mardi 27 mars 2012

Le Faux coupable : le gardien du tempo


HOMMAGE A BERNARD HERRMANN




Manny Balestrero (Henry Fonda), contrebassiste au Stork Club à New York, marié et père de deux garçons, est arrêté à tort pour une série de hold-up à cause de sa ressemblance avec le véritable coupable. Bien qu’il clame son innocence, Balestrero est emprisonné puis, libéré sous caution. Ayant pris contact avec un avocat (Anthony Quayle), il part avec Rose, sa femme (Vera Miles), à la recherche d’un alibi. Malheureusement, ceux qui auraient pu témoigner en sa faveur sont morts. Rose réagit très mal à cette série de malchances et son mari est obligé de la conduire dans une maison de santé. Peu après, le vrai coupable tente un autre hold-up, rate son coup et est arrêté. Manny Balestrero est enfin innocenté.



Le titre de ce long-métrage est l’un des sujets les plus chers à Hitchcock. Pourtant, ce n’est pas un film d’espionnage comme The Thirty-Nine Steps (Les 39 marches,1935), Saboteur (Cinquième Colonne, 1942) ou, plus tard, North by Northwest (La Mort aux trousses, 1959), ni une comédie policière comme Young and Innocent (Jeune et innocent, 1937) ou To Catch a Thief (La Main au collet, 1955). Ici, Alfred Hitchcock traite le cas clinique d’une erreur judiciaire. Aucune bagarre ou poursuite, aucune réplique ou situation comiques. Hitchcock s’inspire d’une histoire vraie et pour sa traditionnelle apparition, cette fois en silhouette et avant le générique du début, le cinéaste joue son propre rôle pour mieux attester la véracité des faits. Ce soucis de réalisme, proche du documentaire, se retrouve d’une part dans l’utilisation du noir et blanc mais aussi dans la musique.

Pour sa troisième collaboration avec Alfred Hitchcock, Bernard Herrmann laisse ses joyeuses mélodies de The Trouble With Harry (Mais… qui a tué Harry ?, 1955) ainsi que le Royal Philharmonic Orchestra et les musiques arabisantes de The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en savait trop, 1956) pour une partition toute enretenue. Il n’a pas vraiment recours au leitmotiv comme dans ses autres films car ici la musique suit l’évolution du protagoniste. Alors que le récit est linéaire, avançant par étape et sans retour en arrière (la vie de Manny Balestrero, son arrestation, sa libération sous caution, la recherche des témoins, la dépression de sa femme et enfin la découverte du vrai coupable), Herrmann reprend rarement un thème déjà exposé. La mélodie, l’harmonie, l’orchestration évoluent en même temps que la situation de Manny. C’est même la musique qui divise le film en deux parties, la seconde commençant lorsque le protagoniste est libéré sous caution. Dans la première partie, la contrebasse - l’instrument que pratique Balestrero - domine la partition, alors que dans la seconde, de nouveaux thèmes accompagnent les différentes étapes de l’aventure du couple.



Contrairement à la musique pour orchestre à cordes de Psycho (Psychose, 1960), qui sera l’équivalent sonore du noir et blanc des images, celle de The Wrong Man (Le Faux coupable, 1957) reflète la grisaille d’une histoire douloureuse. Lors du retour du travail de Manny Balestrero, c’est la musique, jouée par la contrebasse, “fil conducteur” de cette première partie, qui donne un sens à cette courte séquence sur sa vie de famille. La musique commence alors qu’il ouvre la porte de chez lui après avoir pris une bouteille de lait sur le pallier, va voir ses enfants endormis et retrouve sa femme éveillée. La monotonie de la vie de Manny est soulignée par un ostinato à la contrebasse puis confirmée par la mélodie jouée à la flûte et à la clarinette. Composée sur le mode de ré sur do, mode mineur médiéval qui lui confère une certaine tristesse, elle sera ré-exposée une dernière fois quand Rose, après la libération sous caution de Manny, téléphonera à un avocat : la musique semblera alors nous laisser comprendre que l’épouse du protagoniste essaye de reprendre les choses en mains et tente ainsi de retrouver le bonheur, sinon la tranquillité perdue.



Avec l’arrestation de Manny, ce premier motif se modifie sensiblement. Les portes de la voiture de police se referment et, coincé entre deux commissaires, il regarde la silhouette de sa femme chez elle, derrière des stores vénitiens, alors que le véhicule s’éloigne. Herrmann fait entendre le même motif régulier d’accompagnement à la contrebasse, calme, à l’image de Manny qui ne perdra jamais son sang froid. Cependant, il lui ajoute un motif atonal et donc dissonant par rapport à l’accompagnement, soulignant ainsi le changement brusque dans la vie routinière du contrebassiste. Le trouble de celui-ci est amplifié par l’ambitus restreint (une quinte diminuée : mi-si bémol), les chromatismes de la mélodie et enfin par le timbre feutré de la trompette bouchée qui la joue. Herrmann accentue même le contraste entre la vie sans histoire du personnage (l’ostinato à la contrebasse) et son arrestation (la mélodie à la trompette). Ces deuxthèmes, joués en écho, traduisent ainsi les pensées de Manny : ‘‘c’est d’un autre qu’il s’agit ’’. Le calvaire continue lorsqu’au commissariat on lui demande de déposer ses empreintes digitales : mais le motif de la contrebasse, bien que toujours régulier, change en même temps que le personnage par la répétition d’une ligne descendante. Manny confondu avec le voleur, les deux motifs trouvent alors une rythmique commune.



C’est avec une légère variation (la mélodie du motif de Manny n’est plus aussi régulière) que la musique reprend quand il est emmené dans une cellule. La grille claque et des clusters à la harpe accompagnée par une clarinette basse traduisent la confusion dans son esprit. Les deux motifs (contrebasse et trompette) sont repris mais ‘accelerando’ et ‘crescendo’, chacun à nouveau sur un rythme indépendant, alors que la caméra trace des cercles autour du visage de Manny illustrant ainsi l’abîme dans lequel il tombe. Le lendemain, Balestrero est conduit au tribunal : les motifs - déjà entendus quand celui-ci est obligé de se rendre dans les deux magasins où il est suspecté d’avoir volé - varient peu à peu avec comme constante des lignes descendantes. Celles-ci expriment la descente aux enfers que subit Manny et c’est ainsi qu’il faut comprendre ces variations de plus en plus dissonantes entre les instruments.



A compter de la libération du héros, de nouveaux thèmes apparaissent pour suivre la narration. La contrebasse, symbolisant à la fois le métier de Manny et son trouble, n’est plus prédominante. Balestrero travaille toujours au Stork Club mais désormais il prend son destin en main et va tout faire pour prouver son innocence. Les pizzicati de contrebasse ne représentent plus les pas d’un homme dans un monde de cauchemar. Libéré sous caution, Manny retrouve sa famille et, lors de la conversation avec son fils, Herrmann introduit un quatuor/duo d’instruments à vent. En effet, la relation très forte entre Manny et son fils Bob est marquée par un motif joué en écho aux clarinettes puis aux flûtes, ces instruments groupés par deux jouant à la tierce comme pour mieux renforcer leur complicité.
L’enquête de Manny et Rose Balestrero est illustrée par un nouveau motif sur deux notes joué à la trompette bouchée et au basson, accompagné d’un contre-chant descendant à la harpe, qui ponctue chaque étape dans la recherche des témoins de l’innocence de Manny : la maison de vacances où était le couple pendant les vols, la visite chez les témoins Lamarca et Molinelli. Les deux notes jouées ad libitum sont à l’image de l’enquête : vaine et répétitive et les arpèges brisés joués à la harpe sont comme les prémisses de la dépression de Rose.



Le même instrument, mais cette fois sur une mélodie atonale, accompagne deux notes tenues à la flûte quand l’avocat chargé de l’affaire remarque que Rose “parait très malade”. A l’instar des repères psychologiques qui ont disparu pour la femme de Manny, Herrmann fait disparaître les repères tonals de la mélodie, la privant ainsi detoute assise. Ce motif lancinant et joué ‘piano’ éclate en même temps que Rose lorsqu’elle frappe son mari au front. Climax de cette seconde partie du film, il se termine sur la sonnerie de la pendule annonçant l’inquiétante tranquillité de la clinique psychiatrique où la jeune femme va entrer. Ce motif apparaît comme l’incipit (1) du thème de l’asile. La mélodie est jouée au piccolo face à une clarinette basse et une flûte - ‘largo’ et ‘pianissimo’ - à l’image du lieu, calme et reposant mais où les extrêmes sont confrontés l’un à l’autre tels ces instruments aux tessitures opposées. Ce motif traduit également la démarche lente de Rose mais aussi son indifférence à tout ce qui peut désormais arriver.



De toutes les musiques d’Herrmann pour Hitchcock, elle apparaît comme la plus désespérée d’autant qu’elle est reprise une deuxième fois alors que Manny vient voir son épouse pour lui dire qu’il est innocenté. La fiction - ici la musique - rejoint la réalité car, à en croire Hitchcock, à l’époque du tournage la vraie Rose Balestrero était toujours à l’asile. Enfin, le dernier temps fort du film montre le visage de Manny priant, sur lequel vient se superposer par un fondu enchaîné le visage du vrai coupable. Ultime motif du film - excepté la rumba du Stork Club et le bref épilogue en Floride - il rassemble les quelques instruments employés pour la musique du film (flûte, trompette bouchée, basson, cor, clarinette, harpe) : tout est alors réuni pour que l’histoire s’achève.



Reste le générique. Herrmann n’a pas encore mis en musique les spirales de Vertigo (Sueurs froides, 1958) et les lignes droites de La Mort aux trousses et de Psychose dessinées par Saul Bass, mais sa partition donne néanmoins un sens au générique. Comme pour le précédent film d’Alfred Hitchcock, L’Homme qui en savait trop, l’ouverture commence par un long plan sur des musiciens. L’orchestre symphonique de l’Albert Hall de Londres a fait place à un combo au Stork Club de New York et bien sûr ce n’est pas une cantate, mais une rumba que la formation interprète. Si le générique est intéressant, ce n’est pas tant pour les informations qu’il nous donne - la profession et l’instrument de Manny n’ont aucune répercussion sur l’intrigue - mais pour la manière dont le temps y est traité. Deux minutes vingt de musique racontent une soirée parmi tant d’autres dans la vie de Balestrero. Pendant que l’orchestre joue la rumba composée de deux motifs répétés plusieurs fois, la salle pleine du cabaret, par fondus enchaînés, se vide peu à peu (à la fin un serveur bâille ostensiblement). Le générique s’achève sur un plan rapproché de l’orchestre qui joue la coda, puis le pianiste, par un signe de la main, fait cesser la musique.



Hitchcock et Herrmann utilisent ici un procédé cinématographique classique mais toujours efficace qui consiste, aidé par la musique qui plus est ici, diégétique, à comprimer le temps de la narration. Par ce biais, ils semblent aussi vouloir montrer au spectateur l’unicité du répertoire musical joué par Manny tous les soirs. L’impression de monotonie va d’ailleurs se confirmer dans les plans suivants, les autres aspects de sa vie étant également sans surprise. Quelques semaines plus tard, alors que Manny libéré sous caution a repris son travail au Stork Club, la même musique est à nouveau entendue dans une courte séquence. Le changement dans la vie de Manny sera illustré par un autre thème toujours dans le style latino-américain quand, dans une troisième et dernière séquence au cabaret, le patron vient apprendre à Manny que le vrai coupable a été arrêté. Seul moment de musique chaude et colorée, la rumba du générique, par sa répétition, ne dénote qu’apparemment avec ce qui va suivre.


La profession et l'instrument de Manny n’ont aucun rôle dans l’intrigue, ni les répercussions qu’on trouve dans d’autres films mis en musique par Bernard Herrmann : le pianiste dans Hangover Square (John Brahm, 1945) sombre dans la folie et, dans L’Homme qui en savait trop, les cymbales jouent le rôle que l’on sait. Pour autant, le fait que Manny soit contrebassiste ne semble pas dû au hasard (2). Contrairement au batteur de Young and Innocent (Jeune et innocent, 1937) au pianiste de The Rope (La Corde, 1948), à la chanteuse de Stagefright (Le Grand alibi, 1950), Balestrero est innocent et ne se trahit pas en pratiquant son instrument. Il déclare même à l’un de ses fils qu’il ne doit en aucun cas laisser quelque chose lui faire perdre le rythme : ‘‘Travaille de ton mieux jusqu’à en devenir fou et frapper le piano’’. Manny parle de musique, de l’instrument qu’il pratique (dans une formation de jazz le bassiste est, avec le batteur, le gardien du tempo) mais aussi de la vie. Il continue à adopter cette ligne de conduite lorsqu’il est accusé de vols, même si la vie routinière est sérieusement perturbée depuis son arrestation. 
Enfin, bien que Manny Balestrero soit contrebassiste dans un cabaret new-yorkais, la musique du Faux coupable est faite de variations thématiques et non d’improvisations jazzistiques. Bernard Herrmann utilise pour ce film une formation de jazz - harpe et basson exceptés - et de fait, la contrebasse est toujours jouée en ‘pizzicati’ comme toujours dans cette musique. Le style et l’orchestre du Stork Club, bien que très éloignés du jazz de l’époque, n’est pas sans le rappeler ne serait-ce que par l’influence sud-américaine. Le refus d’une musique improvisée est peut-être dû au fait qu’Herrmann connaissait mal ce registre : bien qu’Américain et donc sans doute imprégné de la musique populaire de son pays, il n’a jamais montré dans ses partitions un penchant pour ce style excepté dans certains thèmes de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1975). Cependant on peut également avancer l’hypothèse qu’Herrmann ne souhaitait pas laisser à d’autres musiciens le soin d’improviser sur des thèmes même écrits par lui - ce que faisait Elmer Bernstein pour les films d’Otto Preminger à la même époque - et qui, par là même, lui auraient vraisemblablement échappé. Herrmann a tout écrit afin de contrôler sa musique et pour que sa partition reste conforme à ce qu’il désirait exprimer.
De tous les films d’Alfred Hitchcock de sa grande période américaine, Le Faux coupable est peut-être le moins connu et sa froideur y est sans doute pour quelque chose. La partition de Bernard Herrmann est, elle aussi, en retrait : pas de thème à fredonner et encore moins de musique à succès ; motifs courts, souvent atonaux et répétitifs pour ne pas dire obsessionnels ; formation restreinte (exceptée la rumba du Stork Club qui d’ailleurs fait entendre plus d’instruments qu’il n’y en a à l’écran). La discrétion de la partition musicale n’est pas étonnante quand on sait que le personnage principal est contrebassiste. Manny Balestrero, taciturne et peu expansif, joue d’ailleurs d’un instrument qui lui ressemble : on l’imagine mal jouant du saxophone ou de la batterie. La musique est là pour exprimer le cauchemar que vivent le couple et c’est pourquoi la musique diégétique du Stork Club paraît délibérément déplacée dans ce contexte et jure avec la vie sans couleur et sans éclat de Manny. Il faudra attendre Sueurs froides pour retrouver le lyrisme d’Herrmann et sa prédilection pour le grand orchestre. 

(1) En musique l’incipit représente les premières notes d’une œuvre. Il est notamment utilisé dans les offices religieux.
(2) Ces remarques s’appuient sur le scénario du film et non sur la réalité car nos recherches ne nous ont pas permis de savoir si l’homme qui a réellement vécu cettehistoire était contrebassiste dans un cabaret new-yorkais.




Jean-Pierre Eugène

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