dimanche 31 juillet 2011

A chacun son Shakespeare ! (II)

William Walton à l’ombre d’un Olivier C’est l’Angleterre qui, bien entendu, fournit à Shakespeare ses plus fervents serviteurs. Lorsqu’en 1943 Laurence Olivier se voit confier la mise sur pied d’un Henry V (une idée du producteur d’origine italienne Filippo del Giudice), il songe d’abord pour le réaliser à William Wyler ou Carol Reed mais, essuyant leurs refus, décide finalement de s’atteler lui-même à cette tâche, endossant du même coup l’habit du rôle principal. Le choc s’avère, pour beaucoup, immense : le style est brillant, l’œuvre saluée de toute part et les critiques, unanimes, ne tarissent plus d’éloges envers cet acteur qui, devant et derrière la caméra, et ce malgré quelques libertés, puise avant tout sa force en une attitude de respect des textes originaux. A ce Henry V (1944) suivront donc un Hamlet (1948) et plus tard un Richard III (1956), une “trilogie” qui aurait pu s’enrichir d’un MacBeth et d’un Roméo et Juliette si ces deux projets n’avaient tout compte fait été abandonnés pour des motifs essentiellement financiers.



Le nom de William Walton reste intimement associé à la réussite artistique de ces trois remarquables réalisations. Le compositeur anglais avait auparavant déjà côtoyé Shakespeare à plusieurs reprises : en 1941 notamment avec une musique de scène pour le MacBeth monté par Gielgud et surtout quelques dix ans plus tôt, pour le film As You Like It (Comme il vous plaira, Czinner - 1936) au générique duquel figurait d’ailleurs Laurence Olivier.




Pourtant, lorsque ce dernier se voit recommander Walton pour son Henry V, ce nom ne lui rappelle d’abord absolument rien… Les deux hommes deviennent très vite amis et Olivier fait aussitôt part de ses idées (nombreuses et précises) sur la place et le rôle qui devront être accordés à la musique au sein de son film. Plus tard, Walton s’estimera particulièrement chanceux d’avoir pu travailler avec quelqu’un qui savait exactement ce qu’il voulait, décrivant avant tout ses travaux comme les aboutissements d’une confiance et d’une estime absolue entre Olivier et lui. De fait du crescendo de la charge d’Azincourt dans Henry V aux marches cérémonielles de Richard III et via la minutie orchestrale des monologues de Hamlet, les trois partitions s’imposent chacune par la justesse de leurs compromis stylistiques.




L’évocation, remarquable, d’un contexte historique au sein du langage musical propre à un compositeur annonce notamment les recherches qu’affectionnera particulièrement un Miklós Rozsa à l’heure des superproductions médiévales. Plus encore, dans l’accompagnement de la narration, parmi les plus éblouissantes et abondantes, Walton serre les textes au plus près et fait ainsi de la voix même de Laurence Olivier un instrument à part entière de ses orchestrations, anticipant et explicitant certaines intonations en des instants qu’il juge savamment opportuns.






La musique devient alors force agissante du récit, et en ce sens la scène du pantomine dans Hamlet peut en être une parfaite représentation. La séquence, muette, repose en effet presque entièrement sur les développements d’une trame musicale complexe : elle est constituée d’une part d’un accompagnement de scène dispensé à l’écran par un ensemble réduit de musiciens, qui assurent donc, sous une forme suggérant l’époque (la sarabande, fréquemment employée aux XVIIe et XVIIIe siècles), l’illustration de la pièce mimée ; Walton appose d’autre part un commentaire orchestral purement lié à l’intrigue dramatique du film. La musique en vient alors à mener réellement l’image, y véhiculant quasiment tout, la signification d’un geste, une pensée qui se construit, un malaise naissant, le drame… Sans doute le compositeur touche-t-il là l’essence même du génie shakespearien tout autant peut-être que la valeur la plus absolue envisagée pour une musique de cinéma …





Le Contrepoint de la démesure Côtoyant de près les succès critiques de Laurence Olivier, un second triptyque shakespearien est bel et bien cette fois l’œuvre d’un américain. Orson Welles est, depuis toujours dit-on, un amoureux du poète de Stratford. Ainsi, outre ses diverses expériences théâtrales, lorsqu’il se retrouve à son tour derrière la caméra, il en vient immanquablement à Shakespeare : par trois fois donc, en 1948, 1952 et 1966. Mais si ces réalisations sont en premier lieu bien loin d’obtenir l’unanimité des critiques de l’époque, c’est que l’on n’y voit pas tant Welles au service de Shakespeare mais plutôt Shakespeare au service de Welles. Il en adapte en effet les textes et leurs situations à son propre propos : en découlent une œuvre “fictive” (Falstaff, 1966) en fait librement inspirée de plusieurs récit du dramaturge (Henry IV, Henry V, Richard III et Les joyeuses commères de Windsor) ainsi que des interprétations audacieuses (un MacBeth en peaux de bêtes) qui paraissent alors s’opposer aux traitements soi-disant définitifs de Laurence Olivier.


Considérés du point de vue de leur support musical, les trois films s’avèrent également d’un intérêt remarquable, même si Welles ne semble pas avoir retrouvé au travers de ses compositeurs une osmose comparable à celle dont avait bénéficié son prédécesseur anglais. Il s’en approche pourtant lorsqu’il demande à Jacques Ibert la partition de son Macbeth (1948), cette dernière participant pour beaucoup à l’équilibre d’une vision bien singulière du drame shakespearien. L’indigence du décor oblige en effet le metteur en scène à le noyer sous une sombre brume, aussi mystérieuse que menaçante, et puisque l’affaire est alors (comme toujours) d’offrir à l’image le parfait contrepoint musical, le rôle du compositeur français consiste donc avant tout à pallier cet apparent handicap et à affiner un parti pris visuel rigoureux plus qu’un texte lequel, par la démesure et la prestance du jeu de Welles, se suffit à lui-même.





Jacques Ibert parvient ainsi à fournir à la réalisation l’éclairage qu’il lui manque grâce essentiellement aux couleurs instrumentales subtilement nuancées d’une écriture dépourvue de tout principe excessif de redondance risquant d’écraser un peu plus une esthétique déjà fort éprouvante. Il n’en exclut pas pour autant dans la forme une certaine symbolique propre à l’intrigue (la marche conspiratrice n’en est qu’un exemple) et, pour cette raison notamment, ils sont aujourd’hui quelques-uns à faire figurer cette partition parmi les plus essentielles jamais fournies au cinéma.





Le film quant à lui ne récolte à l’époque que des railleries, ce qui n’empêche pourtant pas Orson Welles de s’atteler immédiatement à une nouvelle adaptation, un Othello (1952) qui exigera de lui près de quatre années d’efforts. S’il se réserve sans hésitation le rôle titre, l’américain reste par contre longtemps indécis quant à l’identité de sa Desdémone. Sans doute juge-t-il alors également qu’un compositeur italien est seul capable de traduire idéalement les tourments amoureux du célèbre Maure de Venise. C’est à Angelo F. Lavagnino (assisté d’Alberto Barberis) qu’échoit donc ce rôle, comme celui bien plus tard de mettre en musique le troisième volet du triptyque, Chimes At Midnight (Falstaff, 1966).




Sa sensibilité s’accorde ainsi plutôt bien avec les deux films, en particulier Othello qu’il éclaire tantôt de violents contrastes instrumentaux, tantôt de nuances orchestrales et chorales subtiles, sortes de clairs-obscurs musicaux assortis à la manière d’une toile du peintre Caravage. Cette référence à l’art italien n’est d’ailleurs pas fortuite car elle lui permet en ces instants une dramatisation ou un lyrisme aussi forts et expressifs que ceux, visuels et narratifs, dont fait preuve Welles. De même la frivolité de ses danses réussit à assouplir quelque peu la personnalité du truculent Falstaff (figure centrale de Chimes At Midnight), attribuant à cette véritable force de la nature une relative légèreté qu’à l’écran Welles, plus que jamais imposant (physiquement parlant), ne peut de toute manière assurer ; par là même cependant, le compositeur confère à sa musique une valeur plus purement illustrative, celle d’un soutien qui apparaît moins engagé, plus distant des drames qui se jouent.





Sous la portée, le drame Il est parfois écrit que Laurence Olivier et Orson Welles ont tous deux éteints jusqu’à une période récente toute prétention de porter avec succès Shakespeare sur grand écran… Rien n’est plus faux et au contraire l’universalité du dramaturge au cinéma s’avère dès les années qui suivent Henry V bien établie. Les adaptations se multiplient, et avec elles s’accroît toujours un peu plus le volume des partitions inspirées par l’œuvre de Shakespeare. En France, Joseph Kosma signe pour André Cayatte l’illustration des Amants de Vérone (1949), transposition des amours de Roméo et Juliette dans l’Italie d’après-guerre ; l’Italie justement où Giovanni Fusco s’occupe d’un Marchand de Venise (Il Mercante di Venezia, Billon - 1953) tandis que Roman Vlad s’attèle à une adaptation très fidèle et particulièrement appréciée de Roméo et Juliette (Giuletta e Romeo, Castellani - 1954).





Les studios hollywoodiens, en pleins fastes de l’Âge d’Or, s’intéressent ainsi enfin à Shakespeare, encore qu’ils le fassent de la manière qui leur paraît financièrement la plus rassurante : soit en en transposant les propos dans un XXème siècle de film noir (A Double Life, Othello, Cukor - 1948), soit en ne lui empruntant que les trames propices à un traitement de superproduction tout en spectacle et distribution fracassante (Julius Caesar, Jules Cesar, Mankiewicz - 1953). Pour ces deux films en tout cas, le support orchestral est l’œuvre d’un seul et même homme.




Figure emblématique de la musique hollywoodienne des années 40-50, Miklós Rozsa est en effet parfaitement rompu à ces deux genres cinématographiques qu’il visite ainsi régulièrement à l’époque. Pourtant, en ces occasions bien précises, le compositeur semble voir plus loin que les démarches qu’il emploie habituellement. Si avec Othello il use de nouveau de son style urbain qui a précédemment fait ses preuves, Rozsa adapte également aux scènes de représentation de la célèbre pièce quelques mélodies issues de l’œuvre du compositeur vénitien de la fin du XVIe siècle Giovanni Gabrieli. En les faisant par la suite entendre graduellement, réarrangées hors contexte théâtral tout au long du film, il parvient donc à tisser un lien dramatique profond entre Shakespeare et le rôle principal, un acteur de théâtre qui finit par s’identifier entièrement, sur scène comme dans la vie, au personnage d’Othello.





La partition de Jules Cesar naîtra ainsi de la même volonté d’y ressentir avant tout un auteur et ses préoccupations plutôt que l’exploitation spécifique d’un genre cinématographique, en l’occurrence ici le péplum. Rozsa adhère donc autant à la savante mise en scène de Mankiewicz qu’aux prétentions artistiques du producteur John Houseman : à l’image des attentions particulières dont bénéficient les multiples scènes de dialogue, ce qui importe clairement ici c’est Shakespeare, ce à quoi le compositeur répond avec une musique intensément dramatique et suffisamment intemporelle afin de ne pas compromettre la modernité du propos. En ce sens, l’ensemble de la partition doit beaucoup à la musique de scène, comme si Rozsa avait d’abord assimilé les contraintes de composition spécifiquement liées à la représentation théâtrale et les avait ensuite adaptées à la largesse des moyens propres au cinéma dont il disposait. Pour cette raison, Jules Cesar demeure sans doute avec El Cid (Le Cid, Mann - 1961) l’une de ses œuvres les plus abouties.






Florent Groult

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

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