samedi 23 juillet 2011

La Musique dans le cinéma de la Nouvelle Vague (1)




« Sauf dans les rares cas de cinéastes qui s’en occupent beaucoup, la musique est presque sacrifiée dans tous les films, et c’est un scandale permanent . » (François Truffaut)


Si l’on a conservé plus volontiers la célèbre boutade de Truffaut ironisant sur une Nouvelle Vague au sein de laquelle “le seul intérêt des cinéastes était les machines à sous”, le renouveau musical du mouvement a été un peu oublié. Pourtant, sous la Nouvelle Vague, le rôle de la musique dans le film s’est trouvé complètement revalorisé. Faut-il rappeler que le cinéma des années 50 faisait la part belle à l’acteur, au beau verbe, dans le cadre d’un jeu très théâtral privilégiant l’aspect visuel et la locution. On ne s’occupait de la musique qu’à condition que cette dernière fasse espérer un “tube” en forme de ritournelle. Cette situation, dont les prolongements devaient durer jusqu’à l’aube des années 60, pouvait littéralement couler des films qui auraient pu fort bien lui survivre. Perversité du système, la rémunération des compositeurs était jusque-là calculée sur la durée, au mètre de pellicule “musique”. On comprend aisément que, dans cette sorte de jeu de dupes, les musiques du cinéma français tardaient à se renouveler.




Le parti pris des cinéastes de la Nouvelle Vague par rapport à la place et au poids de la musique sera d’abord dû à la “notion d’auteur” revendiquée par ces derniers. La musique était paradoxalement un élément que les cinéastes de la Nouvelle Vague connaissaient mal. A quelques exceptions près (Rivette, Resnais, Chabrol), les auteurs d’alors vont se heurter à une technique et à un savoir étrangers, arrivant à la fin d’une œuvre qu’ils avaient pratiquement enfantée de A à Z. La crainte d’une sorte de “dépossession”d’un aspect artistique du film sera rapidement dépassée. On prendra conscience de l’impact émotionnel véhiculé par la musique, et on cherchera à prolonger le contact avec le musicien. Les parcours exceptionnels de Pierre Jansen aux côtés de Claude Chabrol (30 ans de collaboration), de Georges Delerue avec François Truffaut ou Philippe De Broca (30 ans également et 22 films avec ce dernier), de Michel Legrand avec Jean-Luc Godard ou Jacques Demy, illustrent bien ce nouveau type de relation, plus utile aussi, techniquement, pour le cinéaste. François Truffaut en convenait largement : “J’ai des idées, mais je ne connais pas la musique. Souvent avec le musicien, le principal problème est celui du vocabulaire : quelque-fois je dis à Delerue : “Je vois ça joué en haut du clavier !” ou quelque-fois je me sers d’exemples ou de comparaisons littéraires ; c’est pourquoi on a intérêt à ne pas changer de musicien à chaque film. Comme on arrive à se comprendre de mieux en mieux, ce serait idiot d’avoir tout à recommencer avec quelqu’un d’autre (1).”














Les cinéphiles découvrirent ainsi sur les génériques des films de la Nouvelle Vague tout un groupe de nouveaux musiciens : Michel Legrand, Antoine Duhamel, fils du célèbre écrivain, Alain Goraguer, autodidacte venu du jazz, ou Maurice Jarre qui travaillera beaucoup avec Georges Franju. Sans oublier Maurice Le Roux ainsi que Pierre Jansen qui bâtira la quasi-totalité de sa carrière dans les pas de Claude Chabrol. Tous ont en commun une passion pour le cinéma. De leur côté, les cinéastes s’intéressent davantage à la force émotionnelle véhiculée par la musique. Georges Delerue aime d’ailleurs à retracer l’évolution des mentalités à ce passage-là de l’histoire du cinéma : “C’était quand même assez fermé, à cette époque. La musique de film coûte cher et les producteurs ne veulent pas prendre de risques. J’ai bénéficié de l’arrivée de la Nouvelle Vague, qui a remis les pendules à l’heure. Il y a eu un renouvellement complet de la situation. Les gens de la Nouvelle Vague ne voulaient pas travailler avec des gens plus âgés. A tort ou a raison, ils ont voulu faire table rase, et c’est ce qui m’a permis de travailler pour des longs-métrages. Ce qui me plaisait chez les réalisateurs de l’époque de la Nouvelle Vague, c’était l’amour qu’ils portaient à la musique, et cela, c’était nouveau… (2).”



Nouveau cinéma, nouvelles musiques ? Le changement ne se limite pas à une simple liste de noms. De nouvelles musiques furent adoptées, répondant généralement mieux aux contraintes de brièveté liées au montage qui devenait plus souple et moins académique. Les nombreux inconvénients de la musique néo-classique tonale utilisée jusque-là dans le cinéma français furent, en l’espace de ces quelques années, très sérieusement remis en question. La musique de film avait en effet mis l’accent, depuis les origines du cinéma, sur les formes longues, développées. La prise de conscience par le spectateur d’un “pôle” tonal demandait de facto un certain développement du thème sur la durée ; durée qui ne correspondait pas forcément à celle de la scène en question. Qui plus est, un éloignement de la tonalité de départ demandait une durée supplémentaire pour moduler et revenir à l’exposition de départ. D’où un cycle sans fin. D’où deux discours parallèles, le film et sa musique, aux développements parfois contradictoires.




D’autres solutions seront expérimentées, notamment l’utilisation de musiques athématiques, propres à s’adapter à des montages plus complexes, à des narrations moins linéaires. Baignés de cinéma américain, les cinéastes de la Nouvelle Vague furent visiblement influencés par The Man With The Golden Arm (L’homme au bras d’or, Preminger - 1955). Elmer Bernstein, le compositeur de la partition est l’un des premiers à avoir sorti le jazz des séquences de bar ou des ambiances urbaines. Le jazz apportait une véritable pertinence psychologique au film d’Otto Preminger, l’athématisme incarnant les hésitations du personnage principal tenu par Frank Sinatra, tiraillé entre ses penchants pour le jeu et la drogue. Dans la continuité, Louis Malle déclencha un véritable engouement en 1957 avec la partition improvisée de Miles Davis pour Ascenseur pour l’échafaud. Expérience reconduite la même année avec Roger Vadim qui s’attacha le concours du Modern Jazz Quartet de John Lewis pour mettre en musique Sait-on jamais ?.






L’exemple le plus proche de l’option de Preminger reste certainement la partition d'A bout de souffle de Jean-Luc Godard, en 1959. L’improvisation intrinsèque au jazz apporte au film tout un ensemble de codes relativement neufs pour l’époque. Techniquement, Godard se permet d’englober plusieurs séquences dans un même mouvement musical. L’athématisme permet aussi un autre regard sur le film. Privé de repère mélodique précis, sans possibilité de pouvoir anticiper l’évolution de la structure musicale, le spectateur se trouve plus ou moins consciemment invité à appréhender “en direct” les déplacements spatiaux du personnage. Le jazz, pour le Godard de 1959, devient le moyen de visualiser un espace de liberté. Une liberté qui rythme à chaque plan les allées et venues de son héros. Dès que Michel Poiccard apprend qu’il a été trahi, la musique disparaît du film. Le temps, dont le jazz avait fait disparaître les repères cadencés, devient désormais compté. Le cœur de Jean-Paul Belmondo, battait donc bien au diapason du piano de Martial Solal. L’imprévisibilité du héros, de ses déplacements, mais aussi du temps où la loi du polar reprendra tragiquement son droit sur cette cavale, autant de facteurs “visualisés auditivement”, si l’on s’en tient à ce que Godard lui-même a toujours revendiqué : “Je pense que l’on peut entendre les images et voir la musique.”







Musiques contemporaines Une autre dimension intéressante dans les films de la Nouvelle Vague reste certainement l’arrivée de la musique contemporaine à l’écran, chose en revanche jusque-là quasiment inédite. Les cinéastes remplacèrent volontiers les partitions romantiques des années 40 et 50 par des pièces courtes, interprétées par de petits ensembles ; plus souvent, il est vrai, par obligation matérielle que par choix délibéré, si l’on regarde du côté de l’étroitesse des budgets. Pourtant, de cette contrainte naîtra une évolution sensible de l’esthétique musicale du cinéma français.
La Nouvelle Vague laissait en effet entendre la musique qu’il faisait bon écouter dans les lieux alors prisés par le mouvement intellectuel parisien, notamment au Domaine musical. Le domicile personnel de Pierre Boulez, rue Beautreillis, était d’ailleurs devenu, dans les années qui précédèrent la Nouvelle Vague, un véritable lieu de réunion pour les artistes soucieux de radicaliser leurs recherches : on y croisait Armand Gatti, Michel Fano, Michel Philippot, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor ou Jean Saby.





La Nouvelle Vague s’inscrivait pleinement au carrefour de ces mutations de la création musicale. Entre les nouvelles théories musicales et la musique d’un cinéma qui cherchait un peu partout à se renouveler, des ponts furent souvent jetés. Ainsi de nombreux compositeurs de musique contemporaine n’ayant jamais travaillé pour le 7ème art se retrouveront, en l’espace de quelques années, très sollicités par les jeunes réalisateurs : Maurice Ohana compose pour le film de Jacques Baratier, Goha le simple (1957), Eric Rohmer demande à Louis Sauguer la pièce pour violon solo entendue dans Le signe du lion (1959), Philippe Arthuys signe les musiques de Paris nous appartient (1960) de Jacques Rivette et des Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard, Serge Nigg celle du Combat dans l’île (1961) d’Alain Cavalier, et Jean-Claude Eloy crée une atmosphère anachronique pour deux autres films de Jacques Rivette : La Religieuse (1966) et L’Amour fou (1969). Pierre Barbaud sera demandé par Chris Marker pour Lettres de Sibérie (1958) et par Jean Rouch pour Chronique d’un été (1961). La quasi-totalité des musiques de films de Claude Chabrol seront composées par Pierre Jansen, ancien élève dodécaphoniste de Leibowitz et de Messiaen ; tandis que l’option audacieuse des “partitions sonores” (fusion contrôlée de musique concrète, dialogues et bruitages) sera expérimentée par Michel Fano sur les films d’Alain Robbe-Grillet comme L’immortelle (1963).






Ailleurs, le célèbre pamphlet sur la musique de film écrit par Hanns Eisler circulait parmi les cinéastes, dans son édition originale de 1944. Disciple de Schönberg, collaborateur de Brecht et de Weill, Eisler développait dans Composing For Films une conception politique de la musique de film, ne se privant pas d’égratigner au passage les clichés néo-romantiques du cinéma commercial, propres, selon lui, à une inhibition de l’esprit critique du spectateur. Resnais note : “J’ai eu la chance que Hanns Eisler vienne de Berlin pour faire la musique de Nuit et Brouillard, j’ai beaucoup appris avec lui. C’était une époque où il n’y avait rien sur la musique de film, si ce n’est justement le livre d’Eisler (…). On essayait d’avoir des tuyaux, on travaillait un peu à l’aveuglette. Il y avait le livre de Karel Reisz, qui m’a beaucoup appris, et sur la musique il n’y avait que le bouquin d’Eisler, qui a été traduit récemment. J’ai du l’avoir assez tôt, et ça m’a guidé (3)…”.









Cette conception de la musique de film sera expérimentée dans L’Année dernière à Marienbad (1962), film dans lequel l’image de la haute bourgeoisie devient une sorte de fresque surréaliste et intemporelle, retranchée par la musique dans un monde hermétique et mort. Tout ceci en grande partie par le jeu ininterrompu de la partition atonale et lancinante, à l’orgue, de Francis Seyrig… Dans Muriel ou le temps d’un retour (1963), Resnais fit preuve d’un parti pris assez voisin : l’impact dramatique de la partition de Hanns Werner Henze était judicieusement dosé, en fonction de l’idéologie présente au centre du film, dans une suite d’évènements musicaux montés comme on aurait monté un opéra filmé. Une évolution qui ne laissait pas insensible un Jacques Rivette, alors parmi les plus fervents défenseurs des musiciens de son temps. Ce dernier notait déjà, lors de la sortie d’Hiroshima mon amour en 1959 : “Les problèmes que se pose Resnais à l’intérieur du cinéma sont parallèles à ceux que se pose Stravinsky en musique. Par exemple, la définition que Stravinsky donne de la musique, “une succession d’élans et de repos”, me semble convenir parfaitement au film d’Alain Resnais. (…) Le principe de lamusique de Stravinsky, c’est la rupture perpétuelle de la mesure. La grande nouveauté du Sacre du Printemps était d’être la première œuvre musicale où le rythme variait systématiquement. A l’intérieur du domaine rythmique, pas de domaine tonal, c’était presque une musique sérielle, faite de l’opposition de rythmes, de structures et de séries de rythmes. Et j’ai l’impression que c’est ce que cherche Resnais lorsqu’il monte à la suite l’un de l’autre quatre travellings, et brusquement un plan fixe, deux plans fixes et des travellings. A l’intérieur du contraste des plans fixes et des travellings, il essaie de trouver ce qui les réunit. C’est-à-dire qu’il cherche à la fois un effet d’opposition et un effet d’unité profonde (4)."



Le Contrepoint musical Loin des tentatives sérielles, quelques cinéastes férus de contrepoint musical, recyclèrent avec un certain bonheur la célèbre boutade de Jean Renoir : “Il me semble qu’il faudrait, avec les mots “Je vous aime”, mettre une musique qui dise : “Je m’en fous”. Certes, là non plus, l’invention n’était pas neuve, et l’école du cinéma russe en fut longtemps le premier laboratoire d’essai. Pourtant, au début des années 60, le contrepoint musical prit une dimension plus prononcée avec des cinéastes tels que Franju, Marker ou Pialat. On s’aperçoit, par exemple, que tous les films de Franju ayant précédé la période, reposaient généralement sur le principe.




Dès 1949, avec Le sang des bêtes, documentaire terrible sur les abattoirs parisiens, la violence des images contrastait déjà avec la voix off, angélique, presque irréelle, de la jeune Nicole Ladmiral. Expérience reconduite au fil des courts métrages jusqu’en 1957, soit avec les musiques de Maurice Jarre, soit avec celles de musiciens plus anciens (Georges Auric, Jean Wiener), ce qui ne semblait pas tellement gênant pour le cinéaste ; l’essentiel étant, au-delà d’un aspect musical anecdotique (javas, musettes, tangos, musiques de cirque…), la création d’un rapport de provocation par la non-coïncidence musique/image.







D’autres cinéastes nous ont fait découvrir les richesses d’un contre-montage en alignant les différentes scènes du film dans un montage cut englobant systématiquement son, musique et image. Ce procédé étant loin d’être innocent. En effet, d’après les résultats d’expériences établies ces dernières années dans le giron de la recherche cinéma/cognition (5), il a été formellement établi qu’en l’absence de raccord sonore ou musical d’une scène à l’autre, l’attention du spectateur, troublée, se recentre alors en priorité sur l’image. On comprend aisément tout l’intérêt apporté par ce type de montage aux documentaires ou à certains films expressément visuels, composés d’images-chocs par exemple. Le court-métrage de Maurice Pialat, L’Amour existe (1960), repose ainsi sur le procédé, avec en thématique permanente les bidonvilles à trois minutes des Champs-Elysées. Images de pauvreté garanties. Par ce geste de négation des codes sonores en vigueur, Pialat, tout comme Franju, ouvre une porte pour véhiculer par l’anti-convention sonore un certain discours social pas forcément déguisé. Et pourtant, en 1960, aucune étude scientifique ne pouvait démontrer avec certitude l’impact de cette forme de montage son.





Frédéric Gimello-Mesplomb
Maître de Conférences

Université de Metz

Filière Etudes Cinématographiques

LA BOITE A ARCHIVES

Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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