dimanche 31 juillet 2011

A chacun son Shakespeare ! (III)








Musiciens d’un cinéma dans tous ses états Les réalisateurs européens, et donc accessoirement américains, ne sont pas les seuls en ce milieu des années 50 à se préoccuper de Shakespeare. L’universalité de son œuvre s’avère aussi bien établie au sein d’autres milieux cinématographiques, notamment asiatiques, même si de telles productions n’ont pour la plupart jamais pu franchir les frontières de leur pays. Parmi celles qui bénéficieront malgré tout d’une reconnaissance critique internationale, Kumono-Su-Jo (Le château de l’Araignée, 1957) est une transposition magnifique qui permet à Akira Kurosawa de nous présenter son propre MacBeth en samouraï moyen-âgeux. Le metteur en scène réussit de cette manière une habile synthèse entre la tradition du théâtre élizabéthain et celle du nô japonais : c’est dans cette dernière que s’ancre d’ailleurs l’âpre illustration musicale de Masaru Satoh.



De ce point de vue pourtant, l’effort le plus inattendu nous vient plutôt du réalisateur Kishore Sahu qui tourne en 1954 le second Hamlet du cinéma indien. Si, selon les spécialistes, l’adaptation fait sans ambages - et non sans brio - référence au chef-d’œuvre de Laurence Olivier, elle s’en démarque néanmoins par l’emploi de supports musicaux souvent en rupture avec le propos et plaçant sans complexe auprès des compositions originales de Ramesh Naidu un air de rumba (!) ainsi que trois chansons (signée Hasrat Jaipuri) qui deviendront de véritables succès populaires. Cet Hamlet prend alors des allures de film musical… C’est précisément sous cette forme que Shakespeare plus que jamais actualisé s’impose définitivement auprès d’un public américain auquel l’époque élizabéthaine n’est que peu évocatrice. Les haineuses familles Capulet et Montaigu se muent alors en clans Jets et Sharks, toujours rivaux dans l’une des transpositions les plus célèbres de l’inusable mythe de Roméo et Juliette, West Side Story (Wise et Robbins, 1961). Les airs écrits quatre ans plus tôt par le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein pour le ballet homonyme de Jérôme Robbins font le tour du monde, s’inscrivant en droite ligne parmi les classiques du jeune répertoire musical américain.



Tandis qu’en 1964 producteurs italiens et espagnols s’associent le temps d’un Roméo et Juliette réalisé par Riccardo Freda (Giulietta e Romeo) sur les “classiques” de Rachmaninov et Tchaikovsky, la Grande Bretagne offre elle aussi, comme l’on peut s’y attendre, son lot d’adaptations. La musique y tient généralement une fonction appréciable, quoique souvent à vocation simplement illustrative, à l’image des styles faciles et mélodiques de Richard Hampton et de Michael J. Lewis pour deux réalisations de Stuart Burge, Othello (1965) et Julius Caesar (L’Assassinat de Jules César, 1969). Pour l’anecdote, citons toutefois le film de Basil Dearden All Night Long (Tout au long de la nuit, 1962), un Othello transposé cette fois dans le milieu du jazz…




Entre temps, deux réalisateurs soviétiques trouvent à leur tour en Shakespeare matière à réflexion… Mais dans une U.R.S.S. post-stalinienne où le cinéma (comme tant d’autres domaines) se doit encore de répondre à une doctrine établie (l’art tel que le concevait Lénine “compris est aimé des masses laborieuses”), leurs œuvres se retrouvent bien vite otages d’un certain classicisme. Cette tendance s’affirme jusque dans le choix des compositeurs, nécessairement déclarés “Artistes du Peuple de l’U.R.S.S.”, qu’il s’agisse d’Aram Khatchaturian pour Otello (Othello, Youtkevich - 1955) ou de Dimitri Chostakovich pour Gamlet (Hamlet, 1964) et Korol’ Lir (Le Roi Lear, tous deux de Kosintsev, 1971). Les deux hommes ont d’ailleurs tout au long de leur carrière beaucoup eu à souffrir des contraintes de l’idéologie soviétique, Chostakovich en tête. Mais ce dernier est aussi un passionné de Shakespeare : il a participé au début des années 30 à une production théâtrale d’après Hamlet avant de signer en 1940 une autre musique de scène pour Le Roi Lear, monté d’ailleurs par Kosintsev (leur première collaboration remonte à 1929). Il retrouve donc au cinéma près de trente ans plus tard deux thèmes shakespeariens qu’il a déjà traité auparavant pour le théâtre. Les partitions qui en découlent en sont, soulignons le, totalement distinctes et celle d’Hamlet notamment, en contribuant à faire du prince danois un vrai héros romantique, s’avère particulièrement représentative de l’œuvre constamment teintée d’humanisme du compositeur.




Zeffirelli-Rota : l’entente mélodique Diversité des contextes, abondance des genres, Shakespeare parcourt ainsi les cinémas du monde entier, une multiplicité qui n’empêche pourtant pas de nombreux critiques de s’en tenir aux œuvres d’Olivier et de Welles comme seules références dès qu’il est question d’une nouvelle version d’Hamlet ou d’Othello. Il est donc notable qu’en cette fin des années 60 le “shakespearien” du moment, un italien, s’attire leurs faveurs (comme celles du public) en traitant deux sujets que ni l’anglais ni l’américain n’ont pu abordé sur grand écran. Avec La Bisbetica Domata (La Mégère apprivoisée, 1967) et surtout Romeo e Giulietta (Roméo et Juliette, 1968), Franco Zeffirelli s’offre son billet d’entrée aux premiers rangs de la scène cinématographique internationale.




En disciple avisé de Luchino Visconti, il fait alors dans les deux cas appel au compositeur Nino Rota, lequel se fait fort de prolonger de ses enluminures musicales le flamboiement visuel souhaité par le réalisateur. Les deux partitions se révèlent donc avant tout pour lui d’idéales occasions d’user de son penchant pour l’expression mélodique.



La fraîcheur et la spontanéïté de Roméo et Juliette (Zeffirelli confie pour la première fois les rôles des fougueux amants à deux adolescents) lui commandent en effet les plus belles mélodies de sa carrière au cinéma, du moins les plus amoureuses, toutes composées dans le salon d’une villa que le réalisateur a spécialement fait apprêtée, hors de l’agitation de la capitale italienne, pour y installer l’ensemble de son équipe.



Plus que jamais dans un contexte shakespearien, la musique assume -t-elle ici vis-à-vis de l’image le parti pris d’une “esthétique décorative”, laquelle s’accomplit, malgré l’aspect émotionnel qui s’y rattache indéniablement, au détriment d’une fonction plus éminemment dramatique. Celle-ci se cherche alors dans l’emploi (plus que dans la forme) de ces lignes mélodiques, le plus souvent absentes des scènes de dialogue et pour certaines introduites de manière directe au sein du récit (chantées par l’un des protagonistes, menant une scène de bal ou reprises par un chœur d’enfant lors d’une procession funèbre) avant de devenir, hors cadre, des thèmes orchestraux chargés d’une symbolisme simple et évidente (l’amour dans la joie, dans les peines, dans la vie, dans la mort), un tribut que le compositeur doit bien entendu aux usages musicaux de la représentation théâtrale.

Plaidoirie pour des partitions originales Olivier, Welles et Zeffirelli composent donc au début des années 70 le référentiel incontournable du cinéma shakespearien. Peut-être d’ailleurs estime-t-on alors que trois réalisateurs et huit sujets traités ont suffi à faire le tour de la question… Toujours est-il que les temps qui suivront s’avèreront relativement dépourvus d’adaptations mémorables, la plupart ne brillant en effet ni par la justesse de leur approche, ni par l’éclat de leur partition.



Si d’un point de vue purement cinématographique la mise en scène de Peter Brook pour King Lear (Le Roi Lear, 1971) enlève aisément les suffrages de la critique, la satisfaction musicale du moment réside plutôt en la composition de John Scott pour le Antony & Cleopatra (Antoine et Cléopâtre, 1972) réalisé par Charlton Heston (un acteur, une fois de plus). De par la densité de ses thèmes et le raffinement de son style, elle s’affirme comme le soutien inespéré d’une mise en scène par ailleurs sans éclat. Musique spectacle au contenu dramatique appuyé duquel Shakespeare sort une fois encore grandi, elle atteint ainsi sous bien des aspects l’envergure que le sujet réclamait, rejoignant en cela la démarche prônée en son temps par un Miklós Rozsa en charge de la partition du Jules Cesar de Mankiewicz.



Les années 80 se voudront plus prolifiques même si d’une manière générale l’on ne s’aventurera guère plus loin que les sentiers battus. Les partitions originales notamment se font rares en dépit de quelques forts belles réussites, tel l’intemporel et onirique accompagnement qu’apporte Stomu Yamashta au Tempest (Tempête,1982) de Paul Mazursky. Le recours à des musiques inspirées de l’œuvre shakespearienne et issues des répertoires classiques apparaît ainsi pour bon nombre de réalisateurs le plus sûr moyen de traduire les vicissitudes de leurs adaptations. Le temps est également à la production de fastueux films-opéras et c’est précisément sous cette forme que Franco Zeffirelli revient à Shakespeare en 1986, confiant au ténor Placido Domingo le rôle-titre de son Otello (Othello), transcription “grand écran” du chef-d’œuvre musical de Giuseppe Verdi. D’ailleurs, pour le réalisateur italien, l’œuvre reste désormais indissociable de la musique de Verdi, tant celui-ci a considérablement enrichi le personnage. Même constat un an plus tard avec le Macbeth dirigé par Claude d’Anna. Pour le reste, l’emploi de musiques existantes tend à codifier un peu plus le “genre” shakespearien et à l’ancrer au sein d’un classicisme souvent hermétique et préjudiciable à toute originalité d’adaptation.



L’audace, puisqu’elle existe, point alors plutôt à l’horizon asiatique. Récidiviste à son tour, Akira Kurosawa s’intéresse cette fois au Roi Lear dont il tire à nouveau une magnifique transposition, Ran (1985). Le réalisateur japonais s’en tient d’abord à des idées musicales bien établies : Mahler et Grieg notamment lui viennent instinctivement à l’esprit. Le compositeur Toru Takemitsu pour sa part y discerne plutôt l’occasion d’un affrontement, entre des instruments traditionnels et un orchestre symphonique, entre des solistes et une masse. C’est dans cette voie que les deux hommes collaboreront finalement, celle-ci se révélant en effet à la hauteur d’un contexte dramatique particulièrement tortueux.


Florent Groult


LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

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