vendredi 27 mars 2009

Hitchcock-Herrmann

La décennie prodigieuse
En 1954, Bernard Herrmann n’a jusqu’alors jamais collaboré plus de deux fois avec un même cinéaste (Orson Welles, Joseph L. Mankiewicz, Henry King, Henry Hathaway). Son esprit d’indépendance, qu’il gardera toujours, se retrouve jusque dans son rapport avec les studios puisque, tout au long de sa carrière, il travaille avec les huit grandes firmes d’Hollywood. Cette diversité s’explique par les conditions de travail qu’il exige, mais également par son caractère. En effet, Herrmann choisit les films pour lesquels il accepte de composer mais, à l’aise dans tous les genres, son talent lui autorise ce degré d’exigence.
Le Cinéma n’étant pas pour lui une finalité, Herrmann fait, du reste, figure de hollywoodien buissonnier : il n’hésite pas à quitter la Californie plusieurs fois (il ne signe aucune partition pour le Cinéma entre 1948 et 1950) ou même définitivement, en 1966, pour l’Angleterre. Et si, comme plusieurs de ses confrères (Miklós Rózsa, Franz Waxman), il compose également de la musique de concert et dirige divers orchestres, il écrit en revanche beaucoup moins qu’eux pour le grand écran. Bernard Herrmann préserve à la fois sa liberté et sa richesse d’inspiration. Bref, un indépendant dans tous les sens du terme.

À la même époque, Alfred Hitchcock est son propre producteur depuis plus de cinq ans. Il peut ainsi faire ce qu’il veut et choisir ses collaborateurs. Sa période, que certains critiques appellent “âge d’or”, ne fait que commencer. En effet, bien qu’il soit à nouveau à la recherche de l’actrice idéale après le départ d’Ingrid Bergman en Italie et de Grace Kelly pour Monaco, Hitchcock s’est constitué, depuis quelques années, une équipe de fidèles et indispensables collaborateurs, dont Robert Burks à la photographie et George Tomasini au montage. Désormais, Il ne lui manque que son alter ego musical comme il l’a trouvé plusieurs fois avec ses acteurs (Cary Grant, James Stewart) et, surtout, ses actrices (Ingrid Bergman, Grace Kelly, Vera Miles, Tippy Heddren).
C’est de retour à Hollywood, en novembre 1954, après le tournage de The Trouble With Harry (Mais... qui a tué Harry ?, 1955), qu’Alfred Hitchcock apprend que le compositeur Bernard Herrmann, dont il souhaite la collaboration depuis longtemps (1), accepte d’écrire la musique de ce film. Dès cet instant, leur association durera un peu plus de dix ans et donnera huit longs-métrages pour le cinéma et dix-sept émissions de la série The Alfred Hitchcock Hour (Suspicion,1963-1965) pour la télévision. Avec lui, Hitchcock trouve le musicien qu’il cherche sans doute depuis toujours et qui peut apporter à ses œuvres leur complément indispensable.
Remarquons que cette forme de tandem est, à cette époque, fort rare à Hollywood, contrairement à aujourd’hui où nous voyons les frères Coen fidèles à Carter Burwell ou encore Tim Burton à Danny Elfman. Quand elle existe (par exemple, Michael Curtiz et Max Steiner), c’est parce que les deux hommes font l’essentiel de leur carrière dans le même studio (ici, la Warner Bros.). Il n’y a pas un souhait de collaboration suivie car le plus souvent le cinéaste ou le compositeur n’ont pas leur mot à dire sur ce sujet et ne se rencontrent même pas, le producteur étant le superviseur du film. Or, nous l’avons dit, Bernard Herrmann comme Alfred Hitchcock ont travaillé pour les huit grandes compagnies de cette époque (exceptée la Columbia pour le cinéaste) et leur collaboration passe durant ces dix ans par Paramount, Warner Bros., M-G-M et Universal. Nous voyons donc là une volonté de créer ensemble.

Le caractère entier des deux hommes rend étonnante, non leur rencontre, mais la longévité de cette cassociation. Donald Spoto décrit dans son livre les relations souvent très difficiles du cinéaste avec son entourage (2) ; quant au critique Tony Thomas, il a rapporté, à propos d’Herrmann, qu’il avait insulté à peu près tout le monde à Hollywood (3). Les deux hommes avaient pourtant un point commun : “La même vision sombre et tragique de l’existence, une conception plutôt noire des relations humaines et un désir profond d’explorer de manière esthétique l’intimité du monde fantasmatique” (4).
Bien que méfiant envers les musiciens de cinéma, comme de tout collaborateur qui aurait pu lui faire de l’ombre, Hitchcock laisse carte blanche à Herrmann. De son côté, ce dernier rapporte à propos des cinéastes avec qui il a travaillé : “Orson est le seul qui ait eu un background musical, culturel. Tous les autres metteurs en scène avec qui j’ai travaillé n’avaient même pas l’audace de me dire quoi que se soit à propos de la musique. Hitchcock me laissait entièrement faire” (5).

Mais... qui a tué Harry ? (1955)

Pour les sept films d’Hitchcock dont Herrmann a signé la musique - Mais... qui a tué Harry ?, The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956), The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957), Vertigo (Sueurs froides, 1958), North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959), Psycho (Psychose, 1960) et Marnie (Pas de printemps pour Marnie, 1964), les deux hommes ne reviennent jamais sur un chemin déjà parcouru. S’il y a des récurrences dans l’œuvre du cinéaste, les thèmes de ses films sont assez variés pendant cette période, ou tout au moins toujours traités différemment puisque c’est justement cela qui intéresse Hitchcock. Ceci permet d’autant mieux à Herrmann d’explorer en permanence de nouvelles voies et, pour chacun des films, de composer dans un style opposé au précédent.
De fait, si les couleurs orchestrales de Mais... qui a tué Harry ? rappellent certaines musiques de Stravinsky, l’utilisation de l’orchestre à cordes de Psychose évoque le Divertimento pour cordes de Bélá Bartok et la partition de Sueurs froides cite celle de Tristan et Ysolde de Richard Wagner ; La musique dans Le Faux coupable est centrée sur la contrebasse (l’instrument que pratique le protagoniste), alors que celle de La Mort aux trousses a toutes les couleurs que peut offrir un grand orchestre symphonique. Bernard Herrmann s’efface même devant les musiques des autres dans L’Homme qui en savait trop de 1956 : le scénario ajoute à la première version une chanson qui deviendra un succès international, “Que serà, serà”, ainsi que des musiques traditionnelles pour l’épisode marocain. En revanche, si la Cantate d’Arthur Benjamin est la même que dans le film de 1933 (6), c’est Bernard Herrmann lui-même qui la dirige et, ainsi, apparaît pour la première et unique fois à l’écran (son nom est d’ailleurs clairement visible sur la façade du Royal Albert Hall).

Les thèmes musicaux de Bernard Herrmann tiennent le plus souvent sur une ou deux mesures. C’est le cas, par exemple, du générique de La Mort aux trousses ou de celui de Psychose. Cependant, ceux-ci sont tout de suite répétés une deuxième fois - son quatuor à cordes Echoes est construit sur ce principe - et/ou déclinés au demi-ton ou au ton supérieur ou inférieur, faisant ainsi évoluer la mélodie. “La phrase brève présente certains avantages (…) N’oubliez jamais que les spectateurs n’écoutent qu’à moitié, et la phrase brève est plus facile à suivre. La raison pour laquelle je n’aime pas faire de mélodies, c’est qu’elles doivent s’élaborer à travers huit ou seize mesures, ce qui vous étouffe en tant que compositeur. Une fois commencé, cela doit se terminer. Sinon les spectateurs ne se diront pas que c'est bien foutu. C’est se mettre des menottes” (6).
Le thème entendu dans La Mort aux trousses, pendant la poursuite dans la gare de Chicago ou après la vente aux enchères, est représentatif de ce style. Ce n’est pas tant la mélodie, presque inexistante, qui importe ici, mais la répétition des notes par deux, leur rythme impliquant l’idée de poursuite toujours renouvelée. Très souvent, en effet, la brièveté des thèmes est compensée par un ostinato qui peut avoir diverses fonctions. Il peut souligner le défilement du temps (l’attente de Dorothée à Ambrose Chapel dans L’Homme qui en savait trop) ou le décor de l’intrigue (la rythmique imitant le bruit du train dans la romance de La Mort aux trousses).

Psychose (1960)

En revanche, lorsque Herrmann développe une musique, celle-ci n’a pas toujours un thème mélodique ou rythmique. C’est le cas de certaines dans Le Faux coupable et de celles de Psychose après le meurtre de Marion. Ce manque de repère traduit alors le plus souvent une instabilité psychologique, une certaine angoisse. Ces thèmes - ceux de Psychose en particulier - se rapprochent de ses mélodies pour grand orchestre comme sa Sinfonietta ou sa Symphonie N°1. Pour cette dernière œuvre, les similitudes avec certains thèmes de Psychose sont évidents, notamment le bref motif de trois notes entendu pour la première fois lorsque Marion suggère à Norman de mettre sa mère dans une “maison”. Aujourd’hui encore, des musicologues se demandent quelle œuvre a influencé l’autre. Quinze ans plus tard, c’est-à-dire peu de temps avant sa mort, il a remanié sa Sinfonietta en vue d’un nouvel enregistrement (l’œuvre quasi inconnue n’avait apparemment jamais été jouée en concert) mais en s’inspirant cette fois de son travail réalisé pour Psychose. Ce court motif de trois notes sera entendu une dernière fois dans Taxi Driver (Martin Scorsese,1975) lorsque Travis entre dans une épicerie où il tuera un jeune braqueur (première manifestation de sa folie ?) et aux dernières mesures du générique de fin.
Il est en fait courant que Bernard Herrmann réutilise ses matériaux thématiques. C’est ainsi que la romance de La Mort aux trousses avait été déjà écrite pour White Witch Doctor (La Sorcière blanche Henry Hathaway,1953) : il y ajoute une rythmique imitant le train qui n’existait pas dans la première utilisation de la mélodie ; l’un des thèmes d’amour de Pas de printemps pour Marnie avait été composé pour The Seventh Voyage of Sinbad (Le Septième voyage de Sinbad Nathan Juran, 1958) ; enfin, la rythmique de l’habanera dans Sueurs froides apparaît déjà dans le western Garden of Evil (Le Jardin du Diable Henry Hathaway, 1954). De même, certaines de ses musiques de films peuvent influencer ses musiques de concert. Dans son quintette pour clarinette Souvenirs de voyage (1967), on reconnaît certains motifs de Sueurs froides et de Pas de printemps pour Marnie. Tout comme, certaines réminiscences de Psychose et de Sueurs froides se retrouvent dans sa pièce musicale au titre du reste assez éloquent, Echoes, composée en 1965.
Remarquons enfin (et surtout) que les musiques de Bernard Herrmann se présentent aussi comme des compléments aux scénarios qui ne sont peut-être qu’inconsciemment perceptibles par le spectateur. Nous ne citerons ici que quelques exemples : dans La Mort aux trousses, le court motif qui couvre la conversation téléphonique entre Leonard (Martin Landau) et Eve Kandall (Eve Marie-Saint) dans la gare de Chicago confirme ce que nous suggèrent les images : cette dernière joue un double jeu. Quant à la musique qui accompagne l’enquête d’Arbogast (Martin Balsam) dans Psychose, elle nous dit qu’il est sur la bonne voie… pour connaître le même sort que Marion (Janet Leigh).
Si on retrouve les musiques de Bernard Herrmann dans sept films d’Alfred Hitchcock, il a en fait travaillé sur neuf de ses longs-métrages. Il faut, en effet, ajouter à sa filmographie The Birds (Les Oiseaux, 1963) et Torn Curtain (Le Rideau déchiré, 1966). Le premier est dépourvu de musique, excepté la comptine chantée par les enfants à l’école et un bref passage de la Première Arabesque de Debussy que Melanie Daniels (Tippi Hedren) interpréte nonchalamment au piano. Herrmann en supervise cependant la bande sonore et notamment les effets électro-acoustiques. S’il est très rare qu’un film ne comporte pas de musique, ne serait-ce qu’aux génériques, il est d’autant plus remarquable qu’un compositeur accepte de collaborer à un film sans en écrire une seule note. À l’instar de L’Homme qui en savait trop, où Herrmann s’était retiré partiellement du film derrière des musiques d’autres compositeurs, il s’efface ici complètement pour ne superviser que les effets sonores. Assisté par Rémi Gassman et Oskar Sala, Herrmann filtre, modifie, orchestre tous les sons et, en particulier, les bruits d’oiseaux crées artificiellement à l’aide d’un instrument électronique appelé Trautonium, du nom de son inventeur Friedrich Trautwein. Le générique du début est, à cet égard, exemplaire et se passe en effet de musique, fût-elle d’Herrmann.

Les Oiseaux (1963)

Pour Le Rideau déchiré, le compositeur écrit une partition d’une cinquantaine de minutes qu’Hitchcock refuse, mettant ainsi un point final à leur collaboration (8). Curieusement, c’est lorsqu’il commence donc à connaître un certain échec public et artistique avec Pas de Printemps pour Marnie que le cinéaste remet en cause le talent d’un de ses plus fidèles collaborateurs. En effet, au moment du tournage du Rideau déchiré, Alfred Hitchcock n’est plus en position de force au sein du studio Universal depuis l’échec de sa précédente production. Ses dirigeants reprochent notamment au film le traditionalisme de la musique de Bernard Herrmann et demandent expressément au cinéaste de lui faire composer cette fois une chanson à succès qui pourrait se vendre par milliers de disques et serait ainsi un soutien publicitaire pour le long-métrage. En effet, la même année que Pas de printemps pour Marnie, le premier film des Beatles, A Hard Day’s Night (Quatre garçons dans le vent Richard Lester, 1964), rapporte beaucoup d’argent à ses producteurs et la tendance d’inclure une chanson dans le maximum de films se confirme surtout depuis le succès grandissant de ce que l’on appelait à l’époque la musique pop. Par ailleurs, le style d’Hitchcock, celui en particulier de La Mort aux trousses, commence à être abondamment plagié. C’est ainsi, comme l’a souligné François Truffaut, que la série des ‘James Bond‘ s'est largement inspirée des techniques de scénarios du maître du suspense et remporte, dès le début, un immense succès. Un thème musical commun à tous les films, dû à Monty Norman, fidélise les spectateurs avec un générique qui deviendra très vite reconnaissable. De plus, les producteurs de la série incluent très souvent une chanson au générique - “Goldfinger”, “You Only Live Twice” - afin d’accroître leurs bénéfices par la vente de disques.
L’enjeu pour Le Rideau déchiré est d’autant plus grand qu’avant le montage définitif, il apparaît d’ores et déjà comme un échec artistique. Les dirigeants du studio espèrent pouvoir sauver le film grâce à la musique, en la rendant commerciale (9). Herrmann, refusant tout conseil, compose une partition pour orchestre symphonique - avec notamment seize cors et douze flûtes, soit trois à quatre fois plus qu’un effectif normal - tournant ainsi le dos à une formation classique et, encore plus, à celle d’une chanson à succès des années soixante. Alors que le cinéaste entre en colère en entendant le début de la partition, Herrmann lui répond : “Allons Hitch, vous ne pouvez pas aller contre votre personnage. Et vous ne faites pas de films pop ! Pourquoi m’avez-vous demandé ? Vous savez bien que je n’écris pas de pop music !”. Herrmann met un point final à la discussion en lui disant : “Hitch, je ne vois pas l’utilité de continuer à travailler encore avec vous… J’avais déjà toute une carrière derrière moi avant de travailler avec vous et j’en ai une autre devant moi.” (9). Dès lors, chacun campe sur ses positions. La collaboration entre Hitchcock et Herrmann est interrompue définitivement et, sans pour autant sauver le film, la musique du Rideau déchiré est finalement écrite par John Addisson.

Pas de printemps pour Marnie (1964) - Le Rideau déchiré (1966)

Ce dernier déclarera plus tard que le cinéaste ne semblait plus vraiment s’intéresser à la musique,
ou tout au moins, à la sienne. Ayant organisé une audition par téléphone alors qu’Hitchcock était à Londres, celui-ci aurait seulement fait des remarques quelconques en acceptant le travail du compositeur. Cette anecdote viendrait confirmer celle du musicien français Maurice Jarre, auteur de la partition de son film suivant, Topaz (L’Étau, 1969). Le compositeur à succès des derniers films de David Lean, Lawrence of Arabia (Lawrence d’Arabie, 1962) et Doctor Zhivago (Docteur Jivago, 1966), raconte que pendant une audition pour le cinéaste, celui-ci disparut sans un mot au bout de quelques minutes.

L’Étau (1969)

Pour son film suivant, Frenzy (1972), Alfred Hitchcock fait appel à Henry Mancini, auteur, entre autres, des musiques de Touch of Evil (La Soif du Mal Orson Welles,1958) et des films de Blake Edwards, dont le célèbre générique de The Pink Panther (La Panthère rose, 1964). Lors d’une séance d’enregistrement, Hitchcock déclare après quelques mesures : “Dites-moi, si j’avais voulu prendre Herrmann, j’aurais demandé Herrmann. Mais où est donc Mancini là-dedans ?”. (11) Selon Bernard Herrmann qui rapporte cette anecdote, Hitchcock veut à nouveau de la musique pop et comme Herrmann quelques années auparavant, Mancini est remercié et c’est Ron Goodwin qui signe les rares musiques du film en suivant les indications précises du cinéaste sans pour autant qu’il soit question, au final, de musique pop.
Ces derniers témoignages se situent à une époque où Alfred Hitchcock est définitivement brouillé avec Bernard Herrmann (12). Hitchcock semble alors ne plus se préoccuper de la musique de ses films, sans doute parce qu’il pense qu’il ne trouvera plus désormais un compositeur aussi talentueux que son ancien collaborateur.

Frenzy (1972)

Les propos sur l’intérêt qu’Hitchcock porte à la musique de film sont souvent contradictoires. Ainsi, celui-ci déclare lors d’une interview avec le journaliste Stephen Watts en 1934 : “J’ai été très intéressé par la musique et les films à l’époque du muet et j’ai toujours pensé que l’arrivée du parlant apporterait de grandes et nouvelles possibilités.(…) L’émotion est à la base de l’attirance que peut exercer le cinéma. L’attraction de la musique est également une grande possibilité d’émotion. Négliger la musique est, je pense, se priver, volontairement ou non, d’une occasion de progresser dans l’art de filmer.” (13)
Pour autant, on remarque ici et là, dans les témoignages de ses collaborateurs, que le cinéaste n’est pas aussi à l’aise à employer la musique dans ses films qu’il ne le laisse paraître. “Hitchcock avait peu d’idées originales sur la musique. “De la musique romantique”ici, un “thème amoureux” là, notait-il dans les quelques commentaires qu’il avait laissés pour Miklós Rózsa.” (14). On peut également remarquer qu’il n’a jamais admis publiquement le rôle essentiel des musiciens qui ont travaillé pour ses films. Dans ses entretiens avec François Truffaut, Alfred Hitchcock ne les cite presque jamais et encore, c’est rarement à leur avantage puisqu’il tient des paroles très dures envers Miklós Rózsa (15) à propos de Rebecca (1940) et Franz Waxman (16) pour Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954). Quant à Bernard Herrmann, il n’est cité qu’à deux reprises. La première fois, par François Truffaut, à propos de la Cantate d’Arthur Benjamin qu’il avait réorchestrée pour L’Homme qui en savait trop ; la seconde, par Hitchcock lui-même, mais pour évoquer la supervision du son des Oiseaux.
La question essentielle chez Hitchcock n’est visiblement pas la musique, mais les musiciens. Si le cinéaste a ironisé un jour en déclarant que les acteurs sont du bétail, c’est-à-dire des personnes qu’on peut faire marcher à la baguette, il ne peut pas en dire autant des compositeurs, puisque ce sont eux qui, le plus souvent, la tiennent. Devenu cinéaste à succès et étant son propre producteur, Hitchcock peut contrôler tous les stades du scénario, la mise en scène, le cadre, la lumière et la direction des acteurs, mais la musique est bien la seule partie du film sur laquelle il ne peut pas intervenir. Il n’est d’ailleurs pas le seul démiurge à qui le problème se pose. Stanley Kubrick, qui a poussé encore plus loin les limites du contrôle absolu d’un film, a résolu, lui, le problème en n’utilisant principalement que des musiques préexistantes depuis 2001: A Space Odyssey (2001 : l’Odyssée de l’espace, 1968), certes parfois réorchestrées, mais en leur donnant néanmoins à chaque fois un rôle majeur.


Alfred Hitchcock a déclaré : “L’une des premières choses que je fais, c’est un script de sonorisation. En d’autres termes, je dicte tous les sons de la bande-son, à part les dialogues et la musique. Les silences sont aussi dans ce script. Le seul domaine sur lequel on n’a pas de contrôle est la musique. Mais c’est inévitable car le musicien soutient qu’il ne peut pas la composer sur le plateau mais plus tard. On est impuissant entre les mains du musicien. La seule façon de s’en sortir est de tout planifier avec soin.” (17)
A l’évidence, Alfred Hitchcock n’aimait pas partager le mérite de ses films. Pourtant, s’il y a eu peu de ratés dans son œuvre, la période où il travaille avec Herrmann, qui, lui-même, a rarement écrit pour des films médiocres, est sans doute la plus aboutie. Chacun des deux avait néanmoins une haute opinion de son propre talent. Parlant du cinéaste, Bernard Herrmann déclarait à la fin de sa vie, en 1975 : “Hitchcock faisait seulement 60% d’un film, je le finissais pour lui.” (18)

Jean-Pierre Eugène



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(1) Le désir du cinéaste de travailler avec l’auteur de la musique de Citizen Kane (Orson Welles, 1940) remonte à 1944 quand il tournait Spellbound (La Maison du Dr Edwards, 1945) . Mais, celui-ci n’étant pas libre, Hitchcock et son producteur David O. Selznick avaient engagé Miklós Rózsa
(2) Donald Spoto, “La face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock”, Albin Michel, Paris, 1989, p. 481.
(3) “Positif” n°187, novembre 1976, p. 44.
(4) Donald Spoto, op. cité, p. 382.
(5) Irwin Bazemon, “Knowing The Score, Notes on Film Music”, cité dans “Positif” n°187, p. 43.
(6) Herrmann y ajoute une ouverture instrumentale et change l’orchestration en ajoutant notamment un orgue, des harpes et des cuivres.
(7) “Cahiers du Cinéma”, Hors-série 1995 : “Musique au Cinéma”, p. 29.
(8) La musique sera néanmoins enregistrée en 1977 par le Royal Philharmonic Orchestra sous la direction d’Elmer Bernstein.
(9) Selon Bernard Herrmann, c’est Hitchcock lui-même qui voulait une chanson pop.
(10) Donald Spoto, op. cité, p. 512.
(11) Donald Spoto, op. cité, p. 512.
(12) Hitchcock semble en être le responsable. Donald Spoto rapporte en effet que le compositeur a essayé de le revoir pour se réconcilier avec lui, mais ce dernier a évité de le voir en se cachant derrière une porte.
(13) Hitchcock on Music in Films in “Cinema Quaterly” (Winter 1933-1934),
(14) Leonard J. Leff, “Hitchcock & Selznick”, Ramsay, 1980, p. 139-140.
(15) “Hitchcock Truffaut”, Ramsay, Paris, 1983, p. 137.
(16) ibid., p. 180-182.
(17) Donald Spoto, “La face cachée d’un génie. La vraie vie d’Alfred Hitchcock”, Albin Michel, Paris, 1989, p. 481.
(18) Royal S. Brown, Interview with Herrmann, p. 65, cité par Steven C. Smith in “A Heart at Fire’s Center : The Life and Music of Bernard Herrmann”, University of California Press, Berkeley, p. 192.

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