dimanche 31 juillet 2011

A chacun son Shakespeare ! (III)








Musiciens d’un cinéma dans tous ses états Les réalisateurs européens, et donc accessoirement américains, ne sont pas les seuls en ce milieu des années 50 à se préoccuper de Shakespeare. L’universalité de son œuvre s’avère aussi bien établie au sein d’autres milieux cinématographiques, notamment asiatiques, même si de telles productions n’ont pour la plupart jamais pu franchir les frontières de leur pays. Parmi celles qui bénéficieront malgré tout d’une reconnaissance critique internationale, Kumono-Su-Jo (Le château de l’Araignée, 1957) est une transposition magnifique qui permet à Akira Kurosawa de nous présenter son propre MacBeth en samouraï moyen-âgeux. Le metteur en scène réussit de cette manière une habile synthèse entre la tradition du théâtre élizabéthain et celle du nô japonais : c’est dans cette dernière que s’ancre d’ailleurs l’âpre illustration musicale de Masaru Satoh.



De ce point de vue pourtant, l’effort le plus inattendu nous vient plutôt du réalisateur Kishore Sahu qui tourne en 1954 le second Hamlet du cinéma indien. Si, selon les spécialistes, l’adaptation fait sans ambages - et non sans brio - référence au chef-d’œuvre de Laurence Olivier, elle s’en démarque néanmoins par l’emploi de supports musicaux souvent en rupture avec le propos et plaçant sans complexe auprès des compositions originales de Ramesh Naidu un air de rumba (!) ainsi que trois chansons (signée Hasrat Jaipuri) qui deviendront de véritables succès populaires. Cet Hamlet prend alors des allures de film musical… C’est précisément sous cette forme que Shakespeare plus que jamais actualisé s’impose définitivement auprès d’un public américain auquel l’époque élizabéthaine n’est que peu évocatrice. Les haineuses familles Capulet et Montaigu se muent alors en clans Jets et Sharks, toujours rivaux dans l’une des transpositions les plus célèbres de l’inusable mythe de Roméo et Juliette, West Side Story (Wise et Robbins, 1961). Les airs écrits quatre ans plus tôt par le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein pour le ballet homonyme de Jérôme Robbins font le tour du monde, s’inscrivant en droite ligne parmi les classiques du jeune répertoire musical américain.



Tandis qu’en 1964 producteurs italiens et espagnols s’associent le temps d’un Roméo et Juliette réalisé par Riccardo Freda (Giulietta e Romeo) sur les “classiques” de Rachmaninov et Tchaikovsky, la Grande Bretagne offre elle aussi, comme l’on peut s’y attendre, son lot d’adaptations. La musique y tient généralement une fonction appréciable, quoique souvent à vocation simplement illustrative, à l’image des styles faciles et mélodiques de Richard Hampton et de Michael J. Lewis pour deux réalisations de Stuart Burge, Othello (1965) et Julius Caesar (L’Assassinat de Jules César, 1969). Pour l’anecdote, citons toutefois le film de Basil Dearden All Night Long (Tout au long de la nuit, 1962), un Othello transposé cette fois dans le milieu du jazz…




Entre temps, deux réalisateurs soviétiques trouvent à leur tour en Shakespeare matière à réflexion… Mais dans une U.R.S.S. post-stalinienne où le cinéma (comme tant d’autres domaines) se doit encore de répondre à une doctrine établie (l’art tel que le concevait Lénine “compris est aimé des masses laborieuses”), leurs œuvres se retrouvent bien vite otages d’un certain classicisme. Cette tendance s’affirme jusque dans le choix des compositeurs, nécessairement déclarés “Artistes du Peuple de l’U.R.S.S.”, qu’il s’agisse d’Aram Khatchaturian pour Otello (Othello, Youtkevich - 1955) ou de Dimitri Chostakovich pour Gamlet (Hamlet, 1964) et Korol’ Lir (Le Roi Lear, tous deux de Kosintsev, 1971). Les deux hommes ont d’ailleurs tout au long de leur carrière beaucoup eu à souffrir des contraintes de l’idéologie soviétique, Chostakovich en tête. Mais ce dernier est aussi un passionné de Shakespeare : il a participé au début des années 30 à une production théâtrale d’après Hamlet avant de signer en 1940 une autre musique de scène pour Le Roi Lear, monté d’ailleurs par Kosintsev (leur première collaboration remonte à 1929). Il retrouve donc au cinéma près de trente ans plus tard deux thèmes shakespeariens qu’il a déjà traité auparavant pour le théâtre. Les partitions qui en découlent en sont, soulignons le, totalement distinctes et celle d’Hamlet notamment, en contribuant à faire du prince danois un vrai héros romantique, s’avère particulièrement représentative de l’œuvre constamment teintée d’humanisme du compositeur.




Zeffirelli-Rota : l’entente mélodique Diversité des contextes, abondance des genres, Shakespeare parcourt ainsi les cinémas du monde entier, une multiplicité qui n’empêche pourtant pas de nombreux critiques de s’en tenir aux œuvres d’Olivier et de Welles comme seules références dès qu’il est question d’une nouvelle version d’Hamlet ou d’Othello. Il est donc notable qu’en cette fin des années 60 le “shakespearien” du moment, un italien, s’attire leurs faveurs (comme celles du public) en traitant deux sujets que ni l’anglais ni l’américain n’ont pu abordé sur grand écran. Avec La Bisbetica Domata (La Mégère apprivoisée, 1967) et surtout Romeo e Giulietta (Roméo et Juliette, 1968), Franco Zeffirelli s’offre son billet d’entrée aux premiers rangs de la scène cinématographique internationale.




En disciple avisé de Luchino Visconti, il fait alors dans les deux cas appel au compositeur Nino Rota, lequel se fait fort de prolonger de ses enluminures musicales le flamboiement visuel souhaité par le réalisateur. Les deux partitions se révèlent donc avant tout pour lui d’idéales occasions d’user de son penchant pour l’expression mélodique.



La fraîcheur et la spontanéïté de Roméo et Juliette (Zeffirelli confie pour la première fois les rôles des fougueux amants à deux adolescents) lui commandent en effet les plus belles mélodies de sa carrière au cinéma, du moins les plus amoureuses, toutes composées dans le salon d’une villa que le réalisateur a spécialement fait apprêtée, hors de l’agitation de la capitale italienne, pour y installer l’ensemble de son équipe.



Plus que jamais dans un contexte shakespearien, la musique assume -t-elle ici vis-à-vis de l’image le parti pris d’une “esthétique décorative”, laquelle s’accomplit, malgré l’aspect émotionnel qui s’y rattache indéniablement, au détriment d’une fonction plus éminemment dramatique. Celle-ci se cherche alors dans l’emploi (plus que dans la forme) de ces lignes mélodiques, le plus souvent absentes des scènes de dialogue et pour certaines introduites de manière directe au sein du récit (chantées par l’un des protagonistes, menant une scène de bal ou reprises par un chœur d’enfant lors d’une procession funèbre) avant de devenir, hors cadre, des thèmes orchestraux chargés d’une symbolisme simple et évidente (l’amour dans la joie, dans les peines, dans la vie, dans la mort), un tribut que le compositeur doit bien entendu aux usages musicaux de la représentation théâtrale.

Plaidoirie pour des partitions originales Olivier, Welles et Zeffirelli composent donc au début des années 70 le référentiel incontournable du cinéma shakespearien. Peut-être d’ailleurs estime-t-on alors que trois réalisateurs et huit sujets traités ont suffi à faire le tour de la question… Toujours est-il que les temps qui suivront s’avèreront relativement dépourvus d’adaptations mémorables, la plupart ne brillant en effet ni par la justesse de leur approche, ni par l’éclat de leur partition.



Si d’un point de vue purement cinématographique la mise en scène de Peter Brook pour King Lear (Le Roi Lear, 1971) enlève aisément les suffrages de la critique, la satisfaction musicale du moment réside plutôt en la composition de John Scott pour le Antony & Cleopatra (Antoine et Cléopâtre, 1972) réalisé par Charlton Heston (un acteur, une fois de plus). De par la densité de ses thèmes et le raffinement de son style, elle s’affirme comme le soutien inespéré d’une mise en scène par ailleurs sans éclat. Musique spectacle au contenu dramatique appuyé duquel Shakespeare sort une fois encore grandi, elle atteint ainsi sous bien des aspects l’envergure que le sujet réclamait, rejoignant en cela la démarche prônée en son temps par un Miklós Rozsa en charge de la partition du Jules Cesar de Mankiewicz.



Les années 80 se voudront plus prolifiques même si d’une manière générale l’on ne s’aventurera guère plus loin que les sentiers battus. Les partitions originales notamment se font rares en dépit de quelques forts belles réussites, tel l’intemporel et onirique accompagnement qu’apporte Stomu Yamashta au Tempest (Tempête,1982) de Paul Mazursky. Le recours à des musiques inspirées de l’œuvre shakespearienne et issues des répertoires classiques apparaît ainsi pour bon nombre de réalisateurs le plus sûr moyen de traduire les vicissitudes de leurs adaptations. Le temps est également à la production de fastueux films-opéras et c’est précisément sous cette forme que Franco Zeffirelli revient à Shakespeare en 1986, confiant au ténor Placido Domingo le rôle-titre de son Otello (Othello), transcription “grand écran” du chef-d’œuvre musical de Giuseppe Verdi. D’ailleurs, pour le réalisateur italien, l’œuvre reste désormais indissociable de la musique de Verdi, tant celui-ci a considérablement enrichi le personnage. Même constat un an plus tard avec le Macbeth dirigé par Claude d’Anna. Pour le reste, l’emploi de musiques existantes tend à codifier un peu plus le “genre” shakespearien et à l’ancrer au sein d’un classicisme souvent hermétique et préjudiciable à toute originalité d’adaptation.



L’audace, puisqu’elle existe, point alors plutôt à l’horizon asiatique. Récidiviste à son tour, Akira Kurosawa s’intéresse cette fois au Roi Lear dont il tire à nouveau une magnifique transposition, Ran (1985). Le réalisateur japonais s’en tient d’abord à des idées musicales bien établies : Mahler et Grieg notamment lui viennent instinctivement à l’esprit. Le compositeur Toru Takemitsu pour sa part y discerne plutôt l’occasion d’un affrontement, entre des instruments traditionnels et un orchestre symphonique, entre des solistes et une masse. C’est dans cette voie que les deux hommes collaboreront finalement, celle-ci se révélant en effet à la hauteur d’un contexte dramatique particulièrement tortueux.


Florent Groult


LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

A chacun son Shakespeare ! (II)

William Walton à l’ombre d’un Olivier C’est l’Angleterre qui, bien entendu, fournit à Shakespeare ses plus fervents serviteurs. Lorsqu’en 1943 Laurence Olivier se voit confier la mise sur pied d’un Henry V (une idée du producteur d’origine italienne Filippo del Giudice), il songe d’abord pour le réaliser à William Wyler ou Carol Reed mais, essuyant leurs refus, décide finalement de s’atteler lui-même à cette tâche, endossant du même coup l’habit du rôle principal. Le choc s’avère, pour beaucoup, immense : le style est brillant, l’œuvre saluée de toute part et les critiques, unanimes, ne tarissent plus d’éloges envers cet acteur qui, devant et derrière la caméra, et ce malgré quelques libertés, puise avant tout sa force en une attitude de respect des textes originaux. A ce Henry V (1944) suivront donc un Hamlet (1948) et plus tard un Richard III (1956), une “trilogie” qui aurait pu s’enrichir d’un MacBeth et d’un Roméo et Juliette si ces deux projets n’avaient tout compte fait été abandonnés pour des motifs essentiellement financiers.



Le nom de William Walton reste intimement associé à la réussite artistique de ces trois remarquables réalisations. Le compositeur anglais avait auparavant déjà côtoyé Shakespeare à plusieurs reprises : en 1941 notamment avec une musique de scène pour le MacBeth monté par Gielgud et surtout quelques dix ans plus tôt, pour le film As You Like It (Comme il vous plaira, Czinner - 1936) au générique duquel figurait d’ailleurs Laurence Olivier.




Pourtant, lorsque ce dernier se voit recommander Walton pour son Henry V, ce nom ne lui rappelle d’abord absolument rien… Les deux hommes deviennent très vite amis et Olivier fait aussitôt part de ses idées (nombreuses et précises) sur la place et le rôle qui devront être accordés à la musique au sein de son film. Plus tard, Walton s’estimera particulièrement chanceux d’avoir pu travailler avec quelqu’un qui savait exactement ce qu’il voulait, décrivant avant tout ses travaux comme les aboutissements d’une confiance et d’une estime absolue entre Olivier et lui. De fait du crescendo de la charge d’Azincourt dans Henry V aux marches cérémonielles de Richard III et via la minutie orchestrale des monologues de Hamlet, les trois partitions s’imposent chacune par la justesse de leurs compromis stylistiques.




L’évocation, remarquable, d’un contexte historique au sein du langage musical propre à un compositeur annonce notamment les recherches qu’affectionnera particulièrement un Miklós Rozsa à l’heure des superproductions médiévales. Plus encore, dans l’accompagnement de la narration, parmi les plus éblouissantes et abondantes, Walton serre les textes au plus près et fait ainsi de la voix même de Laurence Olivier un instrument à part entière de ses orchestrations, anticipant et explicitant certaines intonations en des instants qu’il juge savamment opportuns.






La musique devient alors force agissante du récit, et en ce sens la scène du pantomine dans Hamlet peut en être une parfaite représentation. La séquence, muette, repose en effet presque entièrement sur les développements d’une trame musicale complexe : elle est constituée d’une part d’un accompagnement de scène dispensé à l’écran par un ensemble réduit de musiciens, qui assurent donc, sous une forme suggérant l’époque (la sarabande, fréquemment employée aux XVIIe et XVIIIe siècles), l’illustration de la pièce mimée ; Walton appose d’autre part un commentaire orchestral purement lié à l’intrigue dramatique du film. La musique en vient alors à mener réellement l’image, y véhiculant quasiment tout, la signification d’un geste, une pensée qui se construit, un malaise naissant, le drame… Sans doute le compositeur touche-t-il là l’essence même du génie shakespearien tout autant peut-être que la valeur la plus absolue envisagée pour une musique de cinéma …





Le Contrepoint de la démesure Côtoyant de près les succès critiques de Laurence Olivier, un second triptyque shakespearien est bel et bien cette fois l’œuvre d’un américain. Orson Welles est, depuis toujours dit-on, un amoureux du poète de Stratford. Ainsi, outre ses diverses expériences théâtrales, lorsqu’il se retrouve à son tour derrière la caméra, il en vient immanquablement à Shakespeare : par trois fois donc, en 1948, 1952 et 1966. Mais si ces réalisations sont en premier lieu bien loin d’obtenir l’unanimité des critiques de l’époque, c’est que l’on n’y voit pas tant Welles au service de Shakespeare mais plutôt Shakespeare au service de Welles. Il en adapte en effet les textes et leurs situations à son propre propos : en découlent une œuvre “fictive” (Falstaff, 1966) en fait librement inspirée de plusieurs récit du dramaturge (Henry IV, Henry V, Richard III et Les joyeuses commères de Windsor) ainsi que des interprétations audacieuses (un MacBeth en peaux de bêtes) qui paraissent alors s’opposer aux traitements soi-disant définitifs de Laurence Olivier.


Considérés du point de vue de leur support musical, les trois films s’avèrent également d’un intérêt remarquable, même si Welles ne semble pas avoir retrouvé au travers de ses compositeurs une osmose comparable à celle dont avait bénéficié son prédécesseur anglais. Il s’en approche pourtant lorsqu’il demande à Jacques Ibert la partition de son Macbeth (1948), cette dernière participant pour beaucoup à l’équilibre d’une vision bien singulière du drame shakespearien. L’indigence du décor oblige en effet le metteur en scène à le noyer sous une sombre brume, aussi mystérieuse que menaçante, et puisque l’affaire est alors (comme toujours) d’offrir à l’image le parfait contrepoint musical, le rôle du compositeur français consiste donc avant tout à pallier cet apparent handicap et à affiner un parti pris visuel rigoureux plus qu’un texte lequel, par la démesure et la prestance du jeu de Welles, se suffit à lui-même.





Jacques Ibert parvient ainsi à fournir à la réalisation l’éclairage qu’il lui manque grâce essentiellement aux couleurs instrumentales subtilement nuancées d’une écriture dépourvue de tout principe excessif de redondance risquant d’écraser un peu plus une esthétique déjà fort éprouvante. Il n’en exclut pas pour autant dans la forme une certaine symbolique propre à l’intrigue (la marche conspiratrice n’en est qu’un exemple) et, pour cette raison notamment, ils sont aujourd’hui quelques-uns à faire figurer cette partition parmi les plus essentielles jamais fournies au cinéma.





Le film quant à lui ne récolte à l’époque que des railleries, ce qui n’empêche pourtant pas Orson Welles de s’atteler immédiatement à une nouvelle adaptation, un Othello (1952) qui exigera de lui près de quatre années d’efforts. S’il se réserve sans hésitation le rôle titre, l’américain reste par contre longtemps indécis quant à l’identité de sa Desdémone. Sans doute juge-t-il alors également qu’un compositeur italien est seul capable de traduire idéalement les tourments amoureux du célèbre Maure de Venise. C’est à Angelo F. Lavagnino (assisté d’Alberto Barberis) qu’échoit donc ce rôle, comme celui bien plus tard de mettre en musique le troisième volet du triptyque, Chimes At Midnight (Falstaff, 1966).




Sa sensibilité s’accorde ainsi plutôt bien avec les deux films, en particulier Othello qu’il éclaire tantôt de violents contrastes instrumentaux, tantôt de nuances orchestrales et chorales subtiles, sortes de clairs-obscurs musicaux assortis à la manière d’une toile du peintre Caravage. Cette référence à l’art italien n’est d’ailleurs pas fortuite car elle lui permet en ces instants une dramatisation ou un lyrisme aussi forts et expressifs que ceux, visuels et narratifs, dont fait preuve Welles. De même la frivolité de ses danses réussit à assouplir quelque peu la personnalité du truculent Falstaff (figure centrale de Chimes At Midnight), attribuant à cette véritable force de la nature une relative légèreté qu’à l’écran Welles, plus que jamais imposant (physiquement parlant), ne peut de toute manière assurer ; par là même cependant, le compositeur confère à sa musique une valeur plus purement illustrative, celle d’un soutien qui apparaît moins engagé, plus distant des drames qui se jouent.





Sous la portée, le drame Il est parfois écrit que Laurence Olivier et Orson Welles ont tous deux éteints jusqu’à une période récente toute prétention de porter avec succès Shakespeare sur grand écran… Rien n’est plus faux et au contraire l’universalité du dramaturge au cinéma s’avère dès les années qui suivent Henry V bien établie. Les adaptations se multiplient, et avec elles s’accroît toujours un peu plus le volume des partitions inspirées par l’œuvre de Shakespeare. En France, Joseph Kosma signe pour André Cayatte l’illustration des Amants de Vérone (1949), transposition des amours de Roméo et Juliette dans l’Italie d’après-guerre ; l’Italie justement où Giovanni Fusco s’occupe d’un Marchand de Venise (Il Mercante di Venezia, Billon - 1953) tandis que Roman Vlad s’attèle à une adaptation très fidèle et particulièrement appréciée de Roméo et Juliette (Giuletta e Romeo, Castellani - 1954).





Les studios hollywoodiens, en pleins fastes de l’Âge d’Or, s’intéressent ainsi enfin à Shakespeare, encore qu’ils le fassent de la manière qui leur paraît financièrement la plus rassurante : soit en en transposant les propos dans un XXème siècle de film noir (A Double Life, Othello, Cukor - 1948), soit en ne lui empruntant que les trames propices à un traitement de superproduction tout en spectacle et distribution fracassante (Julius Caesar, Jules Cesar, Mankiewicz - 1953). Pour ces deux films en tout cas, le support orchestral est l’œuvre d’un seul et même homme.




Figure emblématique de la musique hollywoodienne des années 40-50, Miklós Rozsa est en effet parfaitement rompu à ces deux genres cinématographiques qu’il visite ainsi régulièrement à l’époque. Pourtant, en ces occasions bien précises, le compositeur semble voir plus loin que les démarches qu’il emploie habituellement. Si avec Othello il use de nouveau de son style urbain qui a précédemment fait ses preuves, Rozsa adapte également aux scènes de représentation de la célèbre pièce quelques mélodies issues de l’œuvre du compositeur vénitien de la fin du XVIe siècle Giovanni Gabrieli. En les faisant par la suite entendre graduellement, réarrangées hors contexte théâtral tout au long du film, il parvient donc à tisser un lien dramatique profond entre Shakespeare et le rôle principal, un acteur de théâtre qui finit par s’identifier entièrement, sur scène comme dans la vie, au personnage d’Othello.





La partition de Jules Cesar naîtra ainsi de la même volonté d’y ressentir avant tout un auteur et ses préoccupations plutôt que l’exploitation spécifique d’un genre cinématographique, en l’occurrence ici le péplum. Rozsa adhère donc autant à la savante mise en scène de Mankiewicz qu’aux prétentions artistiques du producteur John Houseman : à l’image des attentions particulières dont bénéficient les multiples scènes de dialogue, ce qui importe clairement ici c’est Shakespeare, ce à quoi le compositeur répond avec une musique intensément dramatique et suffisamment intemporelle afin de ne pas compromettre la modernité du propos. En ce sens, l’ensemble de la partition doit beaucoup à la musique de scène, comme si Rozsa avait d’abord assimilé les contraintes de composition spécifiquement liées à la représentation théâtrale et les avait ensuite adaptées à la largesse des moyens propres au cinéma dont il disposait. Pour cette raison, Jules Cesar demeure sans doute avec El Cid (Le Cid, Mann - 1961) l’une de ses œuvres les plus abouties.






Florent Groult

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

samedi 30 juillet 2011

A chacun son Shakespeare ! (I)




“Il n’est point d’être si brut, si furieux, dont la musique ne change pour un moment la nature…”

Le Marchand de Venise (1596)




Il existe au cinéma de grandes traditions musicales. Lequel d’entre nous n’a pas un jour frissonné d’avance à la simple idée d’une partition écrite pour un récit d’aventuremaritime, une saga colorée et costumée ou une légende fantastique… Voilà des genres (parmi bien d’autres) qui, en moins d’un siècle et quelques incontournables, sont parvenus à imposer des codes musicaux que chaque compositeur se doit à présent de respecter et d’entretenir au gré de leur propre inspiration. Tous sont à ce niveau plus ou moins directement tributaires de principes hérités du répertoire classique : Holst et ses Planètes ne cesseront donc pas de si tôt d’être abondamment cités au sein de n’importe quel épopée spatiale (au-delà même de toute notion de musique temporaire). Nul genre pourtant n’apparaît davantage prolonger une lignée musicale que le film shakespearien. Depuis près de quatre siècles en effet, des musiciens de toutes origines et de toutes sensibilités se sont plus à trouver en Shakespeare matière à des créations complexes et raffinées, dont beaucoup sont aujourd’hui acclamées comme des chefs-d’œuvre de leurs auteurs. A tel point qu’aborder ici la question de la musique au sein du cinéma shakespearien ne peut s’envisager sans remonter au travers d’une succincte (et forcément trop superficielle) chronique, à la source même d’une inspiration devenue universelle…





De William Shakespeare on ne possède finalement qu’une biographie plutôt sommaire : quelques dates, Stratford-upon-Avon, des “Lord Chamberlain’s Men” devenus “King’s Men”, un seul portrait reconnu comme authentique et diverses autres imprécisions qui par le passé n’ont souvent pas suffi à écarter les doutes quant à l’existence propre du personnage. C’est par contre une immense œuvre théâtrale qui est parvenue jusqu’à nous, en tout près de trente cinq créations, comédies, tragédies, drames historiques et autres recueils poétiques formant le célèbre “canon”. Pour autant l’héritage shakespearien, qualifié aujourd’hui d’universel, ne se réduit pas au seul phénomène littéraire mais est devenu au fil du temps une source continuelle d’inspiration pour artistes de tous horizons… Dans la seconde moitié du XVIe siècle, soit vers la fin du règne élisabéthain, l’Angleterre tout entière connaît un important essor culturel dont Shakespeare est assurément l’un des meilleurs représentants. Ils sont nombreux en réalité à participer à un renouveau artistique complet qui, peu à peu, imposera des perspectives originales aussi bien dans le théâtre que dans les diverses branches musicales.



Shakespeare affectionnait-il la musique ? Voilà une question à laquelle il ne semble pas bien difficile de répondre tant son théâtre regorge d’opportunités musicales detoutes sortes. De fait, on détient encore bon nombre d’indications que l’auteur destinait à ses acteurs pour l’interprétation des chansons qui parsèment son œuvre. Loin du simple divertissement, le passage du texte parlé au texte chanté apparaît alors toujours relever d’une signification profondément liée au contexte dramatique des séquences ainsi illustrées. Pour cela, Shakespeare emprunte au registre populaire de son temps des airs et des ballades connues, modifiant leur texte pour que celui-ci, interprété sur scène a capella ou accompagné d’instruments, prenne part directement au récit. Il nous reste par conséquent pas mal de traces de ces musiques, mais on ignore toujours en revanche s’il existait une réelle collaboration entre Shakespeare et un voire plusieurs musiciens. Le problème se pose notamment avec le compositeur Thomas Morley, considéré aujourd’hui comme l’un des maîtres du madrigal anglais. On retrouve en effet à l’intérieur même des textes du dramaturge plusieurs chansons qui, par ailleurs, apparaissent également dans divers recueils attribués à Morley : étaient-elles spécifiquement destinées à Shakespeare ou ce dernier les a-t-il récupérées et adaptées pour son propre compte ?





Si Shakespeare m’était composé… Lorsque Shakespeare disparaît en l’année 1616, une partie seulement de son œuvre a été publiée et la première édition complète ne verra le jour que sept ans plus tard. Son influence sur toute la dramaturgie anglaise qui va suivre est bien entendu considérable, il n’est donc pas étonnant que les premiers “inspirés” du grand Will dans le domaine musical soient avant tout des anglais, et qui plus est des compositeurs de théâtre : parmi eux, John Wilson qui participe aux premières représentations des œuvres de William Shakespeare, et plus tard Mathew Locke lequel, après avoir tenté de maintenir une certaine idée de la musique de scène pendant les quinze années de la dictature de Cromwell, illustrera Macbeth et La Tempête. C’est finalement Henri Purcell qui, dans un XVIIe siècle vieillissant, apportera aux textes du dramaturge leur première véritable dimension musicale. Au travers de nombreux accompagnements de scène (dont deux semi-opéras), il en transcrit les nuances poétiques avec une rare justesse, recréant, réécrivant même dans son célèbre Fairy Queen le climat féérique du Songe d’une Nuit d’Eté.





Si au cours du siècle qui suit, Shakespeare continue ainsi d’aviver l’esprit de quelques compositeurs, les résultats se font pour la plupart assez confidentiels : le Pyrame et Thisbé de Leveridge (tout droit issu du Songe d’une Nuit d’Eté) tout comme le Rosalinde de Veracini (inspiré quant à lui du Comme il vous plaira) demeurent d’ailleurs aujourd’hui des opéras méconnus. Il faudra donc encore attendre pour que l’œuvre de William Shakespeare, jusqu’ici considérée (en France par exemple) comme admirable mais néanmoins étrange, s’impose définitivement par delà les frontières et suscite de nouvelles et prestigieuses vocations. Le XIXe siècle engendrera ainsi une foule de créations musicales dont les références à l’univers shakespearien sont évidentes. Pour de nombreux compositeurs, c’est le temps des découvertes littéraires, et le poète anglais se retrouve bien souvent au cœur de leurs constantes préoccupations. “Foudroyé par Shakespeare”, selon ses propres termes, Hector Berlioz en fait notamment avec Goethe, sa plus essentielle et régulière source d’inspiration : de son poème pour Le Roi Lear à sa troisième symphonie Roméo et Juliette, en passant par des œuvres telles que La Mort d’Ophélie, Béatrice et Bénédict (opéra-comique d’après Beaucoup de bruit pour rien) et jusque dans sa fameuse Symphonie Fantastique







Bien d’autres succomberont de la sorte : Mendelssohn choisira ainsi Le Songe d’une Nuit d’Eté afin de révéler au monde ses immenses possibilités dans une ouverture restée légendaire ; Liszt saura de même oublier Hugo, Byron et Lamennais le temps d’un poème symphonique tiré de Hamlet tandis que Tchaïkovsky se verra par trois fois proposer un travail symphonique basé sur des textes shakespeariens : ce sera une nouvelle fois un Hamlet, La Tempête et surtout Roméo et Juliette, une fantaisie par beaucoup estimée comme le premier grand chef-d’œuvre du compositeur russe.

Outre d’innombrables musiques de scènes (au XIXe siècle, elles s’épanouissent considérablement), quelques grands opéras viennent également étoffer un peu plus le mythe : un Othello par Gioacinno Rossini, un autre par Giuseppe Verdi qui compose aussi un Falstaff et un Macbeth (envisageant même un Roi Lear sans pour autant prendre de le temps de l’écrire), ou encore deux Roméo et Juliette, l’un par Vincenzo Bellini (I Capuletti e i Montecchi), le deuxième par Charles Gounod, sans compter un Henry VIII par Camille Saint-Saêns… Ce foisonnement musical, parallèlement aux multiples traductions, a assurément contribué largement à mondialiser l’œuvre de William Shakespeare, en témoigne pour l’exemple cet autre Roméo et Juliette mexicain signé Melesio Moralès.
Le XXe siècle ne démentira en rien cette universalité de la pensée shakespearienne et, plus que jamais, la musique de théâtre est le terrain privilégié des compositeurspour l’exprimer : Darius Milhaud, Ernest Bloch, Ture Ranström, Aram Khatchatourian, Arthur Honneger, Constant Lambert (pour Diaghilev) et bien d’autres, anonymes oucélèbres, vont ainsi se succéder près des scènes, laissant à la postérité des partitions de toute importance… C’est certainement à Prokofiev que l’on doit alors l’œuvre la plus populaire, un ballet inspiré de l’inévitable Roméo et Juliette, achevé en 1936 et qui en 1955 sera magistralement filmé par les réalisateurs russes Lev Arnstam et Ivanov Lavrovskij sous le titre Romeo, Djuletta (La dernière danse de Roméo et Juliette).



Premiers accords au cinéma Le cinéma s’est très tôt emparé de l’univers shakespearien, de ses thèmes, de ses trames et de ses personnages : pour preuve, ce ne sont pas moins d’une centaine d’adaptations directes qui ont été très sérieusement répertoriées pour la seule période 1900-1927 ! On ne compte donc plus les Richard, Roméo, Henri et d’autres Falstaff sur les écrans du cinéma muet, dont beaucoup sont aujourd’hui à jamais perdus…





A l’époque, les versions se suivent, abondantes et diverses : Hamlet revêt ainsi bien des visages, tour à tour les traits de la grande Sarah Bernardt, travestie devant la caméra de Clément Maurice (Le duel d’Hamlet, 1900) et treize ans plus tard ceux de l’acteur shakespearien de ce début de siècle, alors vieillisant, l’anglais Sir Johnston Forbes-Robertson (Hamlet, Plumb - 1913) ; Méliès en fait entre temps l’argument de l’un de ses innombrables tableaux, avant que Fred Evans (Pimple as Hamlet, 1916) puis Buster Keaton (Day Dreams, Grandeur et décadence - 1922) y trouvent plutôt matière à un traitement parodique… Malgré ce fourmillement d’œuvres de toutes sortes, de l’adaptation la plus sérieuse à l’interprétation la plus libre, le muet n’aura laissé que fort peu de traces des partitions musicales destinées à accompagner lesprojections : tout juste pourra-t-on citer ici le travail d’un Giuseppe Becce, alors très influent, pour un Hamlet danois (The Drama Of Vengeance, Gade et Schall - 1920) dans lequel le prince d’Elseneur n’est autre qu’une femme, amoureuse d’Horatio mais contrainte à se déguiser en homme ! Avec l’avènement du parlant, Shakespeare devient une affaire beaucoup plus sérieuse. Pour nombre d’acteurs, la transition avec le muet s’avère rude sinon ingrate.





Vers la fin des années 20, après avoir à maintes reprises incarné l’idéal des héros d’aventure, Douglas Fairbanks cherche le moyen de relancer efficacement sa carrière ainsi que celle de sa femme Mary Pickford ; il trouve Shakespeare : ce sera The Taming Of The Shrew (La Mégère Apprivoisée, Taylor - 1928). Le film est un échec (l’on y voit, dit-on, plus Fairbanks que Shakespeare), mais subsistera néanmoins au sein des annales du grand écran comme la toute première adaptation entièrement parlante d’une œuvre du grand Will.
La musique de cinéma a alors elle aussi abordé son tournant, notamment depuis Don Juan et The Jazz Singer (Le Chanteur de Jazz, tous deux d’Alan Crosland Jr. - 1926 / 1927) et jusqu’à ce que des Max Steiner (King Kong, Schoedsack et Cooper, 1933) et autres Franz Waxman (The Bride Of Frankenstein, La Fiancée de Frankenstein, Whale - 1935), profitant de la toute nouvelle technique de séparation des enregistrements, en dévoilent plus précisément les ressources dramatiques. Dès lors, l’aspect musical depuis toujours inhérent à l’univers shakespearien devient une donnée majeure, presque “naturelle”, de toute tentative de transcrire Shakespeare en images.





Cette relation privilégiée, les cinéastes Max Reinhardt et William Dieterle la ressentent probablement déjà lorsqu’ils décident pour leur A Midsummer Night’s Dream (Songe d’une nuit d’été, 1934) d’employer la partition que Mendelssohn avait écrite plus d’un siècle auparavant d’après le texte de Shakespeare. Ils en confient alors l’adaptation (souhaitée conforme à une certaine idée de modernité de l’outil cinématographique) à un compositeur déjà estimé en Europe pour ses œuvres de concert, Erich Wolfgang Korngold, qui par là même accomplit pour la Warner son tout premier travail hollywoodien. Peu après, c’est au tour d’Herbert Stothart, alors ausommet de sa carrière à la MGM, d’illustrer pour Georges Cukor une adaptation intégrale, mais empesée, de Roméo et Juliette (Romeo and Juliet, 1936). L’Âge d’Or se dessine, mais dans cette lutte que les studios américains ne tarderont plus à se livrer, Hamlet, Falstaff et les autres ne composent guère un terrain propice à desprétentions lucratives. Voilà certainement l’une des raisons pour lesquelles Shakespeare sur grand écran devient avant tout, et pour longtemps, une préoccupation d’hommes de théâtre.





Florent Groult



LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Ete 2000)

Steve Bartek : un reflet dans l'ombre

Si tout le monde s’accorde volontiers à dire qu’une bonne musique de film reste généralement le fruit d’une collaboration étroite entre un réalisateur et son compositeur, on oublie par contre beaucoup plus souvent que derrière le projecteur qui, de son faisceau, illumine une carrière, se tiennent bien des hommes et des femmes sans lesquels le métier de compositeur de cinéma en découragerait plus d’un… Au premier rang d’entre eux, l’orchestrateur occupe un rôle clef souvent mal compris. Steve Bartek est ainsi devenu, de par sa collaboration quasi exclusive avec Danny Elfman, une donnée indissociable du travail du compositeur, ce qui, une fois n’est pas coutume, méritait bien qu’on s’y intéresse ici… La profession d’orchestrateur de musique de film a bien souvent fait l’objet de discussions. Vivement critiquée par des “signatures”, aussi illustres que Bernard Herrmann ou Ennio Morricone, estimant (à raison sans doute) qu’ils ne pourraient confier l’orchestration de leurs musiques à nul autre qu’eux-mêmes, elle reste outre-atlantique une option quasi obligée pour le compositeur de cinéma à qui le temps fait souvent défaut ; car à Hollywood il lui faut écrire vite, très vite même, compte tenu des délais extrêmement courts (en moyenne de quatre à six semaines, parfois moins) qui lui sont généralement accordés afin de fournir jusqu’à plus de 90 minutes de musique, d’où la nécessité pour lui de se délester au maximum des aspects les plus techniques pour se concentrer dans les meilleures conditions possibles au travail de création vis à vis de l’image (1).
C’est à ce titre qu’intervient donc l’orchestrateur dont le rôle consiste d’ordinaire à expliciter et à affiner (à partir d’une particelle (2) en moyenne d’une dizaine de portées) une orchestration déjà dessinée dans ses grandes lignes, respectant pour cela les indications livrées par le compositeur lui-même : son but est alors de cerner précisément sur le papier la couleur orchestrale souhaitée par ce dernier (il lui est ainsi possible au besoin d’étaler sur quatre ou cinq sections de cordes une séquence initialement écrite sur trois sections). Il effectue du même coup une sorte de “relecture” de la composition, avec un recul parfois suffisant pour y déceler d’éventuelles incompatibilités instrumentales (veiller, par exemple, à ce que deux instruments ne s’opposent pas ou vérifier qu’une ligne mélodique est adaptée à la tessiture de l’instrument pour lequel elle est destinée). Le gain de temps est évident pour le compositeur qui, en vue des séances d’enregistrement, reçoit donc un premier jet très complet de la partition : ensuite, libre à lui d’y apporter les finitions qui s’imposent et de s’assurer que les décisions de l’orchestrateur vont dans le sens de ses prétentions. Celui-ci n’accomplit donc pas à proprement parler un travail de création puisqu’en principe il ne fait que prolonger des idées déjà plus ou moins mises en forme sans toucher ni aux lignes mélodiques, ni aux structures harmoniques, en place ; voilà qui n’a pourtant jamais entravé le bon train des rumeurs quant à l’implication exacte de l’orchestrateur au sein du processus d’écriture, certains croyant même y déceler la marque de véritables compositeurs “fantômes”, les “nègres” de la musique de film en quelque sorte (3).






La question s’est notamment posée avec Danny Elfman, lequel (contrairement à la grande majorité de ses pairs) n’a jamais suivi d’études musicales au sens strict. Il n’a du reste jamais cherché à dissimuler le caractère essentiellement autodidacte de sa formation de compositeur de cinéma. Ainsi, lorsqu’au début des années 70, il rejoint son frère Richard au Grand Magic Circus de Jérôme Savary, Elfman est un véritable touche-à-tout : il y reste quelques mois, en tournée dans toute la France et la Belgique, et s’essaye alors à des instruments aussi divers que le piano, le violon, le trombone ou encore la mandoline… De retour aux Etats-Unis (après une escale en Afrique), il fonde bientôt avec son frère la troupe des Mystics Knights Of The Oingo Boingo et y coiffe la triple casquette d’auteur-compositeur-interprète ; fervent admirateur de Django Reinhardt, Stéphane Grapelli et autres Duke Ellington, il apprend d’abord lui-même à en transcrire les standards avant de s’atteler à ses propres créations musicales.

A l’époque, ses connaissances en matière de composition sont quasi inexistantes et il doit apprendre les mélodies de ses chansons aux membres de sa troupe en les leur chantant, aucun d’entre eux en effet ne sachant lire la musique. De fil en aiguille, Elfman parvient de la sorte à former son oreille et, ayant trouvé ses marques, s’attèle peu à peu à enrichir ses accompagnements musicaux. Il finira alors par s’appliquer à l’écriture d’une pièce purement instrumentale réclamant l’effectif complet de la troupe qui compte désormais une douzaine de membres. Il y fait déjà entendre ses goûts et ses préférences en matière d’inspiration de style, retrouvant notamment dans l’esprit les sonorités hétéroclites qu’il apprécie particulièrement dans L’Histoire du Soldat d’Igor Stravinsky. Mais si l’œuvre (qu’il intitule non sans humour le Oingo Boingo Piano Concerto #1 1/2) n’excède pas les cinq minutes, Elfman, pour la première fois, y exerce l’art du contrepoint avec une approche que l’on pourrait qualifier de “quasi orchestrale”, chaque musicien incarnant en quelque sorte à lui seul une section d’instruments.



Compositeur recherche... Le jeune Elfman est donc loin d’être dépourvu lorsqu’il aborde pour la première fois la composition pour le cinéma, mais ses habitudes de travail sont avant tout celles du rock. Si Forbidden Zone (1980), une réalisation de son frère Richard, n’est qu’une simple occasion de mettre en pratique quelques unes des idées qui lui trottent en tête, l’expérience de Pee Wee’s Big Adventure (Burton, 1985) sera pour lui autrement plus déterminante. Il s’agit là en effet de la première partition qu’il destine (en partie du moins) à une formation orchestrale complète et, au vu du peu de moyens dont il dispose à l’époque, ce challenge requérait bien quelques aides.


Celles de l’éditeur Bob Badami lui sont notamment des plus précieuses lorsque, n’ayant pour seules armes qu’un clavier et un synthétiseur, il éprouve de grandes difficultés à “caler” parfaitement sa musique sur les images. Elfman décide également dans le même temps de s’adjoindre les services d’un orchestrateur et, plutôt que de confier ses musiques aux mains d’un professionnel aguerri, choisit alors de se tourner vers son guitariste Steve Bartek, sans doute de tous les “Oingo Boingo” celui dont le cursus musical est le plus accompli. Lors de ses études à l’U.C.L.A., ce dernier a en effet déjà eu loisir d’aborder les bases de la composition et de l’orchestration même si, à l’époque, son expérience en la matière se limite aux quelques membres d’un groupe de rock. Qu’importe ! La perspective de se frotter au milieu cinématographique n’est certainement pas pour lui déplaire, d’autant plus qu’Elfman et lui s’entendent à merveille, ne serait-ce que du point de vue de leurs affinités musicales, vouant tous deux aux compositeurs Bernard Herrmann et Nino Rota une admiration sans bornes : c’est là sans doute un aspect essentiel pour Elfman, qui trouve immédiatement en Steve Bartek, quelqu’un à même de cerner son style avec le maximum de pertinence. Il ne reste à ce dernier qu’à trouver lui aussi ses repères : pour cela, il reçoit bientôt le soutien du compositeur Lennie Niehaus (bien connu pour ses collaborations régulières avec Clint Eastwood) qui, le temps d’un film, le guidera dans sa nouvelle profession.
L’aventure “Pee Wee” peut alors commencer mais les premiers résultats entre le compositeur et son orchestrateur sont mitigés. Elfman s’aperçoit ainsi très vite que sa méthode de travail, bâtie avec l’expérience Oingo Boingo, est inadaptée à ses prétentions créatrices en matière cinématographique : à l’époque en effet et pour chacune des séquences qu’il compose, il enregistre une maquette synthétique qu’il confie ensuite à Bartek afin que celui-ci en tire les orchestrations qui correspondent. Si elle peut tout à fait convenir aux besoins d’un groupe de rock, l’utilisation de telles maquettes révèle au contraire très vite ses limites lorsqu’il est question de rendre compte des subtilités d’un ensemble orchestral. Or les idées d’Elfman sont extrêmement précises quant aux sonorités qu’il souhaite appliquer à son accompagnement musical et, de ce point de vue, les maquettes ne permettent finalement à Bartek que de fournir des orchestrations très approximatives. Le jeune compositeur n’a en fait plus le choix : s’il veut obtenir exactement les orchestrations qu’il entend lorsqu’il compose, il lui faut les définir de la manière la plus précise possible, c’est-à-dire en les explicitant lui-même sur papier… La notation musicale n’est cependant pas sans lui poser quelques soucis : de son propre aveu, il commet de nombreuses erreurs et mélange volontiers les tonalités. C’est dans l’utilisation des clefs notamment que sa faiblesse est la plus flagrante : Elfman n’est véritablement à l’aise qu’en clef de sol, au point que si les délais le pousse à se presser, il n’écrit que sous cette forme pour chaque instrument, n’indiquant alors sur ses partitions que le nombre d’octaves qui séparent sa notation de l’interprétation qui doit en être faite ! Pour Steve Bartek, ce changement ne peut qu’être bénéfique : il lui permet un travail plus précis, plus “définitif” en quelque sorte et donc plus efficace, d’autant qu’il parvient tout à fait à comprendre les spécificités de la notation personnalisée d’Elfman.


Pee Wee’s Big Adventure marquera ainsi énormément les deux hommes, en fixant notamment une méthode de travail qui, par la suite, s’appliquera à chacune de leurs collaborations. Profitant toujours plus des progrès incessants de la technique MIDI, Danny Elfman compose d’abord chacun de ses thèmes musicaux sur ordinateur avant de présenter ses idées au réalisateur via synthétiseurs et autres samplers. Lorsque chaque séquence est convenablement définie, commence alors pour le compositeur la phase d’écriture proprement dite : il transcrit en premier lieu sur papier ce qu’affiche l’ordinateur puis complète ses harmonies et en précise la coloration orchestrale de la manière la plus approfondie possible. De fait, Elfman préfère fournir de lui-même des particelles assez étalées, en moyenne sur plus d’une quinzaine de portée, tant est si bien que Bartek reçoit généralement des séquences déjà bien orchestrées et qui n’exigent que des extensions mineures (jusqu’à 20 portées), l’essentiel de sa tache consistant avant tout à s’assurer que chaque instrument (ou groupe d’instruments) puisse coexister avec l’autre. C’est dire si Elfman ne laisse que peu de champ à une interprétation personnelle de la part de son orchestrateur.


Orchestrations de style D’une manière générale, les trois premiers rendez-vous que le réalisateur Tim Burton fixe à Danny Elfman ont certainement été pour Steve Bartek les plus fondamentaux. Si Pee Wee’s big adventure a principalement mis en place une démarche (4), Beetlejuice (1988) puis Batman (1989) s’occuperont tous deux de cerner les lignes artistiques qui guideront son travail pour les années à venir. Ceci tient surtout dans le fait qu’Elfman y oriente largement les diverses facettes de son style (en dehors des quelques élucubrations qu’il assumera seul au travers de films tels que Back To School, A fond la fac, Metter, 1986 ou Wisdom, Estevez, 1986), ce qui pour Bartek se traduit bien évidemment par des principes précis sur lesquelles il lui faut baser l’ensemble de ses orchestrations. De ce point de vue, Beetlejuice peut certainement être considéré comme l’une de ses plus essentielles collaborations avec le compositeur : celui-ci y fait en effet sans conteste étalage de ses influences musicales, lesquelles font se côtoyer Herrmann et Rota avec un certain esprit du répertoire classique russe, de Sergueï Prokofiev à Modest Petrovitch Moussorgsky en passant par Igor Stravinski, Piotr Ilitch Tchaïkovski, ou Dimitri Chostakovitch… Batman achèvera enfin de définir ce que l’on pourrait nommer le “son Elfman” dont les tonalités obscures et dramatiques reposent presque entièrement sur l’agencement et l’ampleur des sections de cordes (souvent denses dans les basses) et de cuivres. Pendant près de cinq ans, Steve Bartek devra entretenir ce “son” qui, à chaque partition et à quelques nuances près, s’imposera comme une véritable carte de visite pour le compositeur, celui-ci n’évoluant à l’époque que très occasionnellement au-delà de la sphère du cinéma fantastique.
Par la suite, fort heureusement, Danny Elfman saura en grande partie se dégager de ce piège et faire constamment évoluer son style en l’adaptant cette fois toujours plus, et de manière plus mature, aux besoins de l’image. A ce titre, Bartek verra de plus en plus sa palette instrumentale se modifier profondément à chaque film. Avec Dolores Claiborne (Hackford, 1994), l’orchestre traditionnel employé jusqu’ici (rallongé ponctuellement de quelques harpes ou d’un celesta) fait place à un ensemble entièrement voué aux cordes (à l’exception de quelques séquences comptant également quelques cuivres et percussions), une expérience qui n’est bien entendu pas sans évoquer le Psycho (Psychose, Hitchcock, 1960) de Bernard Herrmann… C’est la première fois qu’Elfman choisit ainsi d’ôter à l’une de ses partitions des sections entières d’instruments.




De la même manière, il s’attachera désormais plus souvent à les envisager d’abord d’un point de vue sonore et à les bâtir autour d’orchestrations très particulières, favorisant par exemple la mise en avant d’un instrument soliste (l’alto) pour Black Beauty (Prince noir, Thompson, 1994) ou l’intemporalité des chansons de The Nightmare Before Christmas (L’étrange Noël de Mr. Jack, Selick, 1993) fortement influencées par la musique de Kurt Weill (l’Opéra de quat’sous) ; elles devront également assumer, par l’extension notoire des sections de percussions, le parti pris d’un suspense plus rythmique que mélodique pour Mission : Impossible (DePalma, 1996) et à elles seules assureront, par le biais d’un ensemble de neuf flûtes, l’immersion au sein d’une Amérique profonde troublée et enneigée pour A Simple Plan (Un plan simple, Raimi, 1998). Steve Bartek joue alors sans aucun doute un rôle primordial dans l’accomplissement de chacune des prétentions du compositeur car, dans son souci constant d’exactitude, ce dernier a depuis longtemps tendance à la “sur-orchestration” au stade de l’écriture : entendons par là qu’à force de détails, il n’est pas à l’abri de commettre quelques incompatibilités instrumentales rendant ses particelles trop confuses. C’est pourquoi Elfman avoue s’appuyer énormément sur son ami pour le reprendre au cas où il en fait “un peu trop”.


Elfman, Bartek… et les autres Conséquence inévitable de la réussite de Batman, Elfman effectue en 1989 une entrée fracassante aux premiers rangs de la nouvelle génération de musiciens decinéma. Steve Bartek suit cette ascension avec bonheur et se voit bientôt confirmé pour toutes les orchestrations des partitions du compositeur. Il reste également un intermédiaire privilégié lors des séances d’enregistrement entre la cabine de mixage (où siègent Elfman et le réalisateur) et l’orchestre et, en certaines occasions, en assure lui-même la direction, un exercice qu’il apprécie particulièrement. Très vite pourtant, le cahier des charges des deux hommes s’alourdit considérablement : les délais accordés (les mêmes, toujours très courts, qui poussent le compositeur à recourir à un orchestrateur) ne suffisent bientôt plus à Bartek lui-même pour accomplir la totalité de son travail.



Sommersby (Amiel, 1993) posera notamment ce problème : l’orientation artistique du film ayant énormément évolué en faveur d’undéveloppement plus volontiers romantique, Elfman et Bartek se voient tous deux contraints de réadapter, voire de modifier complètement leur travail, en dépit d’un planning chargé qui les prévoit sur d’autres projets. De nouveaux noms s’ajoutent alors au sillage de Steve Bartek, entre autres ceux de Shirley Walker, d’Edgardo Simone, de Mark McKenzie ou encore de Jonathan Sheffer, la plupart ayant d’abord collaboré avec Elfman en assurant diverses directions d’orchestre. Dans ce cas de figure, Bartek se réserve avant tout le droit de s’occuper des thèmes principaux ainsi que des séquences majeures de chaque partition, puis remet aux éventuels orchestrateurs supplémentaires des échantillons de son propre travail afin qu’ils puissent s’y référer pour les séquences qui leur ont été confiées. Si tout se déroule généralement pour le mieux, certains de ces collaborateurs ont cependant tenté d’appliquer leur “patte” personnelle aux compositions d’Elfman en y apportant parfois des modifications non négligeables : la sanction est immédiate, et Elfman comme Bartek doivent alors reprendre entièrement les séquences touchées pour que celles-ci s’accordent avec les autres. A deux reprises enfin, ces derniers n’ont pu mener leur entreprise jusqu’au bout : c’est ainsi que Shirley Walker et Jonathan Sheffer sont amenés chacun à composer une séquence, la première pour Nightbreed (Cabal, Barker, 1990), le second pour Darkman (Raimi, 1990, la scène de l’hélicoptère).



Steve Bartek n’a ainsi jamais eu lui-même l’occasion de composer un morceau avec Danny Elfman. Difficile du reste pour un orchestrateur de s’imposer en tant que compositeur à part entière. S’il ne semble pas avoir spécialement cherché à franchir le pas, Bartek s’est tout de même vu à plusieurs reprises proposé quelquesprojets, entre autres les accompagnements de Guilty As Charged (Justice haute tension, Irvin, 1991), Past Midnight (Meurtre sur pellicule, Eliasberg, 1992) ou encore Cabin Boy (Resnick, 1994). Bien souvent, pourtant, il n’est contacté que pour imiter le style de Danny Elfman : c’est pour cette raison notamment qu’il refuseral’opportunité de mettre en musique une publicité Nike après que le compositeur en ait lui-même signé une quelques temps auparavant.
Il reste que Steve Bartek demeure à ce jour pour Danny Elfman un soutien indispensable (5) : tous deux entretiennent en effet une collaboration exemplaire, une osmose entre un compositeur et un orchestrateur qui, dans le monde de la musique de cinéma, peut sans doute à bien des égards s’avérer aussi essentielle que la relation qui doit normalement lier un compositeur et un réalisateur.





(1) Certains musiciens et hommes de cinéma français se sont du reste plus à minimiser les réussites des compositeurs anglo-saxons, prétextant que même les plus réputés n’orchestrent pas leurs partitions. C’est ignorer d’une part qu’une majorité d’entre eux ont à leurs débuts démontrés qu’ils étaient tout à fait capables d’effectuer eux-mêmes cette tâche (certains même s’adonnant seuls à l’écriture d’œuvres de concert alors qu’ils se font toujours assister pour leurs travaux de cinéma) et c’est oublier d’autre part que la profession d’orchestrateur a également cours au sein du toujours très honorable cinéma français…
(2) La particelle précède la partition dans l’élaboration d’une œuvre orchestrale : il s’agit d’une disposition sur un nombre réduit de portées (quatre ou cinq au minimum) permettant au compositeur de se concentrer sur l’aspect purement harmonique de son écriture.

(3) Pas de fumée sans feu cependant et il serait bien hasardeux de réfuter de manière catégorique l’éventualité de telles pratiques. Michael Kamen lui-même a reconnu que, devant l’urgence du planning de travail, certaines séquences mineures de Robin Hood : Prince Of Thieves (Robin des bois : prince des voleurs, Reynolds, 1991) étaient plus le fait de ses orchestrateurs (près d’une quinzaine lui sont d’ailleurs associés sur ce film !).

(4) Même si, parallèlement à cela, les séances d’enregistrement se sont avérées pour lui riches d’enseignements, lui permettant pour la première fois d’entendre se concrétiser une politique d’orchestration dessinée par le compositeur et d’en apprécier les effets sur l’image.
(5) Même si, pour le première fois sur Sleepy Hollow (Burton, 1999), Bartek n’apparaît qu’au second plan des orchestrations.




Florent Groult




LA BOITE A ARCHIVES

Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Ete 2000)

samedi 23 juillet 2011

La Musique dans le cinéma de la Nouvelle Vague (1)




« Sauf dans les rares cas de cinéastes qui s’en occupent beaucoup, la musique est presque sacrifiée dans tous les films, et c’est un scandale permanent . » (François Truffaut)


Si l’on a conservé plus volontiers la célèbre boutade de Truffaut ironisant sur une Nouvelle Vague au sein de laquelle “le seul intérêt des cinéastes était les machines à sous”, le renouveau musical du mouvement a été un peu oublié. Pourtant, sous la Nouvelle Vague, le rôle de la musique dans le film s’est trouvé complètement revalorisé. Faut-il rappeler que le cinéma des années 50 faisait la part belle à l’acteur, au beau verbe, dans le cadre d’un jeu très théâtral privilégiant l’aspect visuel et la locution. On ne s’occupait de la musique qu’à condition que cette dernière fasse espérer un “tube” en forme de ritournelle. Cette situation, dont les prolongements devaient durer jusqu’à l’aube des années 60, pouvait littéralement couler des films qui auraient pu fort bien lui survivre. Perversité du système, la rémunération des compositeurs était jusque-là calculée sur la durée, au mètre de pellicule “musique”. On comprend aisément que, dans cette sorte de jeu de dupes, les musiques du cinéma français tardaient à se renouveler.




Le parti pris des cinéastes de la Nouvelle Vague par rapport à la place et au poids de la musique sera d’abord dû à la “notion d’auteur” revendiquée par ces derniers. La musique était paradoxalement un élément que les cinéastes de la Nouvelle Vague connaissaient mal. A quelques exceptions près (Rivette, Resnais, Chabrol), les auteurs d’alors vont se heurter à une technique et à un savoir étrangers, arrivant à la fin d’une œuvre qu’ils avaient pratiquement enfantée de A à Z. La crainte d’une sorte de “dépossession”d’un aspect artistique du film sera rapidement dépassée. On prendra conscience de l’impact émotionnel véhiculé par la musique, et on cherchera à prolonger le contact avec le musicien. Les parcours exceptionnels de Pierre Jansen aux côtés de Claude Chabrol (30 ans de collaboration), de Georges Delerue avec François Truffaut ou Philippe De Broca (30 ans également et 22 films avec ce dernier), de Michel Legrand avec Jean-Luc Godard ou Jacques Demy, illustrent bien ce nouveau type de relation, plus utile aussi, techniquement, pour le cinéaste. François Truffaut en convenait largement : “J’ai des idées, mais je ne connais pas la musique. Souvent avec le musicien, le principal problème est celui du vocabulaire : quelque-fois je dis à Delerue : “Je vois ça joué en haut du clavier !” ou quelque-fois je me sers d’exemples ou de comparaisons littéraires ; c’est pourquoi on a intérêt à ne pas changer de musicien à chaque film. Comme on arrive à se comprendre de mieux en mieux, ce serait idiot d’avoir tout à recommencer avec quelqu’un d’autre (1).”














Les cinéphiles découvrirent ainsi sur les génériques des films de la Nouvelle Vague tout un groupe de nouveaux musiciens : Michel Legrand, Antoine Duhamel, fils du célèbre écrivain, Alain Goraguer, autodidacte venu du jazz, ou Maurice Jarre qui travaillera beaucoup avec Georges Franju. Sans oublier Maurice Le Roux ainsi que Pierre Jansen qui bâtira la quasi-totalité de sa carrière dans les pas de Claude Chabrol. Tous ont en commun une passion pour le cinéma. De leur côté, les cinéastes s’intéressent davantage à la force émotionnelle véhiculée par la musique. Georges Delerue aime d’ailleurs à retracer l’évolution des mentalités à ce passage-là de l’histoire du cinéma : “C’était quand même assez fermé, à cette époque. La musique de film coûte cher et les producteurs ne veulent pas prendre de risques. J’ai bénéficié de l’arrivée de la Nouvelle Vague, qui a remis les pendules à l’heure. Il y a eu un renouvellement complet de la situation. Les gens de la Nouvelle Vague ne voulaient pas travailler avec des gens plus âgés. A tort ou a raison, ils ont voulu faire table rase, et c’est ce qui m’a permis de travailler pour des longs-métrages. Ce qui me plaisait chez les réalisateurs de l’époque de la Nouvelle Vague, c’était l’amour qu’ils portaient à la musique, et cela, c’était nouveau… (2).”



Nouveau cinéma, nouvelles musiques ? Le changement ne se limite pas à une simple liste de noms. De nouvelles musiques furent adoptées, répondant généralement mieux aux contraintes de brièveté liées au montage qui devenait plus souple et moins académique. Les nombreux inconvénients de la musique néo-classique tonale utilisée jusque-là dans le cinéma français furent, en l’espace de ces quelques années, très sérieusement remis en question. La musique de film avait en effet mis l’accent, depuis les origines du cinéma, sur les formes longues, développées. La prise de conscience par le spectateur d’un “pôle” tonal demandait de facto un certain développement du thème sur la durée ; durée qui ne correspondait pas forcément à celle de la scène en question. Qui plus est, un éloignement de la tonalité de départ demandait une durée supplémentaire pour moduler et revenir à l’exposition de départ. D’où un cycle sans fin. D’où deux discours parallèles, le film et sa musique, aux développements parfois contradictoires.




D’autres solutions seront expérimentées, notamment l’utilisation de musiques athématiques, propres à s’adapter à des montages plus complexes, à des narrations moins linéaires. Baignés de cinéma américain, les cinéastes de la Nouvelle Vague furent visiblement influencés par The Man With The Golden Arm (L’homme au bras d’or, Preminger - 1955). Elmer Bernstein, le compositeur de la partition est l’un des premiers à avoir sorti le jazz des séquences de bar ou des ambiances urbaines. Le jazz apportait une véritable pertinence psychologique au film d’Otto Preminger, l’athématisme incarnant les hésitations du personnage principal tenu par Frank Sinatra, tiraillé entre ses penchants pour le jeu et la drogue. Dans la continuité, Louis Malle déclencha un véritable engouement en 1957 avec la partition improvisée de Miles Davis pour Ascenseur pour l’échafaud. Expérience reconduite la même année avec Roger Vadim qui s’attacha le concours du Modern Jazz Quartet de John Lewis pour mettre en musique Sait-on jamais ?.






L’exemple le plus proche de l’option de Preminger reste certainement la partition d'A bout de souffle de Jean-Luc Godard, en 1959. L’improvisation intrinsèque au jazz apporte au film tout un ensemble de codes relativement neufs pour l’époque. Techniquement, Godard se permet d’englober plusieurs séquences dans un même mouvement musical. L’athématisme permet aussi un autre regard sur le film. Privé de repère mélodique précis, sans possibilité de pouvoir anticiper l’évolution de la structure musicale, le spectateur se trouve plus ou moins consciemment invité à appréhender “en direct” les déplacements spatiaux du personnage. Le jazz, pour le Godard de 1959, devient le moyen de visualiser un espace de liberté. Une liberté qui rythme à chaque plan les allées et venues de son héros. Dès que Michel Poiccard apprend qu’il a été trahi, la musique disparaît du film. Le temps, dont le jazz avait fait disparaître les repères cadencés, devient désormais compté. Le cœur de Jean-Paul Belmondo, battait donc bien au diapason du piano de Martial Solal. L’imprévisibilité du héros, de ses déplacements, mais aussi du temps où la loi du polar reprendra tragiquement son droit sur cette cavale, autant de facteurs “visualisés auditivement”, si l’on s’en tient à ce que Godard lui-même a toujours revendiqué : “Je pense que l’on peut entendre les images et voir la musique.”







Musiques contemporaines Une autre dimension intéressante dans les films de la Nouvelle Vague reste certainement l’arrivée de la musique contemporaine à l’écran, chose en revanche jusque-là quasiment inédite. Les cinéastes remplacèrent volontiers les partitions romantiques des années 40 et 50 par des pièces courtes, interprétées par de petits ensembles ; plus souvent, il est vrai, par obligation matérielle que par choix délibéré, si l’on regarde du côté de l’étroitesse des budgets. Pourtant, de cette contrainte naîtra une évolution sensible de l’esthétique musicale du cinéma français.
La Nouvelle Vague laissait en effet entendre la musique qu’il faisait bon écouter dans les lieux alors prisés par le mouvement intellectuel parisien, notamment au Domaine musical. Le domicile personnel de Pierre Boulez, rue Beautreillis, était d’ailleurs devenu, dans les années qui précédèrent la Nouvelle Vague, un véritable lieu de réunion pour les artistes soucieux de radicaliser leurs recherches : on y croisait Armand Gatti, Michel Fano, Michel Philippot, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Jean Saby.





La Nouvelle Vague s’inscrivait pleinement au carrefour de ces mutations de la création musicale. Entre les nouvelles théories musicales et la musique d’un cinéma qui cherchait un peu partout à se renouveler, des ponts furent souvent jetés. Ainsi de nombreux compositeurs de musique contemporaine n’ayant jamais travaillé pour le 7ème art se retrouveront, en l’espace de quelques années, très sollicités par les jeunes réalisateurs : Maurice Ohana compose pour le film de Jacques Baratier, Goha le simple (1957), Eric Rohmer demande à Louis Sauguer la pièce pour violon solo entendue dans Le signe du lion (1959), Philippe Arthuys signe les musiques de Paris nous appartient (1960) de Jacques Rivette et des Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard, Serge Nigg celle du Combat dans l’île (1961) d’Alain Cavalier, et Jean-Claude Eloy crée une atmosphère anachronique pour deux autres films de Jacques Rivette : La Religieuse (1966) et L’Amour fou (1969). Pierre Barbaud sera demandé par Chris Marker pour Lettres de Sibérie (1958) et par Jean Rouch pour Chronique d’un été (1961). La quasi-totalité des musiques de films de Claude Chabrol seront composées par Pierre Jansen, ancien élève dodécaphoniste de Leibowitz et de Messiaen ; tandis que l’option audacieuse des “partitions sonores” (fusion contrôlée de musique concrète, dialogues et bruitages) sera expérimentée par Michel Fano sur les films d’Alain Robbe-Grillet comme L’immortelle (1963).






Ailleurs, le célèbre pamphlet sur la musique de film écrit par Hanns Eisler circulait parmi les cinéastes, dans son édition originale de 1944. Disciple de Schönberg, collaborateur de Brecht et de Weill, Eisler développait dans Composing For Films une conception politique de la musique de film, ne se privant pas d’égratigner au passage les clichés néo-romantiques du cinéma commercial, propres, selon lui, à une inhibition de l’esprit critique du spectateur. Resnais note : “J’ai eu la chance que Hanns Eisler vienne de Berlin pour faire la musique de Nuit et Brouillard, j’ai beaucoup appris avec lui. C’était une époque où il n’y avait rien sur la musique de film, si ce n’est justement le livre d’Eisler (…). On essayait d’avoir des tuyaux, on travaillait un peu à l’aveuglette. Il y avait le livre de Karel Reisz, qui m’a beaucoup appris, et sur la musique il n’y avait que le bouquin d’Eisler, qui a été traduit récemment. J’ai du l’avoir assez tôt, et ça m’a guidé (3)…”.









Cette conception de la musique de film sera expérimentée dans L’Année dernière à Marienbad (1962), film dans lequel l’image de la haute bourgeoisie devient une sorte de fresque surréaliste et intemporelle, retranchée par la musique dans un monde hermétique et mort. Tout ceci en grande partie par le jeu ininterrompu de la partition atonale et lancinante, à l’orgue, de Francis Seyrig… Dans Muriel ou le temps d’un retour (1963), Resnais fit preuve d’un parti pris assez voisin : l’impact dramatique de la partition de Hanns Werner Henze était judicieusement dosé, en fonction de l’idéologie présente au centre du film, dans une suite d’évènements musicaux montés comme on aurait monté un opéra filmé. Une évolution qui ne laissait pas insensible un Jacques Rivette, alors parmi les plus fervents défenseurs des musiciens de son temps. Ce dernier notait déjà, lors de la sortie d’Hiroshima mon amour en 1959 : “Les problèmes que se pose Resnais à l’intérieur du cinéma sont parallèles à ceux que se pose Stravinsky en musique. Par exemple, la définition que Stravinsky donne de la musique, “une succession d’élans et de repos”, me semble convenir parfaitement au film d’Alain Resnais. (…) Le principe de lamusique de Stravinsky, c’est la rupture perpétuelle de la mesure. La grande nouveauté du Sacre du Printemps était d’être la première œuvre musicale où le rythme variait systématiquement. A l’intérieur du domaine rythmique, pas de domaine tonal, c’était presque une musique sérielle, faite de l’opposition de rythmes, de structures et de séries de rythmes. Et j’ai l’impression que c’est ce que cherche Resnais lorsqu’il monte à la suite l’un de l’autre quatre travellings, et brusquement un plan fixe, deux plans fixes et des travellings. A l’intérieur du contraste des plans fixes et des travellings, il essaie de trouver ce qui les réunit. C’est-à-dire qu’il cherche à la fois un effet d’opposition et un effet d’unité profonde (4)."



Le Contrepoint musical Loin des tentatives sérielles, quelques cinéastes férus de contrepoint musical, recyclèrent avec un certain bonheur la célèbre boutade de Jean Renoir : “Il me semble qu’il faudrait, avec les mots “Je vous aime”, mettre une musique qui dise : “Je m’en fous”. Certes, là non plus, l’invention n’était pas neuve, et l’école du cinéma russe en fut longtemps le premier laboratoire d’essai. Pourtant, au début des années 60, le contrepoint musical prit une dimension plus prononcée avec des cinéastes tels que Franju, Marker ou Pialat. On s’aperçoit, par exemple, que tous les films de Franju ayant précédé la période, reposaient généralement sur le principe.




Dès 1949, avec Le sang des bêtes, documentaire terrible sur les abattoirs parisiens, la violence des images contrastait déjà avec la voix off, angélique, presque irréelle, de la jeune Nicole Ladmiral. Expérience reconduite au fil des courts métrages jusqu’en 1957, soit avec les musiques de Maurice Jarre, soit avec celles de musiciens plus anciens (Georges Auric, Jean Wiener), ce qui ne semblait pas tellement gênant pour le cinéaste ; l’essentiel étant, au-delà d’un aspect musical anecdotique (javas, musettes, tangos, musiques de cirque…), la création d’un rapport de provocation par la non-coïncidence musique/image.







D’autres cinéastes nous ont fait découvrir les richesses d’un contre-montage en alignant les différentes scènes du film dans un montage cut englobant systématiquement son, musique et image. Ce procédé étant loin d’être innocent. En effet, d’après les résultats d’expériences établies ces dernières années dans le giron de la recherche cinéma/cognition (5), il a été formellement établi qu’en l’absence de raccord sonore ou musical d’une scène à l’autre, l’attention du spectateur, troublée, se recentre alors en priorité sur l’image. On comprend aisément tout l’intérêt apporté par ce type de montage aux documentaires ou à certains films expressément visuels, composés d’images-chocs par exemple. Le court-métrage de Maurice Pialat, L’Amour existe (1960), repose ainsi sur le procédé, avec en thématique permanente les bidonvilles à trois minutes des Champs-Elysées. Images de pauvreté garanties. Par ce geste de négation des codes sonores en vigueur, Pialat, tout comme Franju, ouvre une porte pour véhiculer par l’anti-convention sonore un certain discours social pas forcément déguisé. Et pourtant, en 1960, aucune étude scientifique ne pouvait démontrer avec certitude l’impact de cette forme de montage son.





Frédéric Gimello-Mesplomb
Maître de Conférences

Université de Metz

Filière Etudes Cinématographiques

LA BOITE A ARCHIVES

Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)