vendredi 11 novembre 2011

Citizen Kane (Bernard Herrmann)


Monument incontournable du patrimoine cinématographique mondial, Citizen Kane (Orson Welles, 1940) est un chef-d’œuvre. La démonstration n’est plus à faire. Le film bénéficie d’une mise en scène parfaitement maîtrisée par un jeune Orson Welles tout juste âgé de vingt cinq ans ; la musique de Bernard Herrmann et son utilisation révèlent un sens aigu du découpage musical et est la preuve d’une entente parfaite entre les deux hommes.
C’est en 1938, après avoir exercé son talent dans l’illustration musicale de pièces radiophoniques, que Bernard Herrmann rejoint Orson Welles et devient le compositeur officiel du Mercury Theater On The Air. En octobre de la même année, il signe l’accompagnement sonore de La Guerre des Mondes, lecture radiophonique qu’effectue Orson Welles du roman de H.G. Wells, restée dans les mémoires pour avoir créé la panique chez de nombreux auditeurs trop crédules. Puis le tandem Welles/Herrmann quitte la radio pour rejoindre les studios R.K.O. L’un y réalise Citizen Kane, œuvre fondatrice du cinéma ; l’autre en écrit la musique.







Cette première partition cinématographique présage remarquablement de toute l’œuvre du compositeur : s’expriment déjà un goût pour les dissonances suspendues et une notion certaine du relief sonore qui fait naître une musique contrastée, où des irruptions d’accords sont succédées de silences brutaux. En somme, toute les caractéristiques de l’esthétique herrmanienne de la rupture sont déjà en place. Opposée à la traditionnelle composition illustrative, cette musique plus verticale n’utilisant que de courtes phrases est une tentative d’atomisation du langage sonore.







Pour ce qui est de leur relation, Welles et Herrmann se comprennent parfaitement. Le réalisateur, contrairement a beaucoup de ses collègues, possède une large culture musicale. Il n’y aura donc pas entre les deux hommes de ces conflits incessants qui éclatent régulièrement sur les plateaux entre cinéastes et musiciens, chacun ayant une vision arrêtée de ce qu’il désire faire ; au contraire, de leurs discussions naîtront d’importantes modifications dans l’élaboration du film qui iront jusqu’à la mise en place d’un véritable scénario musical.
Il faut noter par ailleurs que Bernard Herrmann n’aura de cesse de s’opposer à la tradition hollywoodienne. Largement autodidacte, il restera ouvert à toutes les sonorités et il devra, entre autres, sa réputation de chef d’orchestre à ses formations bizarres. Ainsi, il a enregistré la musique de Citizen Kane avec une formation composée de douze flûtes, dont quatre en sol et quatre basses, et un vibraphone qui constituera plus tard sa signature sonore. Pour cette capacité à sculpter le son en modulant l’orchestre, Herrmann a souvent été présenté comme un précurseur. Cependant, il convient à ce propos de rétablir une vérité. Si son talent de coloriste ne peut être nié, il faut préciser que d’autres ont commencé ce travail de recherche sur les timbres bien avant lui, tel George Antheil qui écrivit une partition pour huit pianos et un xylophone à l’attention des images du Ballet Mécanique que Fernand Léger et Dudley Murphy réalisèrent en 1924.

En fait, ce qui caractérise bien davantage le personnage de Bernard Herrmann, c’est d’une part, son absence de mépris pour la musique de film qu’il n’a jamais considérée comme un art mineur, contrairement à tous ces compositeurs dont les partitions pour le cinéma servaient à financer les frais d’exécution d’une symphonie ; d’autre part, il saura également se débarrasser des clichés debussistes et wagnériens, jusque là très prisés, pour créer un langage neuf. On pourra voir les raisons de cette rupture dans son origine new-yorkaise, et non européenne comme beaucoup de ses collègues. D’où sa tendance à s’exprimer très clairement contre l’utilisation du leitmotiv, ce procédé wagnérien qui confie à une idée, une personne, un sentiment où à un décor, un thème spécifique intervenant au moment où l’action introduit l’idée, le personnage, le sentiment ou le décor en question. Or, ce procédé, apparemment cinématographique, peut rapidement devenir lourdement explicatif et pléonastique. « La phrase très brève présente certains avantages » affirme le compositeur. « Je n’aime pas le principe du leitmotiv. N’oubliez pas que le spectateur n’écoute qu’à moitié, et le phrase brève est plus facile à suivre ».
Cependant la musique de Citizen Kane dément magistralement les propres propos d’Herrmann. Elle est, en effet, construite autour de deux leitmotivs, deux courtes phrases de cinq notes dont l’une est associée au thème de l’enfance et à la figure du traîneau, l’autre à la carrière adulte de Kane.







Pour expliquer la force de cette partition unique, on se reportera volontiers aux propos du compositeur belge André Souris essayant de cerner ce qui fait la qualité d’une musique de film dans un entretien livré à la revue Script en mars 1964 : «Les meilleures applications de la musique, dit-il, seront celles qui mettront lucidement, méticuleusement en jeu les valeurs essentielles, ontologiques de la musique ; à savoir la vitesse, les registres, l’intensité, les timbres et ce que j’appellerais la plus ou moins grande densité du discours sonore. A partir de là, les effets sonores peuvent atteindre un degré de signification qui devient presque égal à celui des images, c’est-à-dire que lorsque les sons ne sont plus la transposition, ni l’explication, ni encore moins la répétition pléonastique de ce qui se passe sur l’écran, les sons agissent dans un ensemble qu’on appelle audio-visuel » ?
Les tâcherons de la musique de film appauvrissent à l’excès leur langage musical afin de l’adapter à celui du cinéma. Bernard Herrmann, lui, a au contraire su créer génialement un nouveau vocabulaire sonore entièrement adapté, dans sa structure même, aux exigences cinématographiques, sans jamais perdre quoi que ce soit de sa haute valeur musicale intrinsèque.
Si la bande originale de Citizen Kane n’est pas aussi profondément angoissante que d’autres partitions de Bernard Herrmann (celle de Sisters/Sœurs de Sang DePalma, 1974 par exemple), elle reste néanmoins très lugubre, fortement imprégnée par l’idée de mort, à l’image du film dans son entier qui s’ouvre sur le décès de Kane. Peut-être parce que musique et cinéma sont deux arts du temps (celui-ci permettant leur déroulement, donc leur expression), ils restent probablement les meilleurs procédés pour mettre en scène sa course inexorable qui nous pousse jusqu’à la tombe. « La vieillesse est la seule maladie dont on ne guérit pas » dit le film : en attestent à ce titre les accents tragiques du thème musical lié à la carrière adulte de Kane et le caractère profondément mélancolique de celui qui est lié à l’enfance.






« No trespassing » (entrée interdite). Ces mots apparaissent sur le premier plan du film, inscrits sur un panneau lui-même fixé sur un grillage qui occupe tout l’écran. Ils servent à prévenir l’intrusion de tout étranger dans le territoire personnel de Kane. Par ce nom, il faut entendre à la fois Xanadu, cette gigantesque propriété qu’il fit construire à la fin de sa vie, dernier caprice d’un milliardaire retranché dans le rêve, et la mémoire du personnage elle-même. La musique commence sur le motif de cinq notes lié à la carrière de Kane. Lugubre, joué au basson puis à la clarinette, il annonce l’événement tragique. Lui succédant immédiatement, le thème musical lié à l’enfance est entonné par le basson, au moment où nous pénétrons dans Xanadu.









Les mêmes notes sont ensuite plus clairement reprises par le vibraphone, juste avant qu’un gros plan sur de la neige factice contenue dans une boule de verre, lointain souvenir enfantin, ne vienne envahir tout le cadre de l’écran. C’est à cet instant que peu après Kane meurt en prononçant ses dernières paroles, en fait un seul mot définitif : « Rosebud ». La séquence fait à cette occasion la part belle aux fréquences les plus basses. A la gravité du premier thème ne s’oppose alors que la tristesse impuissante du second.






Ces premières minutes du film forment une remarquable introduction. Le propos de Citizen Kane y figure tout entier. L’enfance y est montrée comme étant le secret essentiel de l’homme. Un secret qui ne saurait être violé par personne. Les deux thèmes musicaux qui se succèdent montrent parfaitement le tiraillement dont Kane fait l’objet entre le déroulement inéluctable du temps, inscrivant sur lui les marques indélébiles de la vieillesse, et le retour compensatoire et mélancolique sur la période de son enfance qu’il effectue en se réfugiant dans ses pensées. Plus loin dans le film, un rédacteur en chef ordonne à ses journalistes : « Il faut expliquer le personnage ». Or cette scène, pour qui sait la lire, a déjà presque tout expliqué. La suite du film n’en est qu’un long développement sous une forme analytique qui éclaire biographiquement ce que l’on vient de voir et d’entendre.






Lorsque le journaliste enquêtant sur le mystère Rosebud consulte à la Thatcher Library les pages consacrées aux premières années de la vie de Kane , apparaît pour la deuxième fois le thème de l’enfance. Alors que l’image nous ramène sur les lieux de cette prime jeunesse, les violons jouent le motif de cinq notes sur un accord de neuvième mineur arpégé par une harpe rêveuse et nostalgique : des arrangements n’étant pas sans évoquer certaines compositions de Debussy.
A l’écran l’enfance est à nouveau associée à la neige, vraie cette fois, dont la blancheur immaculée symbolise la pureté enfantine. Puis le traîneau Rosebud, figure métonymique de l’enfance apparaît pour la première fois. Plus tard, après la séparation du jeune de ses parents, l y a ce plan superbe du traîneau peu à peu enseveli sous la neige qui tombe lentement :vision prophétique d'une enfance laissée à l’abandon, simple relique que le temps recouvre progressivement, la tristesse et les regrets de l’âge adulte remplaçant les joies enfantines. Cette fois le thème musical a tout d’un appel sans espoir. Il souligne la rupture essentielle dont Kane vient d’être victime.






Entre l’enfance et l’âge adulte , le personnage principal connaît un stade intermédiaire pendant lequel il se cramponne à ses jeunes années. Revendiquant son immaturité, après avoir été soigneusement renvoyé de toutes ses écoles et universités, c’est alors qu’il entreprend de devenir le directeur du journal l’Inquirer. Suivent les jours les plus heureux de sa vie qu’à aucun moment l’un des deux leitmotivs ne vient troubler. Au contraire, l’orchestre joue une musique entraînante et particulièrement vive. Ce sont de véritables bourrasques sonores qui accompagnent énergiquement les frasques d’un jeune homme en pleine force de l’âge.
Malheureusement en 1929, année de la Grande Dépression, Kane est contraint d’abandonner le journal. Il perd alors définitivement toute part de sa naïveté enfantine. Lorsque le spectateur apprend l’événement, le thème de l’âge adulte sonne comme une menace. Il annonce le renoncement de Kane aux valeurs adolescentes comme la rébellion, le sens de l’honneur et de la droiture (pensons à la profession de foi que Kane signe en première page de son journal), le sens fort de l’amitié, l’humour et la légèreté. Peu à peu, ce sont les compromis, le goût du pouvoir et l’embourgeoisement qui prennent place dans sa vie, le tout couronné par son premier mariage avec la nièce du Président des Etats-Unis. Or en aucun cas cette ascension sociale n’est montrée comme un succès. C’est un renoncement lamentable de Kane à ce qu’il a toujours été, une trahison à lui-même ainsi qu’un premier pas tragique vers son isolement progressif. La musique d’Herrmann n’a d’ailleurs aucune pitié pour le couple de jeunes mariés. Leurs petits déjeuners sont accompagnés d’une valse insipide et ridicule, à la limite du pastiche viennois. Welles nous les montre pomponnés comme des premiers communiants ont il se dégage à peine plus de vie que ne le font des statues de cire. Ils sont deux tristes représentants anachroniques d’une bourgeoisie-fossile du XIXeme siècle.






Ce premier couple s’oppose de façon saisissante au second que Kane forme avec Susan, une jeune femme naïve doublée d’une chanteuse d’opéra ratée. Lorsque, à leur première rencontre, Kane accepte de monter chez elle afin de se laver après avoir été éclaboussé par une voiture, une flûte commence à jouer le thème de l’enfance, tandis que la harpe égrène à nouveau ses accords mineurs. La musique indique immédiatement à quel point l’expression de ce nouvel amour naissant revêt les caractères d’une régression infantile, accompagnée d’un réel bien être. Kane ne fait-il pas littéralement l’enfant pour faire rire Susan et par là-même la séduire ? Devenu à ce jour âgé, il est à la recherche de son enfance : lorsqu’il rencontre Susan, il est en route pour un entrepôt où sont consignés les meubles de sa mère. Or c’est précisément cette nouvelle rencontre qui octroie à Kane une cure de jouvence, malheureusement de courte durée. En effet, avec cette femme peu fortunée, d’origine sociale modeste, il retrouve une relation d’une qualité comparable à celle qu’il entretenait avec sa mère. Le second mariage de Kane n’est qu’une tentative illusoire de renouer avec une période de sa vie définitivement perdue.






Il ne pourra désormais plus retrouver la naïveté enfantine que dans de brèves rêveries. La lourdeur solennelle de l’homme de pouvoir a effacé le jeune homme vif et léger du début du film, et le cynisme a remplacé l’innocence. Le thème musical menaçant lié à l’âge adulte refait surface lorsque Kane renvoie Leland, son ami d’enfance. En niant cette longue amitié, tournant du même coup le dos à son passé, il effectue un dernier faux pas qui préfigure sa perte. En fait, le rapport de Kane au monde est à l’image du montage opératique autour de l’Aria de Salaambo écrit par Bernard Herrmann, qui termine par une décélération par a-coups de la bande magnétique. Ce dérapage sonore symbolise le glissement qui s’opère dans la vie de Kane qui, après avoir voulu modeler le monde à son image, perd totalement prise avec le réel.

Il se réfugie alors dans son imaginaire et se retranche dans le palais de Xanadu, fabuleux royaume utopique créé de toutes pièces par le milliardaire. C’est l’ultime étape du processus d’isolement entamé plus tôt. Musicalement, Xanadu est associé au thème de l’âge adulte que souligne la mégalomanie d’un homme qui perd pied et s’enfonce dans la solitude. Puis, dernière étape, Susan le quitte : Kane est définitivement seul. Sortant lentement de la pièce où a eu lieu la séparation, le thème musical de l’âge adulte prend alors des allures de marche funèbre. La fin est proche.








Sur les dernières images du film, les deux thèmes musicaux sont plusieurs fois répétés de façon rapprochée, en esquissant alors le schéma mélodique du début du récit. Ainsi lorsque la caméra survole les objets d’art ayant appartenu à Kane, c’est le thème de l’âge adulte qui est joué. Mais lorsqu’elle se rapproche du traîneau qui va être jeté aux flammes, le thème de l’enfance prend sa place. Symboliquement, une dernière fois après la mort de Kane, les souvenirs de l’enfance se substituent à une réalité triste et fortunée.
Le plan final montre la fumée noire sortant de la cheminée et emportant avec elle le secret de Kane. L’orchestre entonne les deux thèmes musicaux pour un ultime résumé de la vie de cet homme. Puis, comme la caméra revient sur le grillage et sur le panneau du premier plan du film, tous les instruments dressent un véritable mur sonore opaque et puissant. A l’image du grillage, la musique d’érige en barrière infranchissable, protégeant efficacement le secret de l’enfance brisée de Charles Foster Kane.






Tout au long du film, la musique joue une grande part dans la mise à jour de la personnalité complexe de Kane. Elle rend perceptible les aspects les plus cachés de son âme. On a souvent qualifié Herrmann de compositeur psychanalytique : la partition qu’il a écrite pour Citizen Kane va dans le sens de cette remarque. Stravinski, dont on connaît l’aversion pour la musique de film qu’il considérait comme du vulgaire papier peint, posa cette question fondamentale : « Pourquoi prendre au sérieux la musique de film ? » Aujourd’hui, sûrs de nos goûts, nous pouvons lui répondre : « Parce qu’il y a eu Bernard Herrmann ».

Jérôme Lenain

LA BOITE AUX ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°1 (Printemps-Eté 1999)



mardi 8 novembre 2011

Entretien avec J.A.C. Redford



J.A.C. Redford est un compositeur complet reconnu pour ses musiques de théâtre, de film et de télévision. Ses musiques symphoniques ont été interprétées par l’orchestre symphonique de l’Utah, l’Orchestre de Tel Aviv et le National Philharmonic Orchestra. Au Cinéma, Redford a signé les musiques de nombreux films des studios Disney dont Oliver and Company (Oliver et Compagnie, Scribner/1988) A Kid in King Arthur’s Court (Le Kid et le Roi, Gottlieb/1995) ou en a dirigé d’autres comme Nightmare Before Christmas (L’Etrange Noël de Mr Jack, Selick/1993), Black Beauty (Prince Noir, Thompson/1994), The Little Mermaid (La Petite Sirène, Clements et Musker, 1989).







J.A.C. Redford est le chef attitré de Rachel Portman. En tant que chef d’orchestre ou orchestrateur, Redford a collaboré avec les plus célèbres compositeurs hollywoodiens : Mark Isham, Mark Shaiman, Danny Elfman et James Horner, sur, pour ce dernier, Mighty Joe Young (Mon ami Joe, Underwood/1998), Deep Impact (Mimi Leder, 1998) et The Perfect Storm (En Pleine Tempête, Petersen/1999).
A la télévision, il a écrit plus de 480 épisodes ou séries dont Coach et St.Elsewhere (pour lequel il a reçu deux nominations aux Emmy en 1984 et 1985). J.A.C. Redford a été consultant musical au Sundance Film Institute de Robert Redford et a enseigné la musique de film à l’USC et l’UCLA.
Il officie actuellement au Comité exécutif de l’Academy Of Motion Picture Arts and Sciences, chargé de l’organisation des Oscars. Une fonction de plus pour un homme d’une naturelle modestie. La publication de sa biographie Welcome All Wonders : A Composer’s Journey, parue en 1997 (Baker Books) et consacrée quasi exclusivement à sa découverte de la foi chrétienne, a fait l’effet d’une « bombe » dans le petit milieu hollywoodien, un événement sur lequel il revient au cours de cet entretien. Rencontre avec l’un de ces « hommes de l’ombre » que sont les orchestrateurs et sur la réalité de leur métier.



L’Orchestrateur

Frédéric Gimello-Mesplomb : De quelle manière les orchestrateurs sont-ils considérés à Hollywood ? Y-a-t-il une structure ou une union pour défendre leurs intérêts ?

J.A.C. Redford : Les orchestrateurs sont bien respectés à Hollywood. Ils sont respectés par leurs pairs, par les musiciens du studio, par un certain nombre de compositeurs, de producteurs et de metteurs en scène. Toutefois, un certain nombre de réalisateurs n’arrivent pas à voir ce qui différencie un orchestrateur d’un compositeur, ils connaissent mal notre rôle exact dans le processus de création. Ces réalisateurs ont une vision tenace du rôle de l’orchestrateur. Ils l’imaginent comme un « assistant-compositeur », voire d’un simple copiste. La direction d’orchestre et l’orchestration rentrent pourtant dans les catégories représentées à l’AFM (American Federation of Musicians), tandis que la composition, curieusement, ne l’est pas. D’autres organisations de musiciens comme l’ASMA (American Society of Music Arrangers) et la SCL (Society of Composers and Lyricists) comprennent de nombreux orchestrateurs parmi leurs membres actifs.







FGM : On peut constater une grande division des tâches dans le processus de création hollywoodien, et plus spécialement dans le studio Disney pour lequel vous avez longtemps travaillé. Cette division artistique ne transforme-t-elle pas le compositeur en un simple « siffleur » de thème ?

JACR : Pas nécessairement. Le compositeur a toujours la possibilité d’orchestrer, d’arranger et de diriger sa propre musique, ainsi que le faisaient dans le passé des gens comme Bernard Herrmann, Georges Delerue ou Miklos Rozsa. Cette possibilité, cependant, devient de plus en plus rare. De nombreux scores, aujourd’hui, sont le résultat d’un travail d’équipe autour d’un ordinateur. Cela contribue à la division des tâches au sein d’un groupe de professionnels supervisés par un chef d’équipe, le compositeur. Ce dernier a de moins en moins de temps à cause des impératifs de post-production et surtout par la nécessité de produire des maquettes par ordinateur pour obtenir l’approbation du producteur ou du metteur en scène avant l’enregistrement. Il y a souvent des cas où le compositeur tient bon et redouble d’efforts en travaillant davantage, fournissant un matériel brut au producteur ou au réalisateur. L’ordinateur a rendu tout cela possible et a contribué à la compartimentation dont vous faite référence, ainsi que, malheureusement, à une certaine homogénéisation des scores ces dernières années.

FGM : N’êtes vous pas parfois confronté à un problème d’ego en travaillant dans l’ombre, au service de compositeurs célèbres, ou pensez-vous qu’il est aussi intéressant de travailler de la sorte ?

JACR : Je ne pense pas avoir de problème en travaillant pour un compositeur riche, célèbre, ou autre, du moment que nos relations de travail sont bâties sur le respect réciproque.







Le Chef d’orchestre


FGM : Comment avez-vous été amené à travailler sur l’Etrange Noël de Mr Jack (Disney 1995
, musique de Danny Elfman), alors que les meilleurs orchestrateurs étaient réunis pour l’occasion : Steve Bartek supervisait la musique, Chris Boardman dirigeait les chansons (orchestrées par Bartek…) et Mark Mc Kenzie orchestrait le score !?

JACR : Je ne sais pas. La production a eu un problème à quelques semaines de l’enregistrement. Il fallait un chef d’orchestre. Or, je connais très bien Mark, qui est un formidable musicien. J’aime beaucoup diriger, car cela représente pour moi à chaque fois un challenge d’apporter de la vie à la musique et une joie de travailler avec des musiciens doués comme ceux que vous venez de citer.







FGM : Parlez-nous un peu de votre collaboration avec Rachel Portman…

JACR : J’ai une relation privilégiée avec Rachel, autant sur le plan professionnel qu’humain. Nous sommes de très bons amis. J’éprouve une sensibilité particulière pour sa musique et j’apprécie diriger ses compositions. Elle utilise rarement le click-track et écrit beaucoup d’« accellerando » et de « ralentando » qui demandent une bonne communication entre le chef et le compositeur pour mettre au point les changements de tempo avec l’orchestre. Par conséquent, de sa musique transparaît une certaine émotion et un sens de la liberté. Ses musiques sont « larges » de cœur et de sensibilité, et elle n’attend pas moins de moi en ce qui concerne la direction de ses musiques.





La collaboration avec James Horner

FGM : Comment avez vous été amené à travailler avec James Horner ?


JACR : Très simplement. En fait, James et moi sommes représentés par le même agent, la compagnie Gorfaine/Schwartz. Michael Gorfaine m’a recommandé à la production pour Deep Impact. Le succès du film m’a conduit à travailler ensuite sur Mon ami Joe et En pleine tempête.

FGM : James Horner écrit très systématiquement dans ses scores des marches harmoniques évoluant par secondes successives. Un orchestrateur de James Horner a-t-il la possibilité de modifier cette structure harmonique qui peut sembler au premier abord d’une déconcertante simplicité ? Avez-vous pu proposer votre point de vue à James Horner concernant cette question ?

JACR : En tant qu’orchestrateur, je n’interviens à aucun moment pour modifier la structure harmonique d’une partition, à moins que l’on me demande de le faire, ce qui peut parfois arriver avec certains compositeurs. Je pense d’autre part que l’harmonie est la marque fondamentale de la « voix » intérieure du compositeur et je respecte ce point car j’aimerai aussi en ce qui me concerne que ma « voix » soit respectée si j’étais orchestré par quelqu’un d’autre.







FGM : Quelle est la différence entre « orchestrations » (En pleine tempête, Deep Impact) et « additional orchestrations » (Mon ami Joe) tant au niveau technique et artistique ?



JACR : Aucune différence sur le plan du métier. C’est juste une différence légale de crédit au générique du film. James a orchestré lui même un certain nombre de morceaux dans bon nombre de films qu’il a mis en musique. Ces morceaux sont écrits par lui, à la main, et envoyés aussitôt au copiste. Dans le cas précis de ces morceaux, l’orchestrateur devient un « additional orchestrator ».






FGM : Greg McRichie était assez amer lorsqu’il disait qu’il était difficile de collaborer artistiquement avec James Horner. Quelle a été votre expérience ?


JACR : C’est ce que l’on dit. Cela n’a pas été mon cas. J’ai découvert en James Horner un grand professionnel. Chaque partie de musique que j’ai orchestré était pleinement pensée et clairement écrite, ce qui a d’ailleurs rendu mon travail beaucoup plus facile. James Horner était conscient de mes responsabilités, réceptif à mes suggestions quant à l’orchestration de certaines parties, et de bonne compagnie en dehors du travail. C’est un très bon compositeur de film, et j’aime beaucoup travailler avec lui.



La Musique de Concert


FGM : Quel a été votre cursus musical ?


JACR : Je suis né et j’ai été élevé dans une famille d’artistes. Mon père est acteur et metteur en scène et ma mère a été cantatrice. La musique symphonique, l’opéra et les enregistrements de musiques pour le théâtre ont rythmé mes jeunes années. Encore enfant, j’accompagnais les exploits de mes soldats de plomb d’ «original scores» que je composais dans ma tête et qui étaient déjà totalement orchestrés. Mon premier instrument – et le seul dont je sais aujourd’hui me servir correctement – a été le trombone. Plus tard, je me suis essayé au piano, aux instruments à vent et à l’instrument indispensable à la rock génération à laquelle j’appartenais : la guitare. J’ai composé ma première œuvre à l’âge de 16 ans, une « jazz suite » en plusieurs mouvements. D’autres travaux ont suivi, dans une variété de styles, de la chanson au jazz en passant par les quatuors à cordes. Au moment où je suis entré à l’université, j’ai vraiment senti que j’étais fait pour composer, et ce malgré mon inexpérience dans le domaine. Après quelques trimestres, j’ai décidé de quitter l’université pour tenter ma chance à Hollywood, tout en continuant à composer de la musique de concert. J’ai alors étudié l’écriture en cours privé en commençant par l’analyse, le contrepoint, la direction d’orchestre, et enfin la composition.





Mon professeur durant toutes ces années a été Thomas Pasatieri, un ancien disciple de Darius Milhaud. C’est un très grand compositeur américain contemporain, auteur d’un catalogue considérable d’œuvres classiques et d’opéras, qui ne dédaigne pas approcher le cinéma. Il n’a jamais écrit une seule musique de film, il travaille uniquement pour le cinéma en tant que chef d’orchestre ou orchestrateur, ce qui prouve que ce métier n’est pas dévalorisant ici, aux Etats-Unis. Respecté et connu sur les scènes classiques, il n’a pas de problèmes d’ego en étant orchestrateur pour Hollywood. Le plus drôle est qu’il a aussi été orchestrateur pour James Horner ! (rires). Il eut une grande influence sur moi. Je l’apprécie beaucoup. Thomas Pasatieri a orchestré avec moi ou supervisé mes orchestrations dans les premiers films que j’ai fait pour Disney comme La Petite Sirène ou Le Kid et le Roi.
Après quelques années d’apprentissage sous sa direction, j’ai senti que j’étais apte à voler de mes propres ailes, c’est à dire pouvoir faire de la composition pour le film mon avenir professionnel. J’ai alors eu la possibilité de collaborer à l’écriture de partitions pour plusieurs petits épisodes de télévision et pour des films documentaires. C’est aussi à cette époque que j’ai reçu mes premières commandes pour le théâtre et le concert.



FGM : La musique de scène est-elle pour vous un moyen de garder un contact avec le public, contact que beaucoup de compositeurs de film n’ont pas ou plus la possibilité de conserver ?

JACR : Oui, bien sûr. Je pense que la musique existe avant tout pour communiquer des émotions au public, et ce dans le cadre du direct, de la performance en public. La musique est un outil de communication. Garder le contact avec le public est primordial pour moi. C’est pour cela que je continue en parallèle l’écriture d’œuvres pour le concert et d’œuvres chorales.



FGM : Parlez-nous un peu, justement, de cette musique de concert. Comment la définiriez-vous au niveau des influences ?

JACR : Les influences sont avant tout issues de compositeurs du XXme siècle, Leonard Bernstein, Aaron Copland, notamment. Mon style tente de combiner le lyrisme naturel avec les avancées de l’harmonie et du contrepoint. J’aime beaucoup utiliser les rythmes dansants pour leur irrégularité de tempo, les orchestrations colorées et les formes musicales narratives qui permettent de faire voyager l’auditeur. Bref, j’essaie d’écrire une musique variée qui satisfasse non pas seulement un simple plaisir physiologique, mais fasse appel à la personne dans son entité, à son cœur et à son esprit, à son corps et à son esprit aussi.







Musique et Christianisme


FGM : Vous avez surpris le monde musical hollywoodien en déclarant publiquement votre foi en Christ et en publiant votre expérience dans le livre Welcome All Wonders : A Composer’s Journey (Baker Books, 1997). Or pendant des siècles, l’Eglise a considéré la musique profane comme une « musique du diable » et voit encore volontiers aujourd’hui le monde du spectacle Hollywoodien comme une petite « Babylone ». Comment parvenez-vous à concilier votre vie de chrétien avec les exigences des studios ?



JACR : Je fais de mon mieux, en gardant constamment à l’esprit que je marche sur un chemin étroit au milieu d’un immense terrain miné, pour prendre une image parlante. Je ne suis cependant pas entièrement d’accord avec ce que pensent certaines personnes au sujet des chrétiens et de l’industrie hollywoodienne vue comme Babylone. S’il y avait peut-être plus de chrétiens à Hollywood, il y aurait certainement autre chose que du sexe et de la violence à l’écran, pas forcément moins, mais autre chose, une autre vision de la vie. D’un autre côté, il est vrai que j’ai souvent été amené à abandonner des projets avec lesquels je n’étais pas d’accord, car ils véhiculaient des idées qui allaient à l’encontre de l’enseignement du Christ. Bien sûr, aucun film ne reflète à 100% mon point de vue de chrétien. Chaque projet demande au fond de moi une véritable négociation morale, c’est à dire qu’à la table de montage, au niveau des premières bobines qui me sont présentées, je dois être capable de juger si le film est bon ou pas, sur le plan éthique et moral j’entends. C’est en fait ce recul intérieur-là qui est le plus difficile à avoir lorsque l’on est un artiste chrétien.



FGM : Quels sont les films sur lesquels vous avez le moins de mal à exercer ce choix ?

JACR : Les films que j’ai fait pour Disney, indéniablement. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’aime travailler pour ce studio. J’aimerai poursuivre cette collaboration à plein temps comme le font des gens comme Alan Menken. Les téléfilms produits par Disney possèdent un sens de la vie qui me plaît.







FGM : Etes-vous de ceux qui voient en la musique un moyen pour l’homme d’accéder au spirituel et à la foi, ainsi que le pensait Olivier Messiaen ?

JACR : Non. Je pense au contraire que la musique, tout comme la religion, ne sont que des moyens pour sensibiliser l’homme à l’amour de Dieu. Ils ne peuvent pas le faire croire malgré lui en quoi que ce soit. Ca, c’est une démarche individuelle, personne ne peut s’y substituer. Je ne crois pas aux possibilités subliminales ou autres de la musique dans cette démarche. L’homme reste quand même libre et conscient dans sa faculté de choix.



FGM : Pensez-vous, en tant que chrétien, que la musique doit être accessible au plus grand nombre, vu que vous écrivez souvent de la musique destinée aux masses (chansons, ballet, théâtre, film…) ?

JACR : Non, pas forcément au plus grand nombre. Je pense juste qu’elle doit pouvoir être accessible à quelqu’un, quelque part, même si ce quelqu’un ne vivra que dans le futur. Je ne compose d’ailleurs pas exclusivement de la musique à programme, de film ou de scène.



FGM : Vous êtes un des rares compositeurs connus à administrer vous même votre site internet. Que vous apporte cette activité ?

JACR : De plus en plus de temps ! (rires). Non, plus sérieusement, disons que c’était au début le moyen de mettre en ligne une sorte de CV évolutif. C’était le début du web. Je n’y croyais pas trop. Je ne croyais pas en fait qu’on puisse venir se connecter sur mon site : je ne voyais pas l’intérêt de l’internaute d’aller surfer sur le site de J.A.C. Redford. Et puis, curieusement, j’ai reçu des mails du monde entier, j’en ai reçu d’Inde, du Japon, de Russie, et par le biais de mon site, je me suis fait des amis, des correspondants qui m’ont très vite sollicité pour avoir des infos sur mes musiques. J’ai donc durant un temps offert gratuitement en ligne un CD de démonstration de mes musiques. J’en prépare actuellement le second.



LA BOITE A ARCHIVES
Entretien réalisé par Frédéric Gimello-Mesplomb
Préparation et transcription : David Hocquet
Paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

vendredi 4 novembre 2011

Malèna (Ennio Morricone)

La fabuleuse ouverture orchestrale d'Una Pura Formalita (Une pure formalité, 1995), décuplant frénétiquement la course effrénée en vue subjective de la séquence générique, la note « désaccordée » de l’un des motifs de La Leggenda Del’Pianista Sul’Oceano (La Légende du pianiste sur l’Océan, 1999) symbolisant habilement la phobie du personnage principal…On peut aisément finir par le reconnaître : le cinéma de Giuseppe Tornatore n’a jamais manqué d’inspirer jusqu’à ce jour Ennio Morricone, le maestro italien de la musique de film. La preuve en est rendue encore aujourd’hui avec Malena (2001), dernière œuvre en date du jeune cinéaste par laquelle celui-ci renoue avec le récit à la première personne de Nuevo Cinema Paradiso (Cinema Paradiso, 1989), son succès d’estime, en y développant à nouveau une histoire basée sur la nostalgie et la mémoire : celle, cette fois, d’un homme qui se souvient de « la » femme qui a éveillé en lui ses premiers émois amoureux, révélé sa sexualité et nourrit ses premiers fantasmes d’adolescent dans le cadre d’une Sicile de 1940 en proie aux bouleversements grandissants de la Seconde Guerre Mondiale et la montée non moins fulgurante du fascisme.






Musicalement, Ennio Morricone n’a pas occulté, bien évidemment, le versant romanesque qui émerge de cette trame dramatique principale : en recourant notamment à des mélodies aux accents doux amers soit accompagnées à la mandoline, soit portées par des interprétations solistes à l’alto, au saxophone soprano et à la trompette, le compositeur a assuré la carte d’un sentimentalisme profond qui apporte une charge émotionnelle très forte à ce récit d’amour impossible.







Ceci dit, de ce score, l’on peut tout autant apprécier les deux registres musicaux qui s’entrecroisent tout au long du récit et qui finissent par servir au mieux l’un des axes thématiques principal du film qui gravite et s’articule autour d’une dialectique de « la perception et du regard ». Car en effet, Malena, c’est aussi le portrait d’une jeune sicilienne dont la beauté attire l’attention des hommes et excite leur concupiscence, attise la haine de leurs épouses jalouses et envoûte par ses charmes, Renato, un jeune garçon de 13 ans qui sillonne la ville à bicyclette ; c’est le récit d’une belle qui, observée et convoitée par les mâles libidineux du village d’un côté, épiée, suivie et désirée par un adolescent de l’autre, devient non seulement « la » femme de toutes les attentes, mais aussi l’objet de toutes les discussions. Et si la mise en scène de Tornatore adopte donc un va-et-vient quasi permanent entre « le point de vue » collectif des adultes et celui plus intime de l’enfant, avec une application participant à faire indéniablement de Malena l’épicentre d’un (mélo-)drame naissant et irréversible, la musique d’Ennio Morricone définit bien la « nature » profonde de chacun des deux points de vues posés sur la jeune femme : à savoir, une tendance à la sublimation et à l’idéalisation pour l’enfant par un premier registre, très morriconien, qui s’affaire à accompagner la plupart des séquences où Renato observe seul Malena (les motifs sont fluides, aériens et délicats, portés essentiellement par un ensemble de cordes auquel viennent s’ajouter avec parcimonie une mandoline et un alto) ; et un regard plus « salace » pour le groupe d’adultes via un second versant musical plus proche d’un Nino Rota festif composant pour Federico Fellini, et qui accompagne les plans de ces villageois totalement émoustillés par les formes généreuses de la charmante sicilienne.







Par une musique « fragile » et orientée vers « les hautes de sphères » qui s’oppose à une musique aux accents plus appuyés et « pesants », par le biais de ponctuations orchestrales cuivrées (basson) et emmenées par une rythmique aux percussions lourdes (grosse caisse) – et en cela, portée symboliquement « vers le bas » - se trouvent convoqués en somme d’un côté « le spirituel » et de l’autre le « trivial ». Le Sacré face au Profane.
Ennio Morricone s’ouvre ici à une musique qui dissocierait en fait « l’Esprit » (la noblesse du sentiment et de l’amour) du « Corps » (le vice et la soif du sexe) : la première approche, typique du compositeur, se rattache aux plans de nature psychologiques de Malena, c’est-à-dire ceux la cadrant en très rapproché et de manière contemplative. Sur ces images, la musique s’applique à définir l’intériorité de la jeune femme, à exprimer son désarroi et sa souffrance (elle est sans nouvelle de son mari parti à la guerre) derrière son visage « fermé » tout en ne manquant pas de faire état, à ce même instant, de celle, toute aussi sincère, éprouvée par le jeune garçon, certes hors champ, mais dont la présence nous est induite par son point de vue qui est donc celui de la caméra : pour la séquence de la coupe de cheveux, notamment, les sons diffus de la flûte relayés par le saxophone expriment autant le cruel dilemme, la terrible confusion et le tourment de la jeune femme qui naissent à cet instant que le sentiment de compassion mêlée d’impuissance de celui qui la regarde au nom d ‘un amour certes naïf mais sincère et touchant.






La seconde approche, aux motifs musicaux plus felliniens, se coordonne, elle, avec les plans de Malena, filmée de pied, mettant ainsi sa silhouette en valeur et correspondant donc aux divers instants où elle traverse le cœur du village. Les ponctuations produites par les cuivres et les percussions délivrent un rythme, un tempo qui, sans s’accorder à celui de la démarche de la jeune femme, amplifie cependant de manière délibérément grossière, le sex-appeal d’une femme qui ne désire qu’être respectée : une façon habile, en soi, de traduire ainsi le regard superficiel et outrancièrement primaire de ces hommes focalisés sur l’image d’une femme qu’ils désirent percevoir uniquement comme facilement « consommable ». Et ce n’est en somme pas sans une certaine ironie jubilatoire qu’Ennio Morricone aime à charger en musique ces instants : ces arrivées sur la place publique se trouvent accompagnées d’une bande musicale au ton très caustique ; la musique se fait fanfare de cirque et finit par appuyer l’idée que si pour sa plastique attrayante, la jeune femme devient aux yeux de son entourage masculin une véritable attraction quotidienne visuelle sexuellement euphorisante , elle n’oublie pas, dans l’autre sens, de souligner combien ceux qui la regardent sont autant de figures clownesques et ridicules qui préparent leur propre numéro avant que Malena n’entre en piste.








Cette équation, qui s’établit d’un côté entre musique morriconnienne, gracile et voluptueuse = plans rapprochés, et de l’autre, musique fellinienne, expansible et généreuse = plans larges, prolonge sa «logique» en s’appliquant à faire naître parfois de beaux entrecroisements à l’intérieur d’une même séquence. Par exemple le motif « Inchini Ipocriti E Disperazione » évolue ainsi en fonction de l’évolution du filmage et du cadrage : les accents à la Nino Rota ponctuent l’arrivée en plan large de la belle avant de se laisser glisser vers une musique plus « retenue et introspective », lorsque la caméra resserre sur le profil de la jeune femme, pensive. Quant au motif de Malena, dont les premières mesures naissent en un crescendo de cordes en suspension typique de l’auteur (cf. le thème principal de C’era Una Volta Il West Il était une fois dans l’Ouest, Leone /1968, celui d’amour de Wolf, M. Nichols/1994…) – il évolue lorsque, accablée par la disparition de son mari « mort » au front, la jeune femme entreprend de vendre ses charmes à l’occupant nazi afin de survivre : à sa première apparition en vamp sulfureuse, Ennio Morricone maintient le motif du personnage mais le fait exécuté cette fois par un saxophone au phrasé langoureux qui, au final, s’associe et s’harmonise au déhanchement de la belle filmée, à nouveau, de pied, via un travelling arrière progressif.



Cette dernière arrivée sur la place publique où Malena affiche ses douces rondeurs affecte l’enfant au point où, dans la continuité, il tombe malade après avoir imaginé, en un cauchemar quasi éveillé, les frasques de la jeune femme en compagnie de soldats et d’officiers allemands : le tango qui accompagne les images de l’orgie et de débauches rêvées par le jeune Renato en un ballet visuel « kaleidoscopique » démoniaque, se place explicitement sous l’influence à nouveau d'une couleur Rota, par le biais notamment d’une présence forte de cuivres dont la distorsion progressive de leurs sons ne manquent pas de suggérer le chemin déviant que prend Malena aux yeux du jeune garçon.
Cette séquence, à l’issue de laquelle le jeune amoureux transi perd connaissance, se rattache bien évidemment à toute une série de séquences nées du fruit de l’imagination de ce dernier. La thématique du regard énoncée précédemment qui parcourt le récit se trouve d’ailleurs induite dans ces instants fantasmés de l’enfant. Celui-ci, semi-conscient de la pression dont est victime la jeune femme, se projette dans ses songes en « sauveur ».








Par des séquences en noir et blanc, ponctuant épisodiquement le récit, Tornatore nous donne à voir un Renato s’imaginant défenseur de la veuve et de l’orphelin au Far West ou en figure toute aussi « héroïque » allant du gladiateur de la Roma Antique au détective bogartien des bas-fonds de New-York, en passant par le Tarzan d’une jungle exotique. De la sorte, le réalisateur manifeste ainsi, à nouveau, sa nostalgie et son amour du 7e Art, déjà contenue dans Cinéma Paradiso ainsi que dans L’Uomo Delle Stelle (Marchands de rêve, 1996) et donne l’occasion à Ennio Morricone de se livrer à l'hommage musical déjà adopté dans le premier titre juste cité. Mais ici, l’approche est d’autant plus appropriée et judicieuse, qu’elle fonctionne sur les bases du trait exagéré et appuyé de la référence (proche du pastiche) et qu’elle constitue dès lors le registre musical on ne peut plus parfait pour « définir » ici le principe même du fantasme qui repose, lui aussi, parfois sur l’extravagance, l’exagération et l’extra-codification. Ce que l’on retrouve dans les saynètes imaginées par le jeune enfant où sa protégée côtoie un individu (lui-même) dont la bravoure, le machisme et le sens du sacrifice ne sont pas à mettre en doute.







Cet univers mental de l’enfant, qui garantit une partie de la portée humoristique du film, se voit adjoindre en l’occurrence des accompagnements musicaux qui transcrivent ses idéaux et, bien évidemment, seul le registre proche d'un Rota enjoué, associé donc le plus souvent aux «ennemis» du jeune garçon – les autres hommes du village, ses « rivaux »- et à leur attitude, à leur regard de «profanateurs» qui avilie l’image de l’élue de son cœur, viendra accompagner son seul «cauchemar» éveillé, celui de l’orgie à l’instant où Renato songera au triste chemin pris par Malena dans la dépravation avec ces « autres » hommes. Les accents musicaux festifs felliniens y trouveront à cet instant une place de choix en s’associant à cette pensée qui viendra comme contaminer son environnement mental, sa bulle de rêve et le pousser jusqu’à la perte de conscience.


Les qualités de cette partition résident par ailleurs sur de nombreux autres points d’écriture musicale qui participent à continuer de nous faire penser qu’en dépit de ses 70 ans et ses quatre décennies d’activité passées au service du petit comme du grand écran, Ennio Morricone est bien l’un de ces compositeurs qui, en dépit de sa prolifique carrière, n’affiche aucunement par son travail l’envie de se reposer sur ses lauriers.

Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

mercredi 2 novembre 2011

Trois petites notes sur...Georges Delerue (III)





Le Cœur à l’ouvrage Au regard de l’ensemble de son œuvre, il est une couleur qui revient ponctuellement dans l’écriture de Georges Delerue, celle liée à la notion de « romantisme ».
On peut concevoir facilement que la raison découle du fait que le compositeur a écrit énormément pour des histoires dramatiques, où la place des rapports amoureux et passionnés occupent une place fondamentale dans les récits comme celui de L’Eté Meurtrier (Becker, 1983).







Ses incursions dans le milieu « romanesque » s’inscrivent déjà, bien évidemment, dans l’univers de François Truffaut : La Peau Douce (1964), Les Deux anglaises et le Continent (1971) Le Dernier Métro (1980) et La Femme d’à côté (1983) sont autant de titres pour lesquels Georges Delerue signera des compositions très mélancoliques et désenchantées, portées par une instrumentation souvent très cristallines (piano-clair, clavecin, dulcimer et harpe). Mais c’est aussi bien plus en dehors de cette association que le musicien portera, à son plus haut point d’intensité, son expression personnelle du romantisme, un romantisme exacerbé via une musique signifiant dans toute sa splendeur le tourment amoureux ainsi que la souffrance qui peut en émaner.
Le Mépris (1963), film axé notamment sur la désagrégation d’un couple, en est l’une de ses plus belles preuves. En adoptant une couleur très brahmsienne, Delerue a écrit une partition pour cordes au lyrisme « fatal », tragique, en totale osmose avec l’ampleur dramatique vers laquelle s’oriente peu à peu la relation des deux amants.
De cette musique signée pour ce long-métrage de Jean-Luc Godard, le musicien aimera en reprendre le ton, l’agencement de son écriture, lorsqu’il se verra proposer de travailler pour d’autres œuvres au parfum romanesque. Ainsi, pour Un Homme Amoureux (Kurys, 1986) retrouverons-nous ces arabesques aériennes portées par les cordes avec en contrepoint, une harpe dont les notes cristallines s’égrènent avec une poésie pleine d’amertume et de délicatesse.
Ceci dit, il convient de rappeler aussi que le romantisme selon Delerue ne transitera pas simplement, dans ses partitions, par le symphonique. Le musicien roubaisien exposera aussi bien le mal d’amour ou la pureté du sentiment dans d’autres drames romanesques par le biais de mélodies exécutées de manière plus « soliste » en recourant à des instruments comme le violoncelle (La Passante du Sans-souci, Rouffio/1982) et le saxophone (L’Eté Meurtrier, Becker/1983) ou encore le piano, au timbre clair et « lumineux », ainsi que la harpe et le clavecin pour notamment Les Deux anglaises et le Continent de François Truffaut.







Ce versant profondément « romantique » s’imposera, par ailleurs, dans des films où la passion amoureuse et le romanesque restent en arrière-plan, comme en filigrane, pour laisser la place à des enjeux narratifs et dramatiques d’un autre ordre. Cette couleur sensible se distillera à doses certes homéopathiques, mais avec une aussi fragile et grande intensité, par l’entremise de modes musicaux faisant recours essentiellement à un ensemble de cordes et à une écriture où la durée des notes compte. Parmi les exemples les plus remarquables, nous retiendrons la fabuleuse et renversante beauté mélodique de ses largos signés pour La Petite Vertu (Serge Korber, 1967), l’histoire d’un photographe de rue dans la misère qui s’éprend d’une kleptomane, une jeune femme qui le conduira à la mort ; L’Important c’est d’aimer (Andrezj Zulawski, 1974), drame bouleversant où un reporter photographe et une comédienne déchue sont confrontés à un cruel monde moderne ; et Police Python 357 (Alain Corneau, 1975), film policier dont l’usage furtif du motif, dans le récit, s’accorde à mettre savamment en relief la passion naissante et tragiquement éphémère de l’inspecteur interprété par Yves Montand et la jeune Stéphania Sandrelli. En second lieu, nous retiendrons aussi toute l’émotion qui peut se dégager de son lamento d'Heureux qui comme Ulysse (Henri Colpi, 1969), touchante aventure où Fernandel se prend d’affection pour un cheval camarguais qui doit être livré à un picador pour les corridas.










Si, comme toute cette dernière production en témoigne, le goût de Delerue pour une musique « sensible », à fleur de peau, s’est étendue à des œuvres aussi diverses que le drame social ou la série noire, c’est que le musicien s’est toujours persuadé (et à raison), qu’au cinéma, le compositeur est vraiment le collaborateur qui peut apporter à un film un surplus d’émotion.
En tant qu’auteur porté donc essentiellement vers l’intérêt d’une musique du ressentir, Georges Delerue s’est donc attaché tout comme Bernard Herrmann à jouer la gamme des sentiments et dès lors, en l’occurrence, souvent celle liée au mal être. Tristesse, mélancolie, désenchantement transparaissent ainsi avec grande force dans des films aussi émouvants que L’Insoumis (Cavalier, 1964), Le Vieil Homme et L’enfant (Berri, 1967), Chère Louise ( De Broca, 1972), Jamais plus toujours (Bellon, 1974) Le Jeu du Solitaire (Adam, 1976) ou encore une série télévisée comme Jacquou le Croquant (Lorenzi, 1969).







Cette attention toute particulière portée à l’élaboration de partitions visant à définir voire à sublimer l’envergure émotionnelle d’un récit, Georges Delerue la cultivera jusqu’à la fin de sa carrière comme en témoigne non seulement son Concerto pour l’Adieu destiné au film de Pierre Schoendoerffer Dien Bien Phû (1992), mais aussi son travail réalisé pour Tours du Monde, Tours du Ciel (Robert Pansard-Besson, 1990), série documentaire à aspect scientifique composée de dix regards orientés vers le monde de l’astronomie et plus précisément des plus prestigieux observatoires.







Pour cette dernière production, Delerue a signé une partition pour grand orchestre qui flirte avec non seulement l’écriture du Mépris, mais aussi celle des Deux anglaises et le Continent, deux de ses créations les plus connotées « romantiques » de sa carrière. Coïncidence ? Quoiqu’il en soit, la reprise de la couleur musicale de ces deux titres sur les images de ces dix volets qui traitent quelque peu de la question de l’Homme face au Céleste et, en cela de la Nature, de l’Univers qui l’entoure, constitue ici une belle résonance à l’une des grandes thématiques discursives de la pensée du Romantisme au siècle de Chateaubriand, à savoir celle du rapport de l’Homme au Monde.

Lignes de fuite / Conclusion Musique de répertoire et musique de scènes, Sons et lumières, courts-métrages, Télévision ou encore cinéma…Comme nous l’avons évoqué, le compositeur s’est plu, dès ses débuts, à œuvrer dans la diversité. Faisant montre d’un grand éclectisme dans ses choix, Georges Delerue s’est imposé rapidement comme un auteur accompli, à l’aisance d’écriture indéniable et à l’humilité indiscutable.







Mais cette tendance à « l’ouverture » est d’autant plus remarquable chez Delerue qu’il est aussi un de ces compositeurs français qui, à un moment donné de sa carrière, s’est vu proposer de travailler régulièrement pour des cinéphilies extérieures à nos frontières. Aussi, c’est à son plus grand plaisir que le musicien, resté catalogué comme auteur de musique à la française, acceptera de s’exporter, dès le milieu des années 60, avec les premières offres venues d’Espagne, deux commandes pour l’univers de Juan Antonio Bardem intitulées Nunca Pasa Nada (Une femme est passée, 1963) et Los Pianos Mecanicos (Les Pianos Mécaniques, 1964). Ces deux projets vont constituer pour le musicien le début de son premier périple, un périple essentiellement européen au cours duquel les demandes proviendront aussi bien de Belgique (Malpertuis, Kumel/1972), d’Hollande avec les films de Fons Rademakers, d’Italie pour Il Conformista (Le Conformiste, Bertolucci/1970) ou bien encore d’Angleterre, via ses collaborations avec Jack Clayton et Ken Russell.





C’est au service de ce dernier pays que le compositeur entretiendra surtout, entre 1965 et le début des années 70, la relation la plus soutenue. Bien que résidant toujours en France, l’auteur trouvera force inspiration dans des œuvres britanniques aussi intimistes que Rapture (La Fleur de l’âge, Guillermin/1965), Interlude (Bellington, 1968) ou Women in Love (Love, 1970), magnifique adaptation de D.H. Lawrence par Ken Russell où la musique de Delerue, vénéneuse, trouve une place des plus appropriées dans cette sombre et troublante tragédie, portée de bout en bout par le magistral quatuor de comédiens composé d’Alan Bates, Oliver Reed, Glenda Jackson et Eleanor Bron.







Au cours de cette période énormément consacrée au cinéma anglo-saxon, Delerue laissera beaucoup son inspiration s’orienter vers le registre d’une musique aux « racines plus historiques », c’est–à-dire placée sous l’influence d’une écriture évoquant les époques du Moyen-Age, de la Renaissance…pour des œuvres à costumes comme A Man For All Seasons (Un Homme pour l’éternité, 1966), film de Fred Zinnemann dont l’action se déroule pendant le règne de Charles VIII, Anna and The Thousand Days (Anna des Mille Jours, Jarrott, 1969) ou encore un peu plus tard pour la série télévisée The Borgias (Farnham, 1981). Ce registre historique sera de même réintroduit, durant ces mêmes années, dans certaines autres de ses productions dont le programme télévisuel français Les Rois Maudits (Claude Barma, 1972) et le trop méconnu film de John Huston A Walk With Love and Death (Promenade avec l’Amour et la Mort, 1969), brillante et lyrique évocation de la Guerre de Cent ans dont on saluera tout particulièrement la partition qui l’accompagne. Pour cette fresque qui dénonce le fanatisme religieux et politique de cet âge troublé et par laquelle le cinéaste rend exaltant l’amour de deux jeunes amants qui refusent les contraintes de leur temps et qui ne trouveront au final que la Mort, Delerue a porté le film vers les eaux d’un romantisme sombre avec une finesse étonnante.











Les autres travaux écrits à cette même période par le compositeur dans un cercle très européen ne sont pas exempts également de qualités : Malpertuis, du belge Harry Kumel, est une œuvre fantastique séduisante de par l’atmosphère étrange entretenue tout au long du récit et pour laquelle le musicien a énormément contribué à doter le sujet d’une dimension profondément poétique ; quant à Our Mother’s House (Chaque soir à neuf heures, Clayton/1966) puis Le Conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci, il s’agît de deux films où l’on découvrira un Georges Delerue remarquablement à l’aise dans le jazz et tout particulièrement le second titre, dont on saluera la pertinence des interventions du musicien.












Sa participation au cinéma américain va se faire progressivement dans les années 70 avec des œuvres pleines de finesse et de lyrisme telles The Day of The Dolphin (Le Jour du Dauphin, Nichols, 1973) où l’auteur de la musique du Mépris mêlera avec force audace orchestre et sons électroniques, Julia (Zinnemann, 1978) ou encore A Little Romance (I Love You, Je t’aime, Roy Hill, 1979), trois grandes œuvres musicales Delurienne qui se verront de fait toutes nominées aux Oscars.







Cette collaboration avec la production américaine va s’accroître très rapidement pour des raisons de logistiques. Le musicien, conscient depuis plusieurs années de la fragilité du système de la musique de film en France, des véritables problèmes liés aux moyens et aux conditions allouées aux compositeurs nationaux pour parvenir à mener à bien leur travaux, décidera comme Maurice Jarre ou bien Michel Colombier, de partir s’établir aux Etats-Unis. Cette fuite en avant, au début des années 80, ne sera donc pas à considérer comme un départ motivé par un désir de gagner plus d’argent, ni à renier les qualités d’un nouveau cinéma français (Delerue, même établi aux Etats-Unis, continuera ponctuellement et avec grand plaisir à collaborer pour des cinéastes comme De Broca, Brisseau, Girod, Enrico, Kurys, Verneuil…) : il s’agira bien plus pour lui d’une manière de se voir garantir la possibilité de continuer son métier avec toujours la même passion en ayant les moyens adéquats de le faire.
Et pour avoir des moyens, le musicien les aura largement. C’est d’ailleurs cette nouvelle logistique mis à sa disposition qui transparaîtra évidemment dans son écriture musicale dès lors qu’il commencera officiellement ce (deuxième) périple aux Etats-Unis.
Le compositeur aura donc recours davantage à la masse orchestrale, dotant une nouvelle ampleur à ses partitions, décuplant ainsi, la force de la couleur romanesque de sa musique à laquelle il nous a habitué si fréquemment durant ses années passées en France.





Au delà de certaines partitions où le musicien fera appel à une orchestration toute en retenue (Man, Woman and Child, Richards/1982, Exposed Surexposé, Toback/1983), l’auteur reviendra donc beaucoup vers la grande formation et signera de véritables réussites, telles celles émanant de sa collaboration avec le cinéaste contestataire Oliver Stone, Salvador (1985) et Platoon (1986)...
On ne pourra que regretter fortement le fait qu’une partie de sa musique écrite pour ce dernier film, basée sur un adagio proche dans l’esprit et dans sa structure de celui de Samuel Barber, soit passée à la trappe au profit d’une bande musicale essentiellement constituée de musiques pré-existantes : un choix au demeurant peu surprenant car typique de la malheureuse tendance made in Hollywood qui commencera à s’installer plus que jamais en ces années 80 et qui participera dangereusement à reléguer, comme l’on sait, les partitions originales au simple rang de musiques additionnelles !







Pour ces dernières années passées aux Etats-Unis, il convient manifestement de considérer en fait que la « source » créatrice de Georges Delerue ne s’est jamais tarie et qu’il sera aussi être encore pour le meilleur au service du cinéma français : Conseil de Famille (Costa-Gavras, 1985), Descente aux enfers (Girod, 1986), Un Homme amoureux (Kurys, 1987) Chouans ! (De Broca, 1988), La Reine Blanche (Jean-Loup Hubert, 1991), la série documentaire Tours du Monde, Tours du Ciel (Pansard-Bresson, 1991) et bien sûr celle écrite pour Dien Bien Phû (Schoendoerffer, 1992), dont le Concerto pour l’Adieu, qui apparaît dans l’une des scènes les plus lyriques du film, détient aujourd’hui toute sa valeur testamentaire.









Sa disparition survenue un triste jour de Mars 1992 a crée indiscutablement un vide qui persiste encore aujourd’hui à nos yeux et dans nos mémoires. Delerue, compositeur prolifique qui su toujours être passionnant, musicien au talent le plus multiple et à la générosité exemplaire, nous manque terriblement et ce, d’autant plus qu’il fût un compositeur pour le Cinéma qui, tout en restant accessible et plaisant au plus grand public, a su œuvrer pertinemment pour que son remarquable travail participe aussi à maintenir, dans la continuité d’œuvres aussi fondamentales que celles de Maurice Jaubert, Bernard Herrmann et d’Ennio Morricone, une tradition : celle consistant en l‘occurrence à faire reconnaître ou à rappeler à tous les incrédules cinéphiles et mélomanes combien la musique de film est loin d ‘être un genre mineur. Rien que pour cela, nous ne pouvons dire qu’une chose : merci à vous, Georges !.

Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)