vendredi 27 mars 2009

Sueurs Froides

L’incandescence Herrmannienne

“Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre.
Et ce rouge représente la passion. Je le vois arriver, graduellement,
par toutes les transitions du rouge et du rose, à l’incandescence de la fournaise.
Il semblerait difficile, impossible même, d’arriver à quelque chose de plus ardent.”

“Lettre à Wagner”, Baudelaire.

Vertigo (Sueurs froides, 1958) se situe en plein âge d’or de la collaboration Alfred Hitchcock - Bernard Herrmann et entre deux productions de grands studios : la Warner Bros. pour The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957) et la M-G-M pour North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959). le compositeur avait déjà signés auparavant deux autres musiques pour le maître du suspense : The Trouble With Harry (Mais... qui a tué Harry ?, 1955) et The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956). Peu après Le Faux coupable, Herrmann s’était intéressé aux possibilités créatrices que lui offrait la télévision, dès 1956. C’est ainsi qu’il signa la musique de The Ethan Allen Story (1957), le thème et le score d’un épisode de la série-western Have Gun, Will Travel (1957), les motifs d’ouverture et de fermeture de la série télévisée documentaire Landmark (1958) et eût même le temps de signer la partition de A Hatful of Rain (Une Poignée de neige Fred Zinnemann, 1957), ainsi que celle de Williamsburg, a Story of a Patriot (George Seaton, 1957), avant d’attaquer la création d’une de ses plus belles musiques de film, Sueurs froides.


En 1957, Hitchcock était loin de penser que Bernard Herrmann deviendrait le compositeur le plus représentatif de son œuvre. Rien ne présageait une entente “artistique” aussi forte entre les deux hommes. Le réalisateur, bien qu’ayant collaboré déjà avec onze compositeurs différents à Hollywood, était toutefois plus attiré par les effets sonores que par la musique de film. Ses fameuses ‘dubbing notes’ (notes de sonorisations) ne l’incluaient d’ailleurs jamais !


C’est Herrmann qui fit découvrir à ce cinéaste la véritable importance de la musique dans le processus de création d’un film. Et il a fallu attendre Sueurs froides, leur quatrième collaboration, pour qu’Hitchcock prenne véritablement conscience de l’impact émotionnel que provoquait la musique sur les spectateurs. Paradoxalement, la fascination du réalisateur pour le compositeur de génie fit place à un sentiment de défiance entre les deux hommes, ce qui occasionna une séparation inéluctable quelques années plus tard. Hitchcock connaissait donc peu la musique et ne donnait, par conséquence, que peu d’instructions à ses musiciens ; ce qui, par ailleurs, laissait un large champ d’expérimentation et de création pour chacun de ses compositeurs. Herrmann fut le premier à le comprendre et saisit cette occasion pour assouvir ses désirs de créateur. Le projet Sueurs froides lui semblait un terrain de création propice à l’expérimentation et il profita comme il se doit de cette liberté qui lui était offerte. Une histoire de dédoublement de personnalité, de maladie mystérieuse, et surtout d’amour fou : un scénario idéal pour élaborer une partition ambitieuse. De plus, travaillant pour la Paramount, un studio connu pour la liberté relative laissée aux créateurs, le projet d’Herrmann pouvait se permettre d’être de taille, même si, contrairement à la plupart des autres compositeurs américains, le musicien était rarement soumis à la tyrannie des producteurs. Ici, plus qu’ailleurs, il ne craignait donc pas d’écrire une partition en marge de la production musicale hollywoodienne habituelle. La musique allait donc bénéficiée indirectement de l’appui des studios. Ainsi, une fois de plus, le compositeur échappa à l’ostracisme concernant le travail de composition de musique de film, alors encore en vogue dans les maisons de productions. Cependant, un seul élément allait contrarier le moral du musicien : l’impossibilité de diriger sa propre partition. Le pouvoir des syndicats était tel qu’on ne pouvait permettre à un compositeur de cumuler plusieurs statuts. Herrmann, qui adorait la direction et l’orchestration, fut donc déçu.

La Ronde de l'Aube (1958)

La partition de Sueurs froides fut écrite entre le 3 janvier et le 19 février 1958, deux semaines après la fin du tournage divisé lui-même en deux parties : les extérieurs, dans un premier temps, tournés à San Francisco, Lincoln Park, Grant Avenue, Watsonville, du 30 septembre au 15 octobre 1957, puis le tournage en studio, dans un deuxième temps, du 16 octobre au 19 décembre 1957. Au mois de janvier, sortait sur les écrans américains The Tarnished Angels (La Ronde de l’Aube Douglas Sirk, 1958), mélodrame existenciel souligné par une partition très sentimentale et sirupeuse de Frank Skinner, illustrant l’ambiguïté des sentiments que partagent un homme avec l’épouse d’un ami. Il n’est pas interdit de penser qu’Herrmann avait pu voir ce film au moment où il écrivait Sueurs froides, et que cette partition avait pu jouer un certain rôle dans son appréhension du thème romantique. Fin février, Herrmann était enfin prêt pour rendre sa copie. Il ne restait plus qu’à finaliser le travail d’orchestration et à trouver un nouveau directeur musical, digne de ce nom, susceptible de donner toute sa force et son talent à cette partition extrêmement complexe et dense, créée pour un grand orchestre symphonique.

Muir Mathieson

C’est le compositeur d’origine écossaise Muir Mathieson qui fut chargé de diriger la musique à Los Angeles. Ce brillant musicien (né la même année que Bernard Herrmann et signe du destin, décédé lui aussi en 1975), fut le plus prolifique chef d’orchestre du cinéma britannique. On lui doit la direction musicale de The Night of The Demon (Rendez-vous avec la Peur Jacques Tourneur, 1957), sur une partition de Clifton Parker pour qui il travailla une quarantaine de fois. Il œuvra sur pratiquement tous les plus grands films classiques anglais entre 1939 et 1950 et collabora avec une pléthore de compositeurs : Miklós Rósza - onze fois, dont The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad Michael Powell, 1940) - George Auric, Nino Rota, John Addison, Joseph Kosma, Bronislau Kaper, Herbert Stothart, Victor Young... Lorsqu’il s’attaqua à la direction de Sueurs froides début 1958, il venait d’orchestrer la musique écrite par Douglas Gamley pour le mélodrame Another Time, Another Place (Je pleure, mon amour Lewis Allen, 1958) dont le thème partage quelques points communs avec celui d’Hitchcock (le personnage principal est obsédé par la mort de l’être aimé). Mais le syndicat des musiciens AFM décida de faire grève contre les Majors en février 1958 (The 1958 musician’s guild strike picture), empêchant la musique d’être enregistrée à Hollywood. L’équipe s’installa donc à Londres dans l’espoir d’y travailler sereinement. Mais un jour et demi après le début de l’enregistrement avec le London Symphony Orchestra - celui que Bernard Herrmann dirigeait de mains de maître deux ans plus tôt pour L’Homme qui en savait trop, mais aussi celui que Muir Mathieson avait dirigé de nombreuses fois en Angleterre - les musiciens refusèrent de jouer, par solidarité pour leurs confrères américains ! L’équipe fut donc forcée de déménager à Vienne pour enregistrer, avec le Vienna Orchestra, la suite de la partition. Les formats d’enregistrements furent donc multiples : à Londres, sur trois pistes stéréo, avec un résultat de très bonne qualité, et à Vienne, avec un son seulement enregistré en mono.

L’Homme qui en savait trop (1956)

Muir Mathieson pu remplir son contrat haut la main. Il faut dire que tous les atouts étaient de son côté : parfaite connaissance du London Symphonic Orchestra, grande faculté d’adaptation dû à la grande variété de ses commanditaires durant sa carrière, excellente maîtrise de la musique symphonique (il orchestra des musiques de Sibelius, Beethoven, Rimski-Korsakov, Purcell, Prokofiev, Berlioz...). Son travail reçut beaucoup d’éloges dans la profession. Pour beaucoup, il s’agit là d’une des meilleures interprétations jamais faites pour une musique de film. Si le travail de compositeur de cinéma avait été reconnu depuis peu grâce à l’école Korngold, celui de chef d’orchestre était encore trop souvent sous-estimé. Il est certain aujourd’hui que cette mystérieuse sensation qui émane de la musique de Sueurs froides n’aurait probablement pas existée sans le concours de Mathieson. Quant à la création musicale de Bernard Herrmann, elle est considérée, encore aujourd’hui, comme l’une des plus belles musiques jamais composée pour le grand écran. Le film fut nommé pour l’Oscar de la meilleure direction artistique, et pour le meilleur son, mais la musique fut, à l’époque, injustement oubliée.

Dès le générique de Sueurs froides, la musique est, tour à tour, passionnelle, romantique et fantastique. Ce petit film onorique signé Saul Bass, le plus célèbre des créateurs de génériques, est constitué de gros plans, d’images psychédéliques et de spirales qui rappellent les rotoreliefs de Marcel Duchamp et les animations de Fischinger. Il annonce tous les thèmes du film : schizophrénie, dédoublement, vertige. L’intensité dramatique du thème musical va en crescendo et accompagne chacune des inventions formelles. Apparaît d’abord à l’écran, le visage de Kim Novak sur lequel se déplace la caméra en insert.


Dès le début du générique, le compositeur donne une définition tragique (cuivres) et enivrante (violons) du vertige. Inspirée par l’intrigue du film dans lequel une femme tente de revivre la vie d’une jeune
disparue, la suite de la partition évolue dans une atmosphère fantastique et mystérieuse grâce à l’utilisation de la harpe, du triangle et du vibraphone. Mais l’intrusion brutale des cuivres vient perturber cette harmonieuse mélodie, insérant un esprit tragique au sein même d’un thème proche de la félicité. La véhémence du thème musical coïncide avec l’apothéose formelle du générique. S’ensuit, par deux fois, une accélération du motif, accompagné d’une touche fantastique grâce à l’utilisation malicieuse de la harpe, l’un des instruments les plus souvent utilisés dans le film. Le générique de Saul Bass revient progressivement à sa forme originelle (l’œil de Kim Novak), tandis que la musique reprend son thème principal. En plus de la présentation successive des thèmes developpés dans le film, la musique se charge de déifier les acteurs. Les noms de ‘James Stewart’ et de ‘Kim Novak’ apparaissent à l’écran, soutenus par des accords tragiques. Ainsi, les interprètes sont déjà intégrés au processus émotionnel du film. Accompagné par des cuivres emphatiques, la musique participe à cette grande entreprise de mythification, typiquement “hitchcockienne” : le nom du cinéaste fait une apparition magistrale très éloquente grâce à cette parfaite synchronisation entre image et son. Pour une génération de cinéphile, Bernard Herrmann donna ici un sens à une notion qui faisait déjà “fureur” sur le vieux continent : la politique des auteurs.


Le premier plan du film renoue avec le caractère onirique du générique. Une ligne noire horizontale divise l’écran en deux. Cette ligne mystérieuse, dans un premier temps, assure la transition formelle entre le monde des idées (le générique de Saul Bass) et le “monde sensible” (le récit d’Hitchcock), pour reprendre la formule de Platon. Elle prend un nouveau sens dans un contexte plus réaliste : une main vient soudainement l’agripper. Il s’agit d’un simple barreau d’échelle ! Herrmann apporte une dimension tragique à ce jeu de montage basé sur des similitudes géométriques : le son d’un basson, qui clôt le générique du film, semble se substituer à l’image d’ouverture de la scène de poursuite sur les toits (*). On ne sait d’ailleurs pas si cette note signale la fin du générique ou si elle marque le début de la scène suivante. D’ailleurs, la plupart des enregistrements discographiques préfèrent coupler les deux thèmes pour les fondrent en un seul et unique morceau. Cette ligne noire horizontale qui partage l’écran en deux trouve une équivalence sonore dans la tonalité grave de cet instrument dont l’interprétation est volontairement monocorde et continue. Cette transition tonale permettra d’annoncer le thème suivant, la poursuite (“The Rooftop”), et l’on passe ainsi du ‘moderato’ à l’ allegro’.

(*) Les incursions très brèves du basson, des timbales et de l’orgue dans la partition de Sueurs froides font à la fois office de références et d’indices, et peuvent être interprétées comme le troisième œil du récit, l’équivalent du chœur d’une tragédie grecque. Elles savent prendre la distance idéale avec l’histoire, dans un semblant de musique de circonstance que cache la diégèse, et indiquent souvent une épreuve à venir pour le personnage principal. Ces brèves intrusions qui jalonnent le récit se font passés souvent pour des thèmes de transitions et ont un caractère discursif. Elles sont le regard interrogateur et froid du démiurge face à son œuvre.


Un autre paramètre, autre que l’image, viendra modifier notre perception “musicale” du récit : la présence du son diégétique (bande-son liée au réel). Ces sons prennent progressivement le pas sur les “prétentions” oniriques et fantastiques de la musique. Le simple son des corps humains qui se heurtent à l’échelle métallique contrarie la sensualité dominante qu’illustrait le générique. On est loin de la dramaturgie traditionnelle des films d’intrigues où le corps est l’outil par excellence de la sensualité. Les sons diégétiques font leurs apparitions à deux reprises : la réplique “Your Hand !” du policier, les coups de feu et le son des mains agrippant l’échelle ont été précautionneusement pensés et écrits par Hitchcock dans ses notes de sonorisation (‘dubbing notes’). On peut être frappé par le caractère minimaliste des sons diégétiques de cette première scène qui s’explique en partie par le fait qu’Herrmann ne voulait pas d’effets sonores sur sa musique. Selon Robert Harris et James Katz, “le compositeur devenait fou si vous rajoutiez des effets”. Herrmann devait sans doute penser que ces effets étaient susceptibles de nuire à sa musique. Ou peut-être a-t-il eu en souvenir cette malheureuse expérience vécue par Hugo Friedhofer pour Lifeboat (1940) du même réalisateur, qui vit sa partition parasitée par le bruit continu de la sirène d’un bateau. On peut penser que pour Sueurs froides, plus que pour d’autres films, le minimalisme du son diégétique accentue le caractère irréel de la quête de Scottie Ferguson et que la profusion sonore qui émane de la partition musicale symphonique d’Herrmann va tout à fait dans le sens de la quête illusoire menée par un personnage que le réel ne satisfait pas. Dans cette scène d’ouverture, James Stewart, qui incarne un policier, court après un bandit sur les toits. La sensation de bourdonnement permanent traduit par les trémolos des violons, ponctué au départ par des sons métalliques de l’échelle, sans écho ni résonance, crée un sentiment d’oppression, d’étouffement continu. Grâce à un jeu savant du montage et de la musique, Scottie semble fuir son double alors qu’il poursuit donc un gangster sur les toits.


Tous les plans d’ensemble offrèrent à Bernard Herrmann l’occasion de prendre ses distances avec les évènements du récit, tandis que les plans subjectifs et les gros plans ne cessèrent de le rappeler à l’ordre. C’est aussi très fréquent pour les courts plans qui servent d’intermédiaires entre deux séquences où l’on voit la ville en panorama, le jour ou la nuit. Ici, Scottie se retrouve accidentellement suspendu à la gouttière, au dessus du vide. Pour renforcer l’identification, Herrmann mit en scène les contrechamps (plan sur Scottie) et les plans subjectifs du protagoniste (vue de la rue, en plongée). Chaque groupe de plans est illustré par un motif qui lui appartient, ce qui permet une identification immédiate au personnage. La vue subjective de la rue est liée au thème de l’acrophobie représenté musicalement par un accord dissonant avec glissandi de harpe et les plans sur le visage effrayé de Scottie sont illustrés par un “négatif” du motif précédent, à l’aide de cuivres et de violons. Cette alternance répétée entre deux motifs produit un effet d’identification très violent. Elle sera d’ailleurs un des fils conducteurs du compositeur tout au long du récit, ce qui ne va pas sans rappeler l’obsessionnel montage “binaire” du film, mais aussi la récurrence du thème de la dualité (dédoublement, schizophrénie). Lors de la chute du collègue de Scottie, la tonalité est très grave : le thème est associé à la pathologie du détective et reviendra de manière régulière dans les scènes de vertige. Les graves et les basses illustrent le caractère morbide du drame, thème annonciateur pour le personnage. Cette impressionnante séquence d’ouverture se ponctue par de puissants roulements de timbales.


Les premiers dialogues du film marquent la naissance d’une nouvelle ère sonore : mélange de voix parlées, celle de Midge (Barbara Bel Geddes) et de Scottie (James Stewart), et de musique, celle de Mozart, ponctués par quelques klaxons d’automobiles à peine audibles. La scène se déroule dans un appartement. Les klaxons et le trafic urbain se substituent ensuite à la tranquillité inspirée par Mozart qui, selon Midge, a des vertus thérapeutiques. Mais Scottie n’est pas de cet avis : “Ta musique, tu crois pas qu’elle est un peu...” lui avoue-t-il, agacé. La volonté d’Herrmann de ne pas interagir dans le récit est fondamentale, car tous les éléments de la dramaturgie sont déjà réunis : d’un côté, les références innocentes de Midge en matière de musique (la musique n’est vertueuse que si elle sert à quelque chose de concret), et de l’autre, le pragmatisme et les obsessions de Scottie qui préfère affronter sa pathologie en la bravant héroïquement (il grimpe sur un escabeau). L’ex-détective, comme s’il succombait à l’appel incessant du bruit envoûtant de la ville (paradoxe hitchcockien), décide d’explorer sa pathologie en recréant une situation “en laboratoire” près d’une fenêtre qui donne sur une rue. À l’aide d’un simple escabeau, il invoque progressivement le mal étrange qui vit en lui et le fait ressurgir pour l’extraire définitivement. Dans cette scène, qui s’apparente à une véritable séance d’exorcisme en appartement, la combinaison des plans frappe par sa rigueur mathématique. L’aspect crescendo/descrecendo ne va pas sans rappeler le rythme de la partition musicale du générique. Le suspense de la scène est inhérent à l’action, tout comme le rythme qui est naturellement lié à cette dernière. Herrmann choisit le bon moment pour “frapper” lorsque Scottie, tout en haut de l’escabeau, arrive enfin à recréer sa crise de vertige après avoir fixé du regard le bas de la rue. Le thème musical de l’acrophobie, déjà présent dans le prologue, apparaît une seconde fois. Cette scène passe par plusieurs strates sonores : nous avons d’abord la musique de Mozart relayée par le son du trafic urbain qui augmente progressivement tandis que Scottie monte l’escabeau avec une certaine prudence, et enfin le coup de grâce final qui revient à Bernard Herrmann. Les symptômes de la pathologie sont évoqués subtilement par le compositeur : les cuivres, violents et continus, se mêlent au son des klaxons des voitures. L’inquiétante sonorité de l’orgue se superpose aux instruments à vents, basson et clarinette, qui apportaient déjà leur lot de fatalité et de résignation.
Les valeurs de plans sont progressives. Le climax se situe dans trois plans accompagnés par un thème qui se démarque à juste titre de la tranquillité absolue traduite auparavant par un Mozart soi-disant rassurant. On est passé d’une série de plans subjectifs sur Scottie à deux plans sans aucune incidence angulaire. Cela permet de mettre l’accent sur son angoisse et de renforcer l’identification.


De plus, la subjectivité ayant disparu, aucun lien ne semble le rattacher à Midge, ce qui génère une plus grande impression d’insécurité. C’est sur ce plan de cet échec transcendé par la musique d’Herrmann que la scène se termine : Scottie vient de chuter, réceptionné par son amie Midge. La musique disparaît. Herrmann a pris soin de ne pas cautionner la crise avant son apparition, réflexe anti-hollywodien par excellence. Il prend ainsi “l’auditeur” par surprise en traduisant la fulgurance des sentiments vécus par Scottie.


Lorsque les thèmes musicaux se suivent les uns après les autres, le récit peut être parasité car encore trop imprégné par la force du thème précédent. On appelle ce phénomène, la rémanence. Mais dans le cas contraire, la musique semble naître au cœur même du processus diégétique. Ici, après cinq minutes d’absence musicale, ce sont les éléments de la diégèse qui semblent être le seul garant de la nouvelle élégie sonore. Ainsi, avec l’apparition du thème très romantique, Madeleine (Kim Novak) semble être le résultat d’une alchimie “sémiotique” inhérente au contexte narratif. Elle fait corps avec la musique. Madeleine est une entité magnifiée par une musique dont les émanations lui donne corps. Inscrit dans cette nouvelle réalité, Madeleine peut enfin susciter de l’émotion, pour ne pas dire du désir. Le thème d’Herrmann semble ne faire qu’un avec le personnage interprété par Kim Novak. Aucune distance, aucun discours, n’est traduit par celui-ci. La musique, ici, n’a pas la prétention de juger ou de défendre. Elle “est” Madeleine. Cette musique concourt à édifier l’objet de désir absolu. Le thème s’intensifie d’ailleurs lorsque Madeleine se rapproche de Scottie (plan profil). Les différentes valeurs de plans trouvent leur équivalence musicale au cœur même de la partition d’Herrmann : les valeurs narratives sont harmonieuses, elles convergent toutes vers le même degré d’intensité : c’est le “climax”. Cette éloge de la sensualité est exagérée par les cordes dans une partition qui met à la fois en avant la cause et l’effet : l’apparition de Madeleine et les sentiments éprouvés par Scottie.


Dans sa musique, Herrmann, tente de cerner comment Scottie, encore aveuglé par l’émotion, tente d’exécuter au mieux sa simple “besogne” : suivre Madeleine. La séquence de la filature est, pour le compositeur, une confrontation, toute en progression, entre le désir et la loi. La traduction musicale des sentiments complexes éprouvés par le détective passe par deux groupes d’instruments : les vents et les cordes. Les instruments à vents évoquent la rigueur et la raison, tandis que les violons traduisent le sentiment d’un désir obsessionnel qui habite le personnage. L’intrigue est donc parasitée en quelque sorte par des instruments à cordes qui restituent scrupuleusement l’état de désir permanent de Scottie. Ce mélange de violons (la tentation) et de bois (le rappel à l’ordre) donnent une couleur mystérieuse à l’intrigue. Dans l’orchestration, les violons retraduisent le ressassement - l’attirance - tandis que les bois appellent à la discipline - la mission. La rigueur de ces derniers et la volupté des cordes s’affrontent. Parfois, les violons reprennent le motif très ordonné des bois et les vents se travestissent dans un motif musical précédemment identifié par les cordes. Ce caractère interchangeable des deux groupes retraduit la confusion des sentiments qu’éprouve Scottie. Le sentiment amoureux tente de prendre le dessus sur la raison, puis c’est la raison qui reprendra l’ascendant sur le désir. Cette alternance apporte une complexité psychologique au récit. Nous sommes au-delà du cinéma de genre. Lorsque les deux groupes d’instruments se confondent en un seul et même motif, le conflit intérieur du pauvre Scottie est à son apogée.


À l’instant où le détective ouvre une porte et aperçoit Madeleine chez le fleuriste, le thème musical de celle-ci réapparaît immédiatement. Cette symbiose entre musique et personnage sépare d’autant plus Scottie de son “objet du désir”, que celui-ci (le personnage incarné par James Stewart) n’est pas
identifié par un thème. Seul l’accomplissement de sa quête pourra lui apporter le titre prestigieux de “protagoniste”, dans le sens wagnérien du terme. Le thème-identifiant de Madeleine minimise toutefois l’éventuelle psychologie du personnage féminin en la réduisant au seul objet fantasmatique du film, effaçant pour le coup contours et reliefs psychologiques. Herrmann fabriqua du mythe et chassa le réel. Ce thème musical qui paraît ne faire qu’un avec Madeleine ne serait encore une fois qu’une traduction subjective du regard que Scottie porte sur elle. Herrmann se voudrait alors assez fidèle au montage du film qui donne une grande part à la subjectivité de Scottie et qui se traduit par un découpage binaire (regardant/regardé, champ/contrechamp), principe utilisé par des cinéastes comme Roberto Rossellini et Michelangelo Antonioni et adapté ici par Hitchcock dans une vision beaucoup plus “psychanalytique” : ce n’est plus le monde qui est observé, mais son double dans le monde. Le montage binaire chez Hitchcock est la traduction cinématographique du phénomène de “cristallisation amoureuse”. Le spectateur voit Madeleine à travers les yeux de Scottie. La première partie du film serait donc la restitution d’un monde fantasmé où tout passe par une partition subjective. Et la deuxième partie, la réalité telle que Scottie se refuse à croire (partition objective).


Lorsque l’on écoute la partition musicale de Sueurs froides, on est frappé par la variété des compositions et des rythmes, et à la fois par la cohérence de l’œuvre. De nombreux thèmes jalonnent le film comme celui de la Habañera (danse d’origine espagnole dont le tempo est utilisé dans le Carmen de Bizet) : un thème repris plusieurs fois, avec de nombreuses variations, et qui est associé au spectre de Carlotta Valdez, personnage qui hante Madeleine. Ce motif réapparaît pour la première fois à la vingt-cinquième minute du film, lorsque cette dernière est au musée, face au portrait de “la morte” : le vibraphone, la harpe et les cordes prédominent avant que la flûte s’absente lorsque apparaît Madeleine, en subjectif, et réapparaisse lorsque le chignon en forme de spirale de celle-ci soit vu en gros plan. Ce thème de Carlotta subira d’autres variations dans la deuxième scène du portrait avec une alternance entre un motif violent, où les cuivres prédominent, et un motif plus mélodieux, où les cordes pincées et les violons prennent le dessus.


Quant au “Love Theme”, élégie à l’amour, à la vie, à la mort, l’un des plus beau track de Sueurs froides, il est construit d’après un motif de Tristan et Ysolde, célèbre opéra de Richard Wagner. Comme dans le film d’Alfred Hitchcock, la musique du compositeur allemand souligne l’impossibilité de l’étreinte et de l’union. Même si l’on sait qu’Herrmann fut en rupture avec le romantisme et le post-romantisme de ses prédécesseurs, sa musique pour Sueurs froides donne pourtant le primat à l’émotion par rapport à la raison. Grâce au thème du “Liebestod” emprunté à Wagner, Herrmann a fait de Scottie un personnage obsédé par le désir métaphysique. Il est, comme Tristan, l’incarnation éphémère du reflet perpétuellement fuyant du désir (définition de Tristan in “L’Avant Scène n°34/35”). Aimant avec ardeur Madeleine, Scottie, à sa manière, poursuit l’amour qui ne peut qu’être illusion. Lorsque Judy (2ème rôle tenu par Kim Novak) reparaît en Madeleine au final, ce n’est pas le thème de cette dernière qui revient, mais le “Love Theme”. Ce qui signifie que Scottie est amoureux de l’idée de l’amour, possédé par l’amour de l’amour. Dans l’opéra de Wagner, le thème est situé dans le prélude et développé à la fin de l’acte III. Tristan vient d’expirer dans les bras d’Isolde. Son âme rejoint celle de son amant et son dernier mot est Joie !. Le premier accord qui, dès le prélude, ouvre la partition de Tristan et Ysolde, est devenu célèbre sous le nom d’accord de Tristan. Il a un impact psychologique et émotionnel très fort et est naturellement le fil conducteur de la musique de Bernard Herrmann.

Thomas Aufort


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Supports discographiques


Hitchcock-Herrmann

La décennie prodigieuse
En 1954, Bernard Herrmann n’a jusqu’alors jamais collaboré plus de deux fois avec un même cinéaste (Orson Welles, Joseph L. Mankiewicz, Henry King, Henry Hathaway). Son esprit d’indépendance, qu’il gardera toujours, se retrouve jusque dans son rapport avec les studios puisque, tout au long de sa carrière, il travaille avec les huit grandes firmes d’Hollywood. Cette diversité s’explique par les conditions de travail qu’il exige, mais également par son caractère. En effet, Herrmann choisit les films pour lesquels il accepte de composer mais, à l’aise dans tous les genres, son talent lui autorise ce degré d’exigence.
Le Cinéma n’étant pas pour lui une finalité, Herrmann fait, du reste, figure de hollywoodien buissonnier : il n’hésite pas à quitter la Californie plusieurs fois (il ne signe aucune partition pour le Cinéma entre 1948 et 1950) ou même définitivement, en 1966, pour l’Angleterre. Et si, comme plusieurs de ses confrères (Miklós Rózsa, Franz Waxman), il compose également de la musique de concert et dirige divers orchestres, il écrit en revanche beaucoup moins qu’eux pour le grand écran. Bernard Herrmann préserve à la fois sa liberté et sa richesse d’inspiration. Bref, un indépendant dans tous les sens du terme.

À la même époque, Alfred Hitchcock est son propre producteur depuis plus de cinq ans. Il peut ainsi faire ce qu’il veut et choisir ses collaborateurs. Sa période, que certains critiques appellent “âge d’or”, ne fait que commencer. En effet, bien qu’il soit à nouveau à la recherche de l’actrice idéale après le départ d’Ingrid Bergman en Italie et de Grace Kelly pour Monaco, Hitchcock s’est constitué, depuis quelques années, une équipe de fidèles et indispensables collaborateurs, dont Robert Burks à la photographie et George Tomasini au montage. Désormais, Il ne lui manque que son alter ego musical comme il l’a trouvé plusieurs fois avec ses acteurs (Cary Grant, James Stewart) et, surtout, ses actrices (Ingrid Bergman, Grace Kelly, Vera Miles, Tippy Heddren).
C’est de retour à Hollywood, en novembre 1954, après le tournage de The Trouble With Harry (Mais... qui a tué Harry ?, 1955), qu’Alfred Hitchcock apprend que le compositeur Bernard Herrmann, dont il souhaite la collaboration depuis longtemps (1), accepte d’écrire la musique de ce film. Dès cet instant, leur association durera un peu plus de dix ans et donnera huit longs-métrages pour le cinéma et dix-sept émissions de la série The Alfred Hitchcock Hour (Suspicion,1963-1965) pour la télévision. Avec lui, Hitchcock trouve le musicien qu’il cherche sans doute depuis toujours et qui peut apporter à ses œuvres leur complément indispensable.
Remarquons que cette forme de tandem est, à cette époque, fort rare à Hollywood, contrairement à aujourd’hui où nous voyons les frères Coen fidèles à Carter Burwell ou encore Tim Burton à Danny Elfman. Quand elle existe (par exemple, Michael Curtiz et Max Steiner), c’est parce que les deux hommes font l’essentiel de leur carrière dans le même studio (ici, la Warner Bros.). Il n’y a pas un souhait de collaboration suivie car le plus souvent le cinéaste ou le compositeur n’ont pas leur mot à dire sur ce sujet et ne se rencontrent même pas, le producteur étant le superviseur du film. Or, nous l’avons dit, Bernard Herrmann comme Alfred Hitchcock ont travaillé pour les huit grandes compagnies de cette époque (exceptée la Columbia pour le cinéaste) et leur collaboration passe durant ces dix ans par Paramount, Warner Bros., M-G-M et Universal. Nous voyons donc là une volonté de créer ensemble.

Le caractère entier des deux hommes rend étonnante, non leur rencontre, mais la longévité de cette cassociation. Donald Spoto décrit dans son livre les relations souvent très difficiles du cinéaste avec son entourage (2) ; quant au critique Tony Thomas, il a rapporté, à propos d’Herrmann, qu’il avait insulté à peu près tout le monde à Hollywood (3). Les deux hommes avaient pourtant un point commun : “La même vision sombre et tragique de l’existence, une conception plutôt noire des relations humaines et un désir profond d’explorer de manière esthétique l’intimité du monde fantasmatique” (4).
Bien que méfiant envers les musiciens de cinéma, comme de tout collaborateur qui aurait pu lui faire de l’ombre, Hitchcock laisse carte blanche à Herrmann. De son côté, ce dernier rapporte à propos des cinéastes avec qui il a travaillé : “Orson est le seul qui ait eu un background musical, culturel. Tous les autres metteurs en scène avec qui j’ai travaillé n’avaient même pas l’audace de me dire quoi que se soit à propos de la musique. Hitchcock me laissait entièrement faire” (5).

Mais... qui a tué Harry ? (1955)

Pour les sept films d’Hitchcock dont Herrmann a signé la musique - Mais... qui a tué Harry ?, The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956), The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957), Vertigo (Sueurs froides, 1958), North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959), Psycho (Psychose, 1960) et Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964), les deux hommes ne reviennent jamais sur un chemin déjà parcouru. S’il y a des récurrences dans l’œuvre du cinéaste, les thèmes de ses films sont assez variés pendant cette période, ou tout au moins toujours traités différemment puisque c’est justement cela qui intéresse Hitchcock. Ceci permet d’autant mieux à Herrmann d’explorer en permanence de nouvelles voies et, pour chacun des films, de composer dans un style opposé au précédent.
De fait, si les couleurs orchestrales de Mais... qui a tué Harry ? rappellent certaines musiques de Stravinsky, l’utilisation de l’orchestre à cordes de Psychose évoque le Divertimento pour cordes de Bélá Bartok et la partition de Sueurs froides cite celle de Tristan et Ysolde de Richard Wagner ; La musique dans Le Faux coupable est centrée sur la contrebasse (l’instrument que pratique le protagoniste), alors que celle de La Mort aux trousses a toutes les couleurs que peut offrir un grand orchestre symphonique. Bernard Herrmann s’efface même devant les musiques des autres dans L’Homme qui en savait trop de 1956 : le scénario ajoute à la première version une chanson qui deviendra un succès international, “Que serà, serà”, ainsi que des musiques traditionnelles pour l’épisode marocain. En revanche, si la Cantate d’Arthur Benjamin est la même que dans le film de 1933 (6), c’est Bernard Herrmann lui-même qui la dirige et, ainsi, apparaît pour la première et unique fois à l’écran (son nom est d’ailleurs clairement visible sur la façade du Royal Albert Hall).

Les thèmes musicaux de Bernard Herrmann tiennent le plus souvent sur une ou deux mesures. C’est le cas, par exemple, du générique de La Mort aux trousses ou de celui de Psychose. Cependant, ceux-ci sont tout de suite répétés une deuxième fois - son quatuor à cordes Echoes est construit sur ce principe - et/ou déclinés au demi-ton ou au ton supérieur ou inférieur, faisant ainsi évoluer la mélodie. “La phrase brève présente certains avantages (…) N’oubliez jamais que les spectateurs n’écoutent qu’à moitié, et la phrase brève est plus facile à suivre. La raison pour laquelle je n’aime pas faire de mélodies, c’est qu’elles doivent s’élaborer à travers huit ou seize mesures, ce qui vous étouffe en tant que compositeur. Une fois commencé, cela doit se terminer. Sinon les spectateurs ne se diront pas que c'est bien foutu. C’est se mettre des menottes” (6).
Le thème entendu dans La Mort aux trousses, pendant la poursuite dans la gare de Chicago ou après la vente aux enchères, est représentatif de ce style. Ce n’est pas tant la mélodie, presque inexistante, qui importe ici, mais la répétition des notes par deux, leur rythme impliquant l’idée de poursuite toujours renouvelée. Très souvent, en effet, la brièveté des thèmes est compensée par un ostinato qui peut avoir diverses fonctions. Il peut souligner le défilement du temps (l’attente de Dorothée à Ambrose Chapel dans L’Homme qui en savait trop) ou le décor de l’intrigue (la rythmique imitant le bruit du train dans la romance de La Mort aux trousses).

Psychose (1960)

En revanche, lorsque Herrmann développe une musique, celle-ci n’a pas toujours un thème mélodique ou rythmique. C’est le cas de certaines dans Le Faux coupable et de celles de Psychose après le meurtre de Marion. Ce manque de repère traduit alors le plus souvent une instabilité psychologique, une certaine angoisse. Ces thèmes - ceux de Psychose en particulier - se rapprochent de ses mélodies pour grand orchestre comme sa Sinfonietta ou sa Symphonie N°1. Pour cette dernière œuvre, les similitudes avec certains thèmes de Psychose sont évidents, notamment le bref motif de trois notes entendu pour la première fois lorsque Marion suggère à Norman de mettre sa mère dans une “maison”. Aujourd’hui encore, des musicologues se demandent quelle œuvre a influencé l’autre. Quinze ans plus tard, c’est-à-dire peu de temps avant sa mort, il a remanié sa Sinfonietta en vue d’un nouvel enregistrement (l’œuvre quasi inconnue n’avait apparemment jamais été jouée en concert) mais en s’inspirant cette fois de son travail réalisé pour Psychose. Ce court motif de trois notes sera entendu une dernière fois dans Taxi Driver (Martin Scorsese,1975) lorsque Travis entre dans une épicerie où il tuera un jeune braqueur (première manifestation de sa folie ?) et aux dernières mesures du générique de fin.
Il est en fait courant que Bernard Herrmann réutilise ses matériaux thématiques. C’est ainsi que la romance de La Mort aux trousses avait été déjà écrite pour White Witch Doctor (La Sorcière blanche Henry Hathaway,1953) : il y ajoute une rythmique imitant le train qui n’existait pas dans la première utilisation de la mélodie ; l’un des thèmes d’amour de Pas de printemps pour Marnie avait été composé pour The Seventh Voyage of Sinbad (Le Septième voyage de Sinbad Nathan Juran, 1958) ; enfin, la rythmique de l’habanera dans Sueurs froides apparaît déjà dans le western Garden of Evil (Le Jardin du Diable Henry Hathaway, 1954). De même, certaines de ses musiques de films peuvent influencer ses musiques de concert. Dans son quintette pour clarinette Souvenirs de voyage (1967), on reconnaît certains motifs de Sueurs froides et de Pas de printemps pour Marnie. Tout comme, certaines réminiscences de Psychose et de Sueurs froides se retrouvent dans sa pièce musicale au titre du reste assez éloquent, Echoes, composée en 1965.
Remarquons enfin (et surtout) que les musiques de Bernard Herrmann se présentent aussi comme des compléments aux scénarios qui ne sont peut-être qu’inconsciemment perceptibles par le spectateur. Nous ne citerons ici que quelques exemples : dans La Mort aux trousses, le court motif qui couvre la conversation téléphonique entre Leonard (Martin Landau) et Eve Kandall (Eve Marie-Saint) dans la gare de Chicago confirme ce que nous suggèrent les images : cette dernière joue un double jeu. Quant à la musique qui accompagne l’enquête d’Arbogast (Martin Balsam) dans Psychose, elle nous dit qu’il est sur la bonne voie… pour connaître le même sort que Marion (Janet Leigh).
Si on retrouve les musiques de Bernard Herrmann dans sept films d’Alfred Hitchcock, il a en fait travaillé sur neuf de ses longs-métrages. Il faut, en effet, ajouter à sa filmographie The Birds (Les Oiseaux, 1963) et Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966). Le premier est dépourvu de musique, excepté la comptine chantée par les enfants à l’école et un bref passage de la Première Arabesque de Debussy que Melanie Daniels (Tippi Hedren) interpréte nonchalamment au piano. Herrmann en supervise cependant la bande sonore et notamment les effets électro-acoustiques. S’il est très rare qu’un film ne comporte pas de musique, ne serait-ce qu’aux génériques, il est d’autant plus remarquable qu’un compositeur accepte de collaborer à un film sans en écrire une seule note. À l’instar de L’Homme qui en savait trop, où Herrmann s’était retiré partiellement du film derrière des musiques d’autres compositeurs, il s’efface ici complètement pour ne superviser que les effets sonores. Assisté par Rémi Gassman et Oskar Sala, Herrmann filtre, modifie, orchestre tous les sons et, en particulier, les bruits d’oiseaux crées artificiellement à l’aide d’un instrument électronique appelé Trautonium, du nom de son inventeur Friedrich Trautwein. Le générique du début est, à cet égard, exemplaire et se passe en effet de musique, fût-elle d’Herrmann.

Les Oiseaux (1963)

Pour Le Rideau déchiré, le compositeur écrit une partition d’une cinquantaine de minutes qu’Hitchcock refuse, mettant ainsi un point final à leur collaboration (8). Curieusement, c’est lorsqu’il commence donc à connaître un certain échec public et artistique avec Pas de Printemps pour Marnie que le cinéaste remet en cause le talent d’un de ses plus fidèles collaborateurs. En effet, au moment du tournage du Rideau déchiré, Alfred Hitchcock n’est plus en position de force au sein du studio Universal depuis l’échec de sa précédente production. Ses dirigeants reprochent notamment au film le traditionalisme de la musique de Bernard Herrmann et demandent expressément au cinéaste de lui faire composer cette fois une chanson à succès qui pourrait se vendre par milliers de disques et serait ainsi un soutien publicitaire pour le long-métrage. En effet, la même année que Pas de printemps pour Marnie, le premier film des Beatles, A Hard Day’s Night (Quatre garçons dans le vent Richard Lester, 1964), rapporte beaucoup d’argent à ses producteurs et la tendance d’inclure une chanson dans le maximum de films se confirme surtout depuis le succès grandissant de ce que l’on appelait à l’époque la musique pop. Par ailleurs, le style d’Hitchcock, celui en particulier de La Mort aux trousses, commence à être abondamment plagié. C’est ainsi, comme l’a souligné François Truffaut, que la série des ‘James Bond‘ s'est largement inspirée des techniques de scénarios du maître du suspense et remporte, dès le début, un immense succès. Un thème musical commun à tous les films, dû à Monty Norman, fidélise les spectateurs avec un générique qui deviendra très vite reconnaissable. De plus, les producteurs de la série incluent très souvent une chanson au générique - “Goldfinger”, “You Only Live Twice” - afin d’accroître leurs bénéfices par la vente de disques.
L’enjeu pour Le Rideau déchiré est d’autant plus grand qu’avant le montage définitif, il apparaît d’ores et déjà comme un échec artistique. Les dirigeants du studio espèrent pouvoir sauver le film grâce à la musique, en la rendant commerciale (9). Herrmann, refusant tout conseil, compose une partition pour orchestre symphonique - avec notamment seize cors et douze flûtes, soit trois à quatre fois plus qu’un effectif normal - tournant ainsi le dos à une formation classique et, encore plus, à celle d’une chanson à succès des années soixante. Alors que le cinéaste entre en colère en entendant le début de la partition, Herrmann lui répond : “Allons Hitch, vous ne pouvez pas aller contre votre personnage. Et vous ne faites pas de films pop ! Pourquoi m’avez-vous demandé ? Vous savez bien que je n’écris pas de pop music !”. Herrmann met un point final à la discussion en lui disant : “Hitch, je ne vois pas l’utilité de continuer à travailler encore avec vous… J’avais déjà toute une carrière derrière moi avant de travailler avec vous et j’en ai une autre devant moi.” (9). Dès lors, chacun campe sur ses positions. La collaboration entre Hitchcock et Herrmann est interrompue définitivement et, sans pour autant sauver le film, la musique du Rideau déchiré est finalement écrite par John Addisson.

Pas de printemps pour Marnie (1964) - Le Rideau déchiré (1966)

Ce dernier déclarera plus tard que le cinéaste ne semblait plus vraiment s’intéresser à la musique,
ou tout au moins, à la sienne. Ayant organisé une audition par téléphone alors qu’Hitchcock était à Londres, celui-ci aurait seulement fait des remarques quelconques en acceptant le travail du compositeur. Cette anecdote viendrait confirmer celle du musicien français Maurice Jarre, auteur de la partition de son film suivant, Topaz (L’Étau, 1969). Le compositeur à succès des derniers films de David Lean, Lawrence of Arabia (Lawrence d’Arabie, 1962) et Doctor Zhivago (Docteur Jivago, 1966), raconte que pendant une audition pour le cinéaste, celui-ci disparut sans un mot au bout de quelques minutes.

L’Étau (1969)

Pour son film suivant, Frenzy (1972), Alfred Hitchcock fait appel à Henry Mancini, auteur, entre autres, des musiques de Touch of Evil (La Soif du Mal Orson Welles,1958) et des films de Blake Edwards, dont le célèbre générique de The Pink Panther (La Panthère rose, 1964). Lors d’une séance d’enregistrement, Hitchcock déclare après quelques mesures : “Dites-moi, si j’avais voulu prendre Herrmann, j’aurais demandé Herrmann. Mais où est donc Mancini là-dedans ?”. (11) Selon Bernard Herrmann qui rapporte cette anecdote, Hitchcock veut à nouveau de la musique pop et comme Herrmann quelques années auparavant, Mancini est remercié et c’est Ron Goodwin qui signe les rares musiques du film en suivant les indications précises du cinéaste sans pour autant qu’il soit question, au final, de musique pop.
Ces derniers témoignages se situent à une époque où Alfred Hitchcock est définitivement brouillé avec Bernard Herrmann (12). Hitchcock semble alors ne plus se préoccuper de la musique de ses films, sans doute parce qu’il pense qu’il ne trouvera plus désormais un compositeur aussi talentueux que son ancien collaborateur.

Frenzy (1972)

Les propos sur l’intérêt qu’Hitchcock porte à la musique de film sont souvent contradictoires. Ainsi, celui-ci déclare lors d’une interview avec le journaliste Stephen Watts en 1934 : “J’ai été très intéressé par la musique et les films à l’époque du muet et j’ai toujours pensé que l’arrivée du parlant apporterait de grandes et nouvelles possibilités.(…) L’émotion est à la base de l’attirance que peut exercer le cinéma. L’attraction de la musique est également une grande possibilité d’émotion. Négliger la musique est, je pense, se priver, volontairement ou non, d’une occasion de progresser dans l’art de filmer.” (13)
Pour autant, on remarque ici et là, dans les témoignages de ses collaborateurs, que le cinéaste n’est pas aussi à l’aise à employer la musique dans ses films qu’il ne le laisse paraître. “Hitchcock avait peu d’idées originales sur la musique. “De la musique romantique”ici, un “thème amoureux” là, notait-il dans les quelques commentaires qu’il avait laissés pour Miklós Rózsa.” (14). On peut également remarquer qu’il n’a jamais admis publiquement le rôle essentiel des musiciens qui ont travaillé pour ses films. Dans ses entretiens avec François Truffaut, Alfred Hitchcock ne les cite presque jamais et encore, c’est rarement à leur avantage puisqu’il tient des paroles très dures envers Miklós Rózsa (15) à propos de Rebecca (1940) et Franz Waxman (16) pour Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954). Quant à Bernard Herrmann, il n’est cité qu’à deux reprises. La première fois, par François Truffaut, à propos de la Cantate d’Arthur Benjamin qu’il avait réorchestrée pour L’Homme qui en savait trop ; la seconde, par Hitchcock lui-même, mais pour évoquer la supervision du son des Oiseaux.
La question essentielle chez Hitchcock n’est visiblement pas la musique, mais les musiciens. Si le cinéaste a ironisé un jour en déclarant que les acteurs sont du bétail, c’est-à-dire des personnes qu’on peut faire marcher à la baguette, il ne peut pas en dire autant des compositeurs, puisque ce sont eux qui, le plus souvent, la tiennent. Devenu cinéaste à succès et étant son propre producteur, Hitchcock peut contrôler tous les stades du scénario, la mise en scène, le cadre, la lumière et la direction des acteurs, mais la musique est bien la seule partie du film sur laquelle il ne peut pas intervenir. Il n’est d’ailleurs pas le seul démiurge à qui le problème se pose. Stanley Kubrick, qui a poussé encore plus loin les limites du contrôle absolu d’un film, a résolu, lui, le problème en n’utilisant principalement que des musiques préexistantes depuis 2001: A Space Odyssey (2001 : l’Odyssée de l’espace, 1968), certes parfois réorchestrées, mais en leur donnant néanmoins à chaque fois un rôle majeur.


Alfred Hitchcock a déclaré : “L’une des premières choses que je fais, c’est un script de sonorisation. En d’autres termes, je dicte tous les sons de la bande-son, à part les dialogues et la musique. Les silences sont aussi dans ce script. Le seul domaine sur lequel on n’a pas de contrôle est la musique. Mais c’est inévitable car le musicien soutient qu’il ne peut pas la composer sur le plateau mais plus tard. On est impuissant entre les mains du musicien. La seule façon de s’en sortir est de tout planifier avec soin.” (17)
A l’évidence, Alfred Hitchcock n’aimait pas partager le mérite de ses films. Pourtant, s’il y a eu peu de ratés dans son œuvre, la période où il travaille avec Herrmann, qui, lui-même, a rarement écrit pour des films médiocres, est sans doute la plus aboutie. Chacun des deux avait néanmoins une haute opinion de son propre talent. Parlant du cinéaste, Bernard Herrmann déclarait à la fin de sa vie, en 1975 : “Hitchcock faisait seulement 60% d’un film, je le finissais pour lui.” (18)

Jean-Pierre Eugène



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(1) Le désir du cinéaste de travailler avec l’auteur de la musique de Citizen Kane (Orson Welles, 1940) remonte à 1944 quand il tournait Spellbound (La Maison du Dr Edwards, 1945) . Mais, celui-ci n’étant pas libre, Hitchcock et son producteur David O. Selznick avaient engagé Miklós Rózsa
(2) Donald Spoto, “La face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock”, Albin Michel, Paris, 1989, p. 481.
(3) “Positif” n°187, novembre 1976, p. 44.
(4) Donald Spoto, op. cité, p. 382.
(5) Irwin Bazemon, “Knowing The Score, Notes on Film Music”, cité dans “Positif” n°187, p. 43.
(6) Herrmann y ajoute une ouverture instrumentale et change l’orchestration en ajoutant notamment un orgue, des harpes et des cuivres.
(7) “Cahiers du Cinéma”, Hors-série 1995 : “Musique au Cinéma”, p. 29.
(8) La musique sera néanmoins enregistrée en 1977 par le Royal Philharmonic Orchestra sous la direction d’Elmer Bernstein.
(9) Selon Bernard Herrmann, c’est Hitchcock lui-même qui voulait une chanson pop.
(10) Donald Spoto, op. cité, p. 512.
(11) Donald Spoto, op. cité, p. 512.
(12) Hitchcock semble en être le responsable. Donald Spoto rapporte en effet que le compositeur a essayé de le revoir pour se réconcilier avec lui, mais ce dernier a évité de le voir en se cachant derrière une porte.
(13) Hitchcock on Music in Films in “Cinema Quaterly” (Winter 1933-1934),
(14) Leonard J. Leff, “Hitchcock & Selznick”, Ramsay, 1980, p. 139-140.
(15) “Hitchcock Truffaut”, Ramsay, Paris, 1983, p. 137.
(16) ibid., p. 180-182.
(17) Donald Spoto, “La face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock”, Albin Michel, Paris, 1989, p. 481.
(18) Royal S. Brown, Interview with Herrmann, p. 65, cité par Steven C. Smith in “A Heart at Fire’s Center : The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley, p. 192.