de montagne. Dans cette séquence Kaplan doit mourir en voiture mais c’est Thornhill, ivre mort qui provoque la jubilation du spectateur. A la musique s’adjoint une bande son particulièrement riche : klaxons, crissements de pneus, carambolages de voitures, sirène de police ; cette dernière s’arrête d’ailleurs ‘smorzando’ à l’instar de la musique (et des voitures) en ‘deccelerando’.


Enfin, c’est pendant la poursuite sur le Mont Rushmore que les deux thèmes sont repris. C’est Thornhill qui sauve sa peau (et celle d’Eve) alors que les tueurs essayent de tuer Kaplan. C’est, après l’épisode de la Nationale 41, le second morceau de bravoure du film. Ces deux séquences sont traitées en opposition. Après un paysage sans relief, filmé sous le soleil, et où n’évolue qu’un seul personnage qui ne fait qu’attendre sur le bord de la route (tout au moins au début), Hitchcock met en scène une poursuite nocturne en haut d’une montagne où surgissent sans cesse des tueurs. Après une séquence dépourvue de musique, Herrmann propose une suite ininterrompue de thèmes nouveaux et anciens en effectuant un montage sonore synchrone avec celui de l’image.


La musique commence avec l’introduction du fandango du générique au moment où Eve, échappant à Vandamm, claque la portière de la voiture, marquant ainsi le début de l’ultime poursuite. Ce sont ensuite la grandeur du monument filmé en plan d’ensemble mais aussi l’abîme qui l’entoure, qui sont soulignés chaque fois par deux accords majestueux aux cuivres. Herrmann y ajoute les deux thèmes du générique, celui des espions ainsi qu’un nouveau motif, gai et reposant, à l’opposé des autres, pendant les brefs dialogues entre Eve et Roger.
C’est avec la lutte entre Roger et le tueur puis dans la succession de gros plans (les mains agrippées au rocher, les doigts noués d’Eve et de Roger, le pied de Léonard, la statuette cassée…) que l’harmonie entre la musique et les images est le plus probant. Le suspense est entretenu par une note jouée successivement sur cinq octaves, du grave à l’aigu, puis par une montée chromatique. Herrmann renoue ici avec la grande tradition hollywoodienne, à savoir la poursuite et le duel final couverts par une musique qui rythme l’action. Cette forme d’écriture s’est d’ailleurs fortement systématisée aujourd’hui.


Le thème de la fuite de Kaplan, seul, est entendu deux fois : juste après l’assassinat à l’O.N.U. et l’explosion de l’avion sur la Nationale 41. Dans la première séquence, le coup de couteau, la fuite du meurtrier et la chute de Towsend sont soulignés par une série de deux notes aux cuivres, reprises en écho par les bois. Ensuite, des ‘tremolos’ aux cordes, en montée chromatique, accompagnent la surprise des témoins du meurtre et le suspense, puisque Thornhill est pris pour l’assassin. Le thème commence alors que celui-ci quitte le champ à droite pour être réduit au plan suivant à l’infiniment petit, filmé en plongée verticale du haut du building.


L’explosion de l’avion qui clôt l’épisode de la Nationale 41 arrive après une très longue séquence qui, sans être silencieuse, est non seulement quasiment dépourvue de dialogues (l’homme qui attend le car n’est pas ce que l’on pourrait appeler un bavard) mais surtout de musique. Bernard Herrmann déclarait à ce propos : “Si vous êtes peintre, rien ne vous empêche d’utiliser le blanc et là, le son est blanc” (2). En effet, si cette séquence est si célèbre, c’est pour ce qui s’y passe mais aussi pour la manière dont elle est mise en scène. Dans ces entretiens avec François Truffaut, Hitchcock a déclaré qu’il souhaitait tourné le dos aux clichés montrant un homme aux abois ayant un rendez-vous mystérieux (ruelle déserte la nuit…). Herrmann agit de même en ne couvrant pas cet épisode de musique. Le suspense est ménagé par les silences et les bruits (voitures, avion), équivalents sonores de l’immensité du décor voulue par le cinéaste.


À la fin de la séquence de la Nationale 41, la fuite de Thornhill est filmée cette fois horizontalement mais, à l’instar de celle de l’O.N.U., la bande-son permet à Hitchcock une ellipse et ainsi de relancer le récit dans un autre lieu. Dans le premier cas, la musique qui a commencé avec le meurtre aux Nations Unies à New York se termine sur un gros plan d’une plaque de la C.I.A. reflétant le Capitole de Washington ; dans le second, une clarinette reprend en écho la dernière phrase du thème et nous retrouvons la camionnette volée après l’explosion de l’avion, abandonnée dans une rue de Chicago : la musique nous fait comprendre que Thornhill reprend peu à peu son souffle et elle termine cet épisode sur un plan de coupe, transportant l’action de la “Nationale 41” à Chicago ; la musique devient un complément de la ponctuation du récit. Ces deux interventions musicales, assez brèves, d’une part relancent la poursuite du héros (il vient encore d’échapper à la mort) et d’autre part permettent de passer d’un lieu à un autre (plus précisément vers le nord puis le nord-ouest). Thornhill échappant aux policiers dans le wagon-restaurant, c’est ce même thème qui est repris mais cette fois c’est le tête-à-tête (autre séquence forte) et la romance qui sont interrompus. Le thème de la poursuite est d’ailleurs ponctué par des sifflets de trains, véritables signaux d’alarme pour Thornhill.


Le thème de Thornhill intervient toujours après une réflexion ou une situation comique. Ainsi dans la propriété de Towsend en présence des policiers, Mme Thornhill dit à son fils, confondu devant les faux témoins : “Roger… paye tout de suite l’amende…” ; puis dans la chambre de Kaplan au Plaza Hotel : “J’aurais pourtant aimé rencontrer ces tueurs”. Ces deux répliques ont pourtant une chute dramatique puisque dans les deux cas les tueurs en question apparaissent comme pour couper court à l’humour verbal et musical. Chez le diplomate, la caméra panoramique vers le jardinier qui n’est autre que le futur lanceur de couteau de l’O.N.U., n’ayant pour l’instant qu’un sécateur à la main. Au Plaza, une succession d’octaves en montée chromatique suggérant la tension qui monte, commence avec l’arrivée des tueurs dans l’ascenseur. Le suspense, accentué par ce motif musical s’arrête brusquement quand Mme Thornhill, confrontée aux espions dans l’ascenseur, leur demande : “Alors Messieurs, vous essayez réellement de tuer mon grand garçon ?”. La musique ici commence et finit avec les réflexions de la mère de Thornhill. Le thème est repris une dernière fois pour accompagner la séquence de la gare de Chicago où le contrôleur de train, en caleçon, compte les billets que Thornhill lui a donnés en échange de son costume. L’humour est renforcé ici par l’emploi des trompettes avec sourdines.

Le thème du double se retrouve également dans la présentation des espions : ces personnages apparemment biens élevés sont prêts à tuer froidement quiconque se trouve sur leur chemin. Ainsi la séquence du kidnapping de Thornhill est accompagnée de deux motifs différents. Le premier souligne le suspense provoqué par l’irruption des deux tueurs. Peu mélodique (une descente chromatique sur quatre notes), lent, grave et sur un rythme binaire, le motif commence alors qu’un des hommes ordonne à Thornhill d’avancer. L’intrigue commence et avec elle la première musique du film (hormis celle du générique).
Le second motif a une mélodie plus sinueuse, plus longue et sur un rythme plus rapide en ternaire. Quasi labyrinthique, il illustre les plans des deux tueurs encadrant Thornhill dans la voiture : où l’emmènent-ils ? Ces deux motifs, ou parfois seulement le second, interviennent lors des tentatives de kidnapping ou d’élimination (la filature vers l’O.N.U., l’arrivée à la cafétéria du Mont Rushmore, “l’enlèvement” d’Eve par avion), voire comme une réminiscence d’une séquence précédente : Thornhill retourne chez Towsend avec sa mère et son avocat le lendemain de son kidnapping ; tout ou presque est comme la veille, même la musique.
Vandamm est un espion (et par conséquent joue un double jeu) et “possède” deux maisons. Dans la première - en fait la propriété de Towsend - Thornhill, pris pour Kaplan est introduit de force et une menace de mort suggérée par un motif lent et bref (trois notes) plane sur lui quand il se retrouve seul dans le salon. Le danger se précise quand il est jeté ivre mort au volant d’une voiture sur une route de montagne. Le motif est alors repris sur un tempo quadruplé.


À la fin du film, c’est Thornhill qui pénètre de lui-même dans la véritable maison de Vandamm, située près du Mont Rushmore. La musique est développée longuement et couvre la quasi totalité de cette séquence depuis l’arrivée de Thornhill jusqu’au départ vers l’avion. Elle souligne le suspense par l’emploi des cordes et des bois joués ‘piano’ et ne s’arrête que lorsque nous entendons les dialogues importants entre Vandamm et son complice Léonard, puis avec Eve. Plus que des variations, c’est un développement qui évolue en suivant l’action (arrivée et repérages des lieux, lancement des pièces contre la fenêtre, montée dans la chambre et enfin découverte de Thornhill par la femme de ménage), soutenu par la rythmique du fandango. Cependant, contrairement à l’intrigue qui se dénoue (les derniers masques tombent), la musique, jouée ‘piano’, tourne sur elle-même et bouge peu, à l’image de Thornhill, témoin de tout mais obligé de rester cacher et de se taire.



C’est le rôle d’Eve Kendall qui reste le plus longtemps équivoque. Le spectateur apprend son double jeu bien avant Tornhill et ce, grâce aussi à la musique qui accompagne la séquence des cabines téléphoniques dans la gare de Chicago. En effet un motif chromatique joué par deux clarinettes et deux trompettes soutenues par une timbale et un vibraphone, complète ce que nous suggère le travelling de la caméra qui relie Eve à Léonard (Martin Landau). Le chromatisme des vents, ascendant et descendant, interroge le spectateur mais le trouble est mis en évidence par la note répétée au vibraphone. Les vents jouent à la tierce (les clarinettes et les trompettes alternent) et c’est le double jeu d’Eve qui est ici montré par cette alternance des instruments et leurs mouvements parallèles ; la pédale jouée par la timbale ne serait là que pour souligner l’unique ligne de conduite de l’héroïne malgré les dissonances avec les chromatismes. L’impact de la musique est d’autant plus fort que la séquence est dépourvue de dialogues. Ce motif est entendu chaque fois qu’Eve est obligée de mentir, soit à Roger dans l’hôtel de Chicago (“Tu dois être capable de faire souffrir à en crever”), soit à Vandamm dans sa maison près du Mont Rushmore alors qu’elle feint d’aller chercher ses boucles d’oreilles, soit enfin aux deux, à l’hôtel des ventes. L’absence de variations à chaque exposition de ce motif déroute le spectateur en le privant de repères. Le rôle d’Eve Kendall reste ainsi le plus longtemps caché car le motif est joué de la même manière en présence de chacun des deux amants de l’héroïne.


Pourtant le véritable thème d’Eve Kendall est le thème d’amour du film. Steven C. Smith, biographe de Bernard Herrmann, lui donne le nom de romance. Cette forme musicale est, selon la définition d’André Hodeir, “un chant d’amour, au caractère particulièrement sentimental. Elle se distingue (…) par l’absence de tout élément dramatique et tragique et, sur le plan musical, par la prépondérance absolue de la mélodie” (3). Cette romance composée pour White Witch Doctor (La Sorcière blanche Henry Hathaway, 1953) - sous le titre de “Nocturne” mais avec les mêmes instruments, l’ostinato aux cordes excepté - est l’un des plus beaux thèmes d’amour de Bernard Herrmann car loin des ‘crescendos’ romantiques de Vertigo (Sueurs froides,1958) ou plus tard de Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964) : il apparaît beaucoup plus serein et, à l’image des amants, moins torturé.
Entendue d’abord lors de leur première rencontre dans le wagon-restaurant, la romance accompagne le jeu de séduction d’Eve. Le dialogue musical joué par un hautbois et une clarinette est soutenu par un ostinato aux cordes qui rappelle le bruit régulier du train en marche. Roger Thornhill pense tout haut : “Je réfléchis… je suis certain d’avoir compris” et le duo d’amour commence alors que le train lance un signal. La musique se termine ‘decrescendo’ avec l’arrêt du train provoqué par l’arrivée des policiers. La romance est reprise plus longuement quand Eve et Roger s’embrassent dans le compartiment.
Demain est un autre jour et déjà - malgré la définition d’André Hodeir excluant “tout élément dramatique et tragique” - la romance s’assombrit. Ainsi le lendemain de leur rencontre, alors que Thornhill, déguisé en contrôleur, déclare à Eve : “Tu es la plus futée des femmes avec qui j’ai partagé un wagon-lit”, le thème revient brièvement comme une réponse tacite d’Eve, pour se terminer sur un intervalle de quinte diminuée inexistant dans la mélodie originale. Cet intervalle marque une dissonance, non seulement dans la ligne mélodique mais aussi dans la relation du couple. Eve tourne la tête et provoque ainsi un panoramique latéral de la caméra vers Vandamm et Leonard qui suivent le couple sur le quai. C’est grâce à cette dissonance et ce mouvement de caméra qu’Alfred Hitchcock et Bernard Herrmann font comprendre au spectateur, et non à Thornhill, qu’Eve Kendall connaît les espions.


La romance est reprise tout à la fin du film, précédée d’un ‘glissando’ de harpe (ainsi se terminent musicalement les contes de fées : le prince retrouve sa princesse). Alors que le spectateur pense qu’Eve est toujours suspendue dans le vide du Mont Rushmore, Thornhill rejoue la scène dans un wagon-lit et la soulève vers la couchette tel un chevalier emportant sa promise vers son royaume. Par ailleurs, Eve étant partagée entre son amour pour Thornhill et sa mission, Herrmann ajoute à la romance une citation musicale qui souligne son choix. Ainsi dans le hall de la gare, Roger lui demande : “Où te retrouverai-je ?”. Le thème, exposé brièvement, se termine en énonçant le début du thème de Madeleine de Sueurs froides. Dans le précédent film de Hitchcock, cette musique n’intervient plus après la mort de Madeleine. Judy Barton (le vrai nom du personnage joué par Kim Novak) pensait, comme Eve, ne plus jamais revoir son amant. Cette même utilisation des deux thèmes se retrouve à deux reprises lorsque Roger revoit Eve dans sa chambre d’hôtel à Chicago : soulagée de le voir revenu d’entre les morts, elle l’enlace alors qu’il reste de marbre, partagé entre son amour et sa colère ; peu après, elle lui dit que c’était une aventure sans lendemain et qu’il doit partir sur le champ. Bernard Herrmann se permet ainsi une auto citation qui fonctionne ici par référence à un précédent film. Autant dire que le clin d’œil passe inaperçu et qu’il reste surtout un plaisir pour le compositeur.
Avec le thème d’amour qui parcourt le film, la cohérence entre la partition d’Herrmann et le propos d’Hitchcock est mise en évidence. Si deux thèmes sont liés au personnage joué par Cary Grant, ils épousent tous les deux le même rythme - celui du fandango - car il n’y a qu’un seul Roger Thornhill ; en revanche les deux musiques pour Eve (agent double) sont, elles, très différentes. Il faut attendre l’arrivée du “Professeur” pour élucider le rôle des personnages, mais la partition d’Herrmann ne trompait personne. Cela dit, encore une fois, le spectateur ne peut absolument pas faire attention à ces indications musicales (4). Enfin, seuls les amants ont un thème (et même deux) propre à leur personnage ; les autres musiques en revanche, font référence à un groupe (les tueurs), à un lieu (la maison de Vandamm) ou à une action (la filature).


Les conséquences du tournage de La Mort aux trousses dans les studios de la Metro-Goldwyn-Mayer sur la partition musicale sont multiples : musiques empruntées, mais aussi importance de l’orchestre employé. Herrmann, habitué aux grandes formations, si l’on se réfère à la cantate de The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956) dont il avait gonflé l’orchestre original déjà conséquent, a su utiliser les ressources de ce studio spécialisé dans les films musicaux en jouant de tous les pupitres, notamment dans le générique et dans le final, véritable coda d’une partition fort riche. Reste le jardin secret d’Herrmann (il a composé plusieurs musiques de chambre) : la romance qui n’utilise que deux bois et un petit effectif de cordes. C’est un rare moment de répit face au formidable “fandango orchestral et kaléidoscopique”.


Jean-Pierre Eugène



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(1) Steven C. Smith, “A Hearth at Fire’s Center, The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley, p. 228.
(2) Steven C. Smith, op. cité, p.228.
(3) André Hodeir, “Les formes de la musique”, Que sais-je ?, PUF 1984, p.95.
(4) Cette remarque vaut entre autres pour la musique de Citizen Kane déjà évoqué. C’est en analysant attentivement les thèmes (ce qu’on ne peut faire quand on est seulement spectateur d’un film qui se déroule en continu) qu’on comprend que la musique entendue sur les images du chalet dans la boule de verre et de la luge abandonnée dans la neige nous dévoile dès le début ce que signifie Rosebud.

vendredi 27 mars 2009

Sueurs Froides

L’incandescence Herrmannienne

“Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre.
Et ce rouge représente la passion. Je le vois arriver, graduellement,
par toutes les transitions du rouge et du rose, à l’incandescence de la fournaise.
Il semblerait difficile, impossible même, d’arriver à quelque chose de plus ardent.”

“Lettre à Wagner”, Baudelaire.

Vertigo (Sueurs froides, 1958) se situe en plein âge d’or de la collaboration Alfred Hitchcock - Bernard Herrmann et entre deux productions de grands studios : la Warner Bros. pour The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957) et la M-G-M pour North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959). le compositeur avait déjà signés auparavant deux autres musiques pour le maître du suspense : The Trouble With Harry (Mais... qui a tué Harry ?, 1955) et The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956). Peu après Le Faux coupable, Herrmann s’était intéressé aux possibilités créatrices que lui offrait la télévision, dès 1956. C’est ainsi qu’il signa la musique de The Ethan Allen Story (1957), le thème et le score d’un épisode de la série-western Have Gun, Will Travel (1957), les motifs d’ouverture et de fermeture de la série télévisée documentaire Landmark (1958) et eût même le temps de signer la partition de A Hatful of Rain (Une Poignée de neige Fred Zinnemann, 1957), ainsi que celle de Williamsburg, a Story of a Patriot (George Seaton, 1957), avant d’attaquer la création d’une de ses plus belles musiques de film, Sueurs froides.


En 1957, Hitchcock était loin de penser que Bernard Herrmann deviendrait le compositeur le plus représentatif de son œuvre. Rien ne présageait une entente “artistique” aussi forte entre les deux hommes. Le réalisateur, bien qu’ayant collaboré déjà avec onze compositeurs différents à Hollywood, était toutefois plus attiré par les effets sonores que par la musique de film. Ses fameuses ‘dubbing notes’ (notes de sonorisations) ne l’incluaient d’ailleurs jamais !


C’est Herrmann qui fit découvrir à ce cinéaste la véritable importance de la musique dans le processus de création d’un film. Et il a fallu attendre Sueurs froides, leur quatrième collaboration, pour qu’Hitchcock prenne véritablement conscience de l’impact émotionnel que provoquait la musique sur les spectateurs. Paradoxalement, la fascination du réalisateur pour le compositeur de génie fit place à un sentiment de défiance entre les deux hommes, ce qui occasionna une séparation inéluctable quelques années plus tard. Hitchcock connaissait donc peu la musique et ne donnait, par conséquence, que peu d’instructions à ses musiciens ; ce qui, par ailleurs, laissait un large champ d’expérimentation et de création pour chacun de ses compositeurs. Herrmann fut le premier à le comprendre et saisit cette occasion pour assouvir ses désirs de créateur. Le projet Sueurs froides lui semblait un terrain de création propice à l’expérimentation et il profita comme il se doit de cette liberté qui lui était offerte. Une histoire de dédoublement de personnalité, de maladie mystérieuse, et surtout d’amour fou : un scénario idéal pour élaborer une partition ambitieuse. De plus, travaillant pour la Paramount, un studio connu pour la liberté relative laissée aux créateurs, le projet d’Herrmann pouvait se permettre d’être de taille, même si, contrairement à la plupart des autres compositeurs américains, le musicien était rarement soumis à la tyrannie des producteurs. Ici, plus qu’ailleurs, il ne craignait donc pas d’écrire une partition en marge de la production musicale hollywoodienne habituelle. La musique allait donc bénéficiée indirectement de l’appui des studios. Ainsi, une fois de plus, le compositeur échappa à l’ostracisme concernant le travail de composition de musique de film, alors encore en vogue dans les maisons de productions. Cependant, un seul élément allait contrarier le moral du musicien : l’impossibilité de diriger sa propre partition. Le pouvoir des syndicats était tel qu’on ne pouvait permettre à un compositeur de cumuler plusieurs statuts. Herrmann, qui adorait la direction et l’orchestration, fut donc déçu.

La Ronde de l'Aube (1958)

La partition de Sueurs froides fut écrite entre le 3 janvier et le 19 février 1958, deux semaines après la fin du tournage divisé lui-même en deux parties : les extérieurs, dans un premier temps, tournés à San Francisco, Lincoln Park, Grant Avenue, Watsonville, du 30 septembre au 15 octobre 1957, puis le tournage en studio, dans un deuxième temps, du 16 octobre au 19 décembre 1957. Au mois de janvier, sortait sur les écrans américains The Tarnished Angels (La Ronde de l’Aube Douglas Sirk, 1958), mélodrame existenciel souligné par une partition très sentimentale et sirupeuse de Frank Skinner, illustrant l’ambiguïté des sentiments que partagent un homme avec l’épouse d’un ami. Il n’est pas interdit de penser qu’Herrmann avait pu voir ce film au moment où il écrivait Sueurs froides, et que cette partition avait pu jouer un certain rôle dans son appréhension du thème romantique. Fin février, Herrmann était enfin prêt pour rendre sa copie. Il ne restait plus qu’à finaliser le travail d’orchestration et à trouver un nouveau directeur musical, digne de ce nom, susceptible de donner toute sa force et son talent à cette partition extrêmement complexe et dense, créée pour un grand orchestre symphonique.

Muir Mathieson

C’est le compositeur d’origine écossaise Muir Mathieson qui fut chargé de diriger la musique à Los Angeles. Ce brillant musicien (né la même année que Bernard Herrmann et signe du destin, décédé lui aussi en 1975), fut le plus prolifique chef d’orchestre du cinéma britannique. On lui doit la direction musicale de The Night of The Demon (Rendez-vous avec la Peur Jacques Tourneur, 1957), sur une partition de Clifton Parker pour qui il travailla une quarantaine de fois. Il œuvra sur pratiquement tous les plus grands films classiques anglais entre 1939 et 1950 et collabora avec une pléthore de compositeurs : Miklós Rósza - onze fois, dont The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad Michael Powell, 1940) - George Auric, Nino Rota, John Addison, Joseph Kosma, Bronislau Kaper, Herbert Stothart, Victor Young... Lorsqu’il s’attaqua à la direction de Sueurs froides début 1958, il venait d’orchestrer la musique écrite par Douglas Gamley pour le mélodrame Another Time, Another Place (Je pleure, mon amour Lewis Allen, 1958) dont le thème partage quelques points communs avec celui d’Hitchcock (le personnage principal est obsédé par la mort de l’être aimé). Mais le syndicat des musiciens AFM décida de faire grève contre les Majors en février 1958 (The 1958 musician’s guild strike picture), empêchant la musique d’être enregistrée à Hollywood. L’équipe s’installa donc à Londres dans l’espoir d’y travailler sereinement. Mais un jour et demi après le début de l’enregistrement avec le London Symphony Orchestra - celui que Bernard Herrmann dirigeait de mains de maître deux ans plus tôt pour L’Homme qui en savait trop, mais aussi celui que Muir Mathieson avait dirigé de nombreuses fois en Angleterre - les musiciens refusèrent de jouer, par solidarité pour leurs confrères américains ! L’équipe fut donc forcée de déménager à Vienne pour enregistrer, avec le Vienna Orchestra, la suite de la partition. Les formats d’enregistrements furent donc multiples : à Londres, sur trois pistes stéréo, avec un résultat de très bonne qualité, et à Vienne, avec un son seulement enregistré en mono.

L’Homme qui en savait trop (1956)

Muir Mathieson pu remplir son contrat haut la main. Il faut dire que tous les atouts étaient de son côté : parfaite connaissance du London Symphonic Orchestra, grande faculté d’adaptation dû à la grande variété de ses commanditaires durant sa carrière, excellente maîtrise de la musique symphonique (il orchestra des musiques de Sibelius, Beethoven, Rimski-Korsakov, Purcell, Prokofiev, Berlioz...). Son travail reçut beaucoup d’éloges dans la profession. Pour beaucoup, il s’agit là d’une des meilleures interprétations jamais faites pour une musique de film. Si le travail de compositeur de cinéma avait été reconnu depuis peu grâce à l’école Korngold, celui de chef d’orchestre était encore trop souvent sous-estimé. Il est certain aujourd’hui que cette mystérieuse sensation qui émane de la musique de Sueurs froides n’aurait probablement pas existée sans le concours de Mathieson. Quant à la création musicale de Bernard Herrmann, elle est considérée, encore aujourd’hui, comme l’une des plus belles musiques jamais composée pour le grand écran. Le film fut nommé pour l’Oscar de la meilleure direction artistique, et pour le meilleur son, mais la musique fut, à l’époque, injustement oubliée.

Dès le générique de Sueurs froides, la musique est, tour à tour, passionnelle, romantique et fantastique. Ce petit film onorique signé Saul Bass, le plus célèbre des créateurs de génériques, est constitué de gros plans, d’images psychédéliques et de spirales qui rappellent les rotoreliefs de Marcel Duchamp et les animations de Fischinger. Il annonce tous les thèmes du film : schizophrénie, dédoublement, vertige. L’intensité dramatique du thème musical va en crescendo et accompagne chacune des inventions formelles. Apparaît d’abord à l’écran, le visage de Kim Novak sur lequel se déplace la caméra en insert.


Dès le début du générique, le compositeur donne une définition tragique (cuivres) et enivrante (violons) du vertige. Inspirée par l’intrigue du film dans lequel une femme tente de revivre la vie d’une jeune
disparue, la suite de la partition évolue dans une atmosphère fantastique et mystérieuse grâce à l’utilisation de la harpe, du triangle et du vibraphone. Mais l’intrusion brutale des cuivres vient perturber cette harmonieuse mélodie, insérant un esprit tragique au sein même d’un thème proche de la félicité. La véhémence du thème musical coïncide avec l’apothéose formelle du générique. S’ensuit, par deux fois, une accélération du motif, accompagné d’une touche fantastique grâce à l’utilisation malicieuse de la harpe, l’un des instruments les plus souvent utilisés dans le film. Le générique de Saul Bass revient progressivement à sa forme originelle (l’œil de Kim Novak), tandis que la musique reprend son thème principal. En plus de la présentation successive des thèmes developpés dans le film, la musique se charge de déifier les acteurs. Les noms de ‘James Stewart’ et de ‘Kim Novak’ apparaissent à l’écran, soutenus par des accords tragiques. Ainsi, les interprètes sont déjà intégrés au processus émotionnel du film. Accompagné par des cuivres emphatiques, la musique participe à cette grande entreprise de mythification, typiquement “hitchcockienne” : le nom du cinéaste fait une apparition magistrale très éloquente grâce à cette parfaite synchronisation entre image et son. Pour une génération de cinéphile, Bernard Herrmann donna ici un sens à une notion qui faisait déjà “fureur” sur le vieux continent : la politique des auteurs.


Le premier plan du film renoue avec le caractère onirique du générique. Une ligne noire horizontale divise l’écran en deux. Cette ligne mystérieuse, dans un premier temps, assure la transition formelle entre le monde des idées (le générique de Saul Bass) et le “monde sensible” (le récit d’Hitchcock), pour reprendre la formule de Platon. Elle prend un nouveau sens dans un contexte plus réaliste : une main vient soudainement l’agripper. Il s’agit d’un simple barreau d’échelle ! Herrmann apporte une dimension tragique à ce jeu de montage basé sur des similitudes géométriques : le son d’un basson, qui clôt le générique du film, semble se substituer à l’image d’ouverture de la scène de poursuite sur les toits (*). On ne sait d’ailleurs pas si cette note signale la fin du générique ou si elle marque le début de la scène suivante. D’ailleurs, la plupart des enregistrements discographiques préfèrent coupler les deux thèmes pour les fondrent en un seul et unique morceau. Cette ligne noire horizontale qui partage l’écran en deux trouve une équivalence sonore dans la tonalité grave de cet instrument dont l’interprétation est volontairement monocorde et continue. Cette transition tonale permettra d’annoncer le thème suivant, la poursuite (“The Rooftop”), et l’on passe ainsi du ‘moderato’ à l’ allegro’.

(*) Les incursions très brèves du basson, des timbales et de l’orgue dans la partition de Sueurs froides font à la fois office de références et d’indices, et peuvent être interprétées comme le troisième œil du récit, l’équivalent du chœur d’une tragédie grecque. Elles savent prendre la distance idéale avec l’histoire, dans un semblant de musique de circonstance que cache la diégèse, et indiquent souvent une épreuve à venir pour le personnage principal. Ces brèves intrusions qui jalonnent le récit se font passés souvent pour des thèmes de transitions et ont un caractère discursif. Elles sont le regard interrogateur et froid du démiurge face à son œuvre.


Un autre paramètre, autre que l’image, viendra modifier notre perception “musicale” du récit : la présence du son diégétique (bande-son liée au réel). Ces sons prennent progressivement le pas sur les “prétentions” oniriques et fantastiques de la musique. Le simple son des corps humains qui se heurtent à l’échelle métallique contrarie la sensualité dominante qu’illustrait le générique. On est loin de la dramaturgie traditionnelle des films d’intrigues où le corps est l’outil par excellence de la sensualité. Les sons diégétiques font leurs apparitions à deux reprises : la réplique “Your Hand !” du policier, les coups de feu et le son des mains agrippant l’échelle ont été précautionneusement pensés et écrits par Hitchcock dans ses notes de sonorisation (‘dubbing notes’). On peut être frappé par le caractère minimaliste des sons diégétiques de cette première scène qui s’explique en partie par le fait qu’Herrmann ne voulait pas d’effets sonores sur sa musique. Selon Robert Harris et James Katz, “le compositeur devenait fou si vous rajoutiez des effets”. Herrmann devait sans doute penser que ces effets étaient susceptibles de nuire à sa musique. Ou peut-être a-t-il eu en souvenir cette malheureuse expérience vécue par Hugo Friedhofer pour Lifeboat (1940) du même réalisateur, qui vit sa partition parasitée par le bruit continu de la sirène d’un bateau. On peut penser que pour Sueurs froides, plus que pour d’autres films, le minimalisme du son diégétique accentue le caractère irréel de la quête de Scottie Ferguson et que la profusion sonore qui émane de la partition musicale symphonique d’Herrmann va tout à fait dans le sens de la quête illusoire menée par un personnage que le réel ne satisfait pas. Dans cette scène d’ouverture, James Stewart, qui incarne un policier, court après un bandit sur les toits. La sensation de bourdonnement permanent traduit par les trémolos des violons, ponctué au départ par des sons métalliques de l’échelle, sans écho ni résonance, crée un sentiment d’oppression, d’étouffement continu. Grâce à un jeu savant du montage et de la musique, Scottie semble fuir son double alors qu’il poursuit donc un gangster sur les toits.


Tous les plans d’ensemble offrèrent à Bernard Herrmann l’occasion de prendre ses distances avec les évènements du récit, tandis que les plans subjectifs et les gros plans ne cessèrent de le rappeler à l’ordre. C’est aussi très fréquent pour les courts plans qui servent d’intermédiaires entre deux séquences où l’on voit la ville en panorama, le jour ou la nuit. Ici, Scottie se retrouve accidentellement suspendu à la gouttière, au dessus du vide. Pour renforcer l’identification, Herrmann mit en scène les contrechamps (plan sur Scottie) et les plans subjectifs du protagoniste (vue de la rue, en plongée). Chaque groupe de plans est illustré par un motif qui lui appartient, ce qui permet une identification immédiate au personnage. La vue subjective de la rue est liée au thème de l’acrophobie représenté musicalement par un accord dissonant avec glissandi de harpe et les plans sur le visage effrayé de Scottie sont illustrés par un “négatif” du motif précédent, à l’aide de cuivres et de violons. Cette alternance répétée entre deux motifs produit un effet d’identification très violent. Elle sera d’ailleurs un des fils conducteurs du compositeur tout au long du récit, ce qui ne va pas sans rappeler l’obsessionnel montage “binaire” du film, mais aussi la récurrence du thème de la dualité (dédoublement, schizophrénie). Lors de la chute du collègue de Scottie, la tonalité est très grave : le thème est associé à la pathologie du détective et reviendra de manière régulière dans les scènes de vertige. Les graves et les basses illustrent le caractère morbide du drame, thème annonciateur pour le personnage. Cette impressionnante séquence d’ouverture se ponctue par de puissants roulements de timbales.


Les premiers dialogues du film marquent la naissance d’une nouvelle ère sonore : mélange de voix parlées, celle de Midge (Barbara Bel Geddes) et de Scottie (James Stewart), et de musique, celle de Mozart, ponctués par quelques klaxons d’automobiles à peine audibles. La scène se déroule dans un appartement. Les klaxons et le trafic urbain se substituent ensuite à la tranquillité inspirée par Mozart qui, selon Midge, a des vertus thérapeutiques. Mais Scottie n’est pas de cet avis : “Ta musique, tu crois pas qu’elle est un peu...” lui avoue-t-il, agacé. La volonté d’Herrmann de ne pas interagir dans le récit est fondamentale, car tous les éléments de la dramaturgie sont déjà réunis : d’un côté, les références innocentes de Midge en matière de musique (la musique n’est vertueuse que si elle sert à quelque chose de concret), et de l’autre, le pragmatisme et les obsessions de Scottie qui préfère affronter sa pathologie en la bravant héroïquement (il grimpe sur un escabeau). L’ex-détective, comme s’il succombait à l’appel incessant du bruit envoûtant de la ville (paradoxe hitchcockien), décide d’explorer sa pathologie en recréant une situation “en laboratoire” près d’une fenêtre qui donne sur une rue. À l’aide d’un simple escabeau, il invoque progressivement le mal étrange qui vit en lui et le fait ressurgir pour l’extraire définitivement. Dans cette scène, qui s’apparente à une véritable séance d’exorcisme en appartement, la combinaison des plans frappe par sa rigueur mathématique. L’aspect crescendo/descrecendo ne va pas sans rappeler le rythme de la partition musicale du générique. Le suspense de la scène est inhérent à l’action, tout comme le rythme qui est naturellement lié à cette dernière. Herrmann choisit le bon moment pour “frapper” lorsque Scottie, tout en haut de l’escabeau, arrive enfin à recréer sa crise de vertige après avoir fixé du regard le bas de la rue. Le thème musical de l’acrophobie, déjà présent dans le prologue, apparaît une seconde fois. Cette scène passe par plusieurs strates sonores : nous avons d’abord la musique de Mozart relayée par le son du trafic urbain qui augmente progressivement tandis que Scottie monte l’escabeau avec une certaine prudence, et enfin le coup de grâce final qui revient à Bernard Herrmann. Les symptômes de la pathologie sont évoqués subtilement par le compositeur : les cuivres, violents et continus, se mêlent au son des klaxons des voitures. L’inquiétante sonorité de l’orgue se superpose aux instruments à vents, basson et clarinette, qui apportaient déjà leur lot de fatalité et de résignation.
Les valeurs de plans sont progressives. Le climax se situe dans trois plans accompagnés par un thème qui se démarque à juste titre de la tranquillité absolue traduite auparavant par un Mozart soi-disant rassurant. On est passé d’une série de plans subjectifs sur Scottie à deux plans sans aucune incidence angulaire. Cela permet de mettre l’accent sur son angoisse et de renforcer l’identification.


De plus, la subjectivité ayant disparu, aucun lien ne semble le rattacher à Midge, ce qui génère une plus grande impression d’insécurité. C’est sur ce plan de cet échec transcendé par la musique d’Herrmann que la scène se termine : Scottie vient de chuter, réceptionné par son amie Midge. La musique disparaît. Herrmann a pris soin de ne pas cautionner la crise avant son apparition, réflexe anti-hollywodien par excellence. Il prend ainsi “l’auditeur” par surprise en traduisant la fulgurance des sentiments vécus par Scottie.


Lorsque les thèmes musicaux se suivent les uns après les autres, le récit peut être parasité car encore trop imprégné par la force du thème précédent. On appelle ce phénomène, la rémanence. Mais dans le cas contraire, la musique semble naître au cœur même du processus diégétique. Ici, après cinq minutes d’absence musicale, ce sont les éléments de la diégèse qui semblent être le seul garant de la nouvelle élégie sonore. Ainsi, avec l’apparition du thème très romantique, Madeleine (Kim Novak) semble être le résultat d’une alchimie “sémiotique” inhérente au contexte narratif. Elle fait corps avec la musique. Madeleine est une entité magnifiée par une musique dont les émanations lui donne corps. Inscrit dans cette nouvelle réalité, Madeleine peut enfin susciter de l’émotion, pour ne pas dire du désir. Le thème d’Herrmann semble ne faire qu’un avec le personnage interprété par Kim Novak. Aucune distance, aucun discours, n’est traduit par celui-ci. La musique, ici, n’a pas la prétention de juger ou de défendre. Elle “est” Madeleine. Cette musique concourt à édifier l’objet de désir absolu. Le thème s’intensifie d’ailleurs lorsque Madeleine se rapproche de Scottie (plan profil). Les différentes valeurs de plans trouvent leur équivalence musicale au cœur même de la partition d’Herrmann : les valeurs narratives sont harmonieuses, elles convergent toutes vers le même degré d’intensité : c’est le “climax”. Cette éloge de la sensualité est exagérée par les cordes dans une partition qui met à la fois en avant la cause et l’effet : l’apparition de Madeleine et les sentiments éprouvés par Scottie.


Dans sa musique, Herrmann, tente de cerner comment Scottie, encore aveuglé par l’émotion, tente d’exécuter au mieux sa simple “besogne” : suivre Madeleine. La séquence de la filature est, pour le compositeur, une confrontation, toute en progression, entre le désir et la loi. La traduction musicale des sentiments complexes éprouvés par le détective passe par deux groupes d’instruments : les vents et les cordes. Les instruments à vents évoquent la rigueur et la raison, tandis que les violons traduisent le sentiment d’un désir obsessionnel qui habite le personnage. L’intrigue est donc parasitée en quelque sorte par des instruments à cordes qui restituent scrupuleusement l’état de désir permanent de Scottie. Ce mélange de violons (la tentation) et de bois (le rappel à l’ordre) donnent une couleur mystérieuse à l’intrigue. Dans l’orchestration, les violons retraduisent le ressassement - l’attirance - tandis que les bois appellent à la discipline - la mission. La rigueur de ces derniers et la volupté des cordes s’affrontent. Parfois, les violons reprennent le motif très ordonné des bois et les vents se travestissent dans un motif musical précédemment identifié par les cordes. Ce caractère interchangeable des deux groupes retraduit la confusion des sentiments qu’éprouve Scottie. Le sentiment amoureux tente de prendre le dessus sur la raison, puis c’est la raison qui reprendra l’ascendant sur le désir. Cette alternance apporte une complexité psychologique au récit. Nous sommes au-delà du cinéma de genre. Lorsque les deux groupes d’instruments se confondent en un seul et même motif, le conflit intérieur du pauvre Scottie est à son apogée.


À l’instant où le détective ouvre une porte et aperçoit Madeleine chez le fleuriste, le thème musical de celle-ci réapparaît immédiatement. Cette symbiose entre musique et personnage sépare d’autant plus Scottie de son “objet du désir”, que celui-ci (le personnage incarné par James Stewart) n’est pas
identifié par un thème. Seul l’accomplissement de sa quête pourra lui apporter le titre prestigieux de “protagoniste”, dans le sens wagnérien du terme. Le thème-identifiant de Madeleine minimise toutefois l’éventuelle psychologie du personnage féminin en la réduisant au seul objet fantasmatique du film, effaçant pour le coup contours et reliefs psychologiques. Herrmann fabriqua du mythe et chassa le réel. Ce thème musical qui paraît ne faire qu’un avec Madeleine ne serait encore une fois qu’une traduction subjective du regard que Scottie porte sur elle. Herrmann se voudrait alors assez fidèle au montage du film qui donne une grande part à la subjectivité de Scottie et qui se traduit par un découpage binaire (regardant/regardé, champ/contrechamp), principe utilisé par des cinéastes comme Roberto Rossellini et Michelangelo Antonioni et adapté ici par Hitchcock dans une vision beaucoup plus “psychanalytique” : ce n’est plus le monde qui est observé, mais son double dans le monde. Le montage binaire chez Hitchcock est la traduction cinématographique du phénomène de “cristallisation amoureuse”. Le spectateur voit Madeleine à travers les yeux de Scottie. La première partie du film serait donc la restitution d’un monde fantasmé où tout passe par une partition subjective. Et la deuxième partie, la réalité telle que Scottie se refuse à croire (partition objective).


Lorsque l’on écoute la partition musicale de Sueurs froides, on est frappé par la variété des compositions et des rythmes, et à la fois par la cohérence de l’œuvre. De nombreux thèmes jalonnent le film comme celui de la Habañera (danse d’origine espagnole dont le tempo est utilisé dans le Carmen de Bizet) : un thème repris plusieurs fois, avec de nombreuses variations, et qui est associé au spectre de Carlotta Valdez, personnage qui hante Madeleine. Ce motif réapparaît pour la première fois à la vingt-cinquième minute du film, lorsque cette dernière est au musée, face au portrait de “la morte” : le vibraphone, la harpe et les cordes prédominent avant que la flûte s’absente lorsque apparaît Madeleine, en subjectif, et réapparaisse lorsque le chignon en forme de spirale de celle-ci soit vu en gros plan. Ce thème de Carlotta subira d’autres variations dans la deuxième scène du portrait avec une alternance entre un motif violent, où les cuivres prédominent, et un motif plus mélodieux, où les cordes pincées et les violons prennent le dessus.


Quant au “Love Theme”, élégie à l’amour, à la vie, à la mort, l’un des plus beau track de Sueurs froides, il est construit d’après un motif de Tristan et Ysolde, célèbre opéra de Richard Wagner. Comme dans le film d’Alfred Hitchcock, la musique du compositeur allemand souligne l’impossibilité de l’étreinte et de l’union. Même si l’on sait qu’Herrmann fut en rupture avec le romantisme et le post-romantisme de ses prédécesseurs, sa musique pour Sueurs froides donne pourtant le primat à l’émotion par rapport à la raison. Grâce au thème du “Liebestod” emprunté à Wagner, Herrmann a fait de Scottie un personnage obsédé par le désir métaphysique. Il est, comme Tristan, l’incarnation éphémère du reflet perpétuellement fuyant du désir (définition de Tristan in “L’Avant Scène n°34/35”). Aimant avec ardeur Madeleine, Scottie, à sa manière, poursuit l’amour qui ne peut qu’être illusion. Lorsque Judy (2ème rôle tenu par Kim Novak) reparaît en Madeleine au final, ce n’est pas le thème de cette dernière qui revient, mais le “Love Theme”. Ce qui signifie que Scottie est amoureux de l’idée de l’amour, possédé par l’amour de l’amour. Dans l’opéra de Wagner, le thème est situé dans le prélude et développé à la fin de l’acte III. Tristan vient d’expirer dans les bras d’Isolde. Son âme rejoint celle de son amant et son dernier mot est Joie !. Le premier accord qui, dès le prélude, ouvre la partition de Tristan et Ysolde, est devenu célèbre sous le nom d’accord de Tristan. Il a un impact psychologique et émotionnel très fort et est naturellement le fil conducteur de la musique de Bernard Herrmann.

Thomas Aufort


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