mercredi 31 août 2011

La Mort aux Trousses : Musique et mise en scène



L’idée originelle du film North by Northwest (La Mort aux trousses, Hitchcock 1959) suffit à alimenter les désirs de création de Bernard Herrmann : une poursuite qui aurait pour cadre le monument national du Mont Rushmore dans le Dakota du Sud. Bernard Herrmann devine à quel point le projet peut être passionnant. Ernest Lehman, le scénariste, doit composer une histoire d’espionnage assez fantaisiste à partir de ce simple désir. Toute leur création prendra pour appui le canevas initial avancé par Hitchcock. Cette image, cette architecture, véritable symbole patriotique pour toute l’Amérique est déjà un élément dramatique en soi et une base hautement signifiante pour un travail de création. Le Mont Rushmore, imposante façade de granit, représente des personnages sculptés atteignant 18 mètres de hauteur : Washington, Jefferson, Roosevelt, Lincoln. Cette architecture fait de la « mise en scène » sans le savoir et impose d’emblée au projet une exigence dramatique très précise. Herrmann décide donc de travailler à partir de cette image. Celle-ci n’a aucune peine à nourrir son imaginaire de compositeur.





La musique illustre d’emblée l’aspect mythique de la vision du Mont Rushmore, et cela, dès le début du film. Le thème principal a des allures d’épopée grandiloquente, mélange de Stravinsky et de Miklos Rozsa : Herrmann excite l’enthousiasme du spectateur dès le générique dans une partition déjà très nerveuse qui annonce le type de narration du film.
Dès la première scène, Herrmann bouleverse le rapport de l’image et du son : Hitchcock filme la ville, tandis qu’Herrmann évoque les grands espaces. Toute sa partition est fondée sur cette opposition, ce déséquilibre.







Cary Grant émerge de la foule, la musique disparaît. Cette dernière est relayée par la cadence de la foule qui porte le personnage principal jusqu’à un taxi. Roger Thornhill, publicitaire new-yorkais, s’entretient avec sa secrétaire. Les dialogues ne contredisent pas le rythme de la musique initiale, ils la trahissent seulement dans l’action car la violence et le rythme du thème musical promettent justement de l’action. Les dialogues, du point de vue rythmique, mettent en attente l’intrigue, ce qui explique le choix du composteur à ne pas intervenir.
Ensuite, le kidnapping de Thornhill justifie la reprise de la partition. Violons et cuivres banalisent l’inquiétude du personnage et soumettent aux spectateurs les premiers codes d’émotions du film. Bernard Herrmann, dans les cinq premières minutes du récit, fait des promesses qui mettent en attente le public face à l’intrigue.







Contraint par la force à boire une bouteille de bourbon, Thornhill est laissé, ivre mort, au volant de sa voiture. Dans cette scène, Herrmann reprend le thème principal du film et fait coïncider le démarrage de la voiture avec celui de la musique. Le compositeur utilise une ouverture et un final à sa partition qui servent de prologue et d’épilogue à la scène. La cadence colle à la vitesse du véhicule et à l’enjeu dramatique. Contrairement au générique, la partition est altérée par les effets sonores de moteurs, de crissements, de klaxons et de sirènes.
Chaque élément vient s’ajouter aux autres pour former des couches sonores de plus en plus gênantes : l’ivresse du personnage est à son apogée. L’atmosphère sonore excite les sens du spectateur pour mieux pénaliser Thornhill : parfait déséquilibre entre conscience du spectateur suscitée par la musique et inconscience du héros précisée par la diégèse.
Cette utilisation des sonorités diégétiques est subtilement employée dans La Mort aux trousses : en témoigne la scène où Thornhill visite la chambre de Kaplan. A cet instant, les sonneries (in : téléphone, porte…) et les klaxons (off) constituent une ambiance sonore qui transforment à eux seuls l’intrigue. Herrmann a choisi de na pas intervenir (choix justement réitéré dans la scène « culte » du champ de maïs et de l’avion) et préfère équilibrer les différentes formes sonores entre elles. Cette position ne va pas sans rappeler la partition très spéciale de The Birds (Les Oiseaux, Hitchcock 1963) où son désir de travailler uniquement sur des éléments diégétiques s’était réduit à un traitement sur les cris d’oiseaux.







La scène qui suit la visite à l’hôtel est typique des intentions du compositeur. Roger Thornhill, sa mère et les deux ravisseurs se retrouvent dans le même ascenseur. La partition se veut en crescendo pour un ascenseur descendant et pour un cadrage de plus en plus serré. La réplique de leur mère aux deux malfrats stoppe nette la musique. Après un long silence, tout le monde se met à rire (autre forme ascendante liée au crescendo). Cette scène suffit à souligner la spécificité du travail d’Herrmann sur le film. Le son refuse de cohabiter avec l’image, il colore l’action en lui soumettant une opposition. La tension, travaillée dans le découpage du réalisateur, est réévaluée dans la partition.







Plus tard, Thornhill espère retrouver les ravisseurs grâce à Lester Townsend, fonctionnaire à l’O.N.U. Lorsqu’il parvient à le rejoindre, le diplomate s’écroule dans ses bras, frappé par un poignard. La musique d’Herrmann n’anticipe pas le drame, elle le surprend. Conformément au montage, le compositeur cherche à prendre par surprise le spectateur, seul terrain d’entente entre les deux créateurs sur cette scène.
La musique sert aussi à jalonner les étapes du périple échevelé de Thornhill. Les intermédiaires entre les scènes sont souvent propices à de courtes variations musicales. Le personnage passe sans cesse d’un lieu à un autre. Entre chaque lieu, la menace est omniprésente et oblige à une dramatisation soulignée par la partition. Cette instabilité, que la musique revendique, est avant tout une caractéristique psychologique du personnage. Et la création (mise en scène et musique) a choisi de se servir de cette caractéristique pour construire un système dramaturgique.







La partition de La Mort aux trousses a des allures d’épopée, de conquête : le choix du compositeur justifie cet aspect psychologique et dramatique. Avec subtilité, elle souligne la reconquête d’une personnalité, celle d’un homme qui doit affronter toute une série d’épreuves initiatiques pour redécouvrir son identité. Chaque étape de cette conquête est soulignée par le thème musical principal. La scène des enchères où Thornhill tente d’échapper aux ravisseurs en sa faisant remarquer par la police combine les effets de la partition sur les premières « crises de maturité » du personnage (pour la première fois il est lui-même l’instigateur d’un coup monté contre ses ennemis). Il choisit d’exhiber son « moi » profond pour arriver à ses fins. C’est un moment clé où Thornhill affirme sa personnalité sans aucune pudeur, une première lutte contre le refoulement souligné par une musique trépidante qui anticipe sur les projets du héros. Roger Thornhill passe par la désobéissance aux consignes et par des initiatives personnelles pour parvenir à cette maturité qui le délivrera de l’individualisme et de l’égoïsme puéril. Herrmann souligne le périple frénétique de Thornhill tout en jugeant l’itinéraire moral. Le côté épique de la partition porte le personnage principal à sa maturité, tandis qu’il condamne froidement celui d’Eve Kendall (Eva Marie Saint) en l’associant à une musique classique et mièvre.





La partition arrive à son paroxysme dans la scène finale. Herrmann se fait l’apologiste du genre humain en démystifiant les figures légendaires du Mont Rushmore, symbole suprême de l’ordre établi et des libertés constitutionnelles. Tambours battants, violons et cuivres sont le signe d’une prosopopée ironique qui donne aux quatre figures emblématiques de l’Amérique le soin d’évaluer la décadence humaine (qui leur pend au nez)…

Herrmann, en trois temps, magnifie le drame final par association entre image et son. Il fait d’abord passer un coup de feu pour un coup de foudre (façon d’associer diégèse et mythe) tout en privilégiant les graves. La statuette se brise sur la roche, le son est vif et le ton plus aigu. Ensuite, la chute de Leonard (Martin Landau) est associée à un son encore plus aigu et plus insistant. Le rythme est parfait, les écarts identiques. Les trois actions sont parfaitement réglées. Répétition des inserts, rapidité du montage, rythme stable, ton de plue en plus perçant font de ce final un des moments les plus forts du film.




Thomas Aufort

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°1 (Printemps-Eté 1999)

lundi 29 août 2011

La Soif du Mal : Comme un juke-box déchaîné...





Si la partition d’Henry Mancini pour le film d’Orson Welles est historique, c’est qu’en plus de sa qualité intrinsèque, elle indiquait les diverses directions que la musique de film hollywoodienne allait prendre dans les décennies à venir. Elle contribuait, à l’instar de la partition d’Elmer Bernstein pour The Man With The Golden Arm (L’Homme au bras d’or Preminger, 1955) trois ans auparavant, et celle de Killer’s Kiss (Le Baiser du tueur, 1955) de Stanley Kubrick la même année, à introduire le jazz et les rythmes sud-américains, jusqu’ici représentés par les comédies musicales opérettes jouées par Carmen Miranda, et asseoir durablement leur réputation. Dès la fin des années 40, le grand trompettiste Dizzy Gillespie, aidé du compositeur George Russell, s’intéresse aux rythmes cubains, et de nombreux grands musiciens de jazz, Miles Davis en tête, suivront, comme en témoignent les albums Miles Ahead et Sketches of Spain, composés par Gil Evans. Il fût donc logique que la musique de films, toujours à l’affût des modes nouvelles, suivît le mouvement.






L’exemple du film de Kubrick est particulièrement intéressant. Second long-métrage de l’auteur, à la mise en scène déjà fulgurante, il montre déjà les talents du cinéaste pour utiliser la musique d’ambiance à contre-emploi, en l’occurrence une musique jazz sud-américaine, qui, pourrait déjà être issue d’un juke-box, mais dont la tonalité enjouée contraste avec la violence physique des affrontements entre les personnages, ce qui annonce l’utilisation de « Singin’g in the Rain » dans Clockwork Orange (Orange Mécanique Kubrick, 1971).





Plusieurs tendances s’affirment dans le travail des compositeurs tels qu’Henry Mancini : non seulement, utilisation du jazz, ce qui n’allait pas de soi dans la conservatrice Hollywood, mais aussi recours à des musiques intradiégétiques, pour reprendre la terminologie de Michel Chion dans son livre « La Musique au Cinéma » (éditions Fayard) – c’est-à-dire que la source musicale est présente à l’image, au lieu de venir d’une fosse d’orchestre imaginaire, comme dans la majorité des cas, jusqu’ici - ; enfin, utilisation, liée au principe précédent, de musiques à la mode, en l’occurrence le jazz métissé, mais également, comme dans le cas de Touch of Evil (La Soif du Mal Welles, 1958), du Rock’n Roll naissant, au grand dam des puristes : Blackboard Jungle (Graine de Violence 1954) de Richard Brooks, avec l’intro signée Bill Haley, date de 1955, décidément une année charnière. Bien sûr, cela nous mènera tout droit, dans les années 80, aux compositions racoleuses, exclusivement composées de tubes FM, méprisant le score original, quand il y en a un. Mais l’intérêt de la partition de Mancini réside dans le fait que tous les morceaux sont originaux, quel que soit le genre musical auquel on peut les rattacher et surtout s’intègrent parfaitement dans l’univers suintant, poisseux, puant la corruption, revendiqué par Orson Welles, à l’image de l’inoubliable Quinlan qu’il interprète lui-même. De plus, le métissage proposé par la musique est en parfaite adéquation avec l’organisation spatiale du film, ces va-et-vients continuels entre le Mexique et les Etats-Unis, dès le fameux plan séquence d’ouverture. Les personnages passent leur temps à franchir plus ou moins légalement la frontière, il est donc logique que l’accompagnement musical en fasse de même, de façon, là aussi, plus ou moins clandestine, sans compter le fait que Charlton Heston, acteur on ne peut plus américain, imposé par la production, joue un policier mexicain !




D’ailleurs, le plan séquence du début pose les bases et annonce les partis-pris esthétiques autant que musicaux du cinéaste et du compositeur. Au lieu de proposer le traditionnel plan d’ensemble permettant au spectateur de découvrir les lieux de l’action qui démarre immédiatement, le film commence de manière provocatrice par un insert sur la machine infernale, tenue par une silhouette anonyme, avec l’introduction de la bombe dans le coffre de la voiture : une entrée en matière qui n’a pas manqué de désarçonner le spectateur de l’époque, peu habitué aux ouvertures in média res, d’autant que celle-ci apporte une foule d’informations différentes nécessaires à la compréhension de l’histoire et qui submergent un spectateur amené à suivre, en plus, l’évolution de l’automobile piégée dans la ville frontière et à faire connaissance avec le couple vedette.




Pour ne rien arranger, la musique, au lieu de clarifier les choses, s’apparente à une sorte de tapisserie sonore, associant diverses sources musicales dont l’origine n’est pas toujours évidente. Il y a d’ailleurs une différence nette entre le « Main Title » du disque et ce que l’on entend dans le film : le thème est le même, mais il est parfois noyé sous les dialogues, les sons d’ambiance, d’autres musiques, tout cela pour renforcer l’impression de confusion, comme lorsqu’on passe en voiture dans un quartier bruyant, et que de chaque fenêtre d’appartement sort un air différent, créant une cacophonie pas toujours agréable. Sauf que Welles a organisé, orchestré cette cacophonie, a réussi le miracle d’organiser le chaos, ouvrant la voie à tous les grands expérimentateurs sonores du cinéma, Godard en tête. Outre que les percussions sont à contre-temps par rapport aux cuivres et font écho au « tic-tac » de la machine infernale que renferme le coffre de la voiture, comme le signale la jeune fille qui se trouve à côté du conducteur, de nombreux bruits et airs d’ambiance s’ajoutent au thème extra-diégétique, de plus en plus noyé au fur et à mesure qu’avance la séquence.




On perçoit ainsi les bruits de voitures, les bribes de conversation, plus ou moins audibles, des cris d’animaux, des airs joués à la guitare électrique, proche des twists et des rocks qu’on entendra lors des séquences au motel, des coups de sifflet lancés par le douanier du poste-frontière.


Cette « tapisserie sonore » fonctionne comme une ouverture d’opéra, de la même manière que la séquence en elle-même contient tous les thèmes et les motifs qui seront développés par la suite dans le film, ainsi que la plupart des personnages importants. Les thèmes de type jazz « cool », West-Coast ou jazz métissé de musiques sud-américaines sont liés à la localisation géographique, la frontière des Etats-Unis et du Mexique, à l’atmosphère propre au film noir et aux personnages plus âgés : Quinlan, bien sûr, mais aussi Vargas et son épouse, jouée par Janet Leigh ; c’est la cas, par exemple, lorsque celle-ci est épiée dans sa chambre d’hôtel par un membre du gang d’«Oncle Joe». C’est également le style de musique que ces mêmes personnages écoutent dans leurs voitures, par le biais des autos-radios, visibles par l’utilisation de nombreux inserts. C’est une musique typiquement « urbaine », qui sera après cette période très connotée, et dont l’influence se fera sentir chez le Leonard Bernstein de West Side Story (Wise et Robbins, 1962), contribuant à créer dans les deux cas cette atmosphère de babylone enfiévrée.




C’est la musique d’une génération, en adéquation avec son époque, mais déjà démodée pour certains. Il s’avère dès lors logique que les personnages plus jeunes dans La Soif du Mal écoutent la musique de leur âge. Ainsi, les membres du gang, jeunes adultes, encore très près de l’adolescence, écoutent sur des jukes-boxes des twists proches des rythmes rock’n roll naissant, que ce soit dans les bars de la ville frontière comme dans le motel dans lequel Janet Leigh sera prise au piège. Le jeune veilleur de nuit de ce même motel, quant à lui, qui semble mentalement déficient, et annonce étrangement le Norman Bates de Psycho (Psychose Hitchcock, 1960), écoute de la musique « Country » hors d’âge, ce qui crée un contraste saisissant avec les jeunes « blousons noirs » comme on ne disait pas encore à l’époque.




Et puis, il y a le très beau personnage interprété par Marlene Dietrich, symbole d’une époque révolue dans la diégèse, celle de sa relation avec Quinlan, mais aussi symbole d’un cinéma qui se meurt, celui des grands studios menacés par la télévision. Toutes les séquences avec ce personnage sont accompagnées par le son d’un pianola, ce piano mécanique qu’on voit à l’œuvre dans La Règle du Jeu (Renoir, 1939) et qu’on associe souvent aux ambiances de bars mal famés. Détail qui a son importance : dans l’établissement tenu par Marlene Dietrich, on remarque un poste de télévision, symbole d’une modernité menaçante pour la vieille génération, au même titre que le micro qui à la fin du film précipite la « chute » de Quinlan et sa mort, comme si les personnages anachroniques étaient éliminés par les symboles du progrès et de la société de consommation, pour faire place aux fonctionnaires à la Vargas, aux jeunes gangsters qui annoncent les « frimeurs » de Goodfellas (Les Affranchis Scorsese, 1990) et au trafic de drogue, qui fait son apparition dans le film à une époque où rares étaient les cinéastes qui osaient évoquer un sujet encore tabou.




Voilà ce qui, en plus des qualités de mise en scène propres à Orson Welles, fait de ce film une œuvre impérissable : la manière dont il traduit les changements en cours, aussi bien dans le cinéma hollywoodien, menacé par le petit écran, mais aussi dans la société américaine, avec l’émergence d’une culture « jeune », via la musique, les vêtements, le langage, les comportements, symbolisés par Elvis Presley et le scandale provoqué par ses premières apparitions à la télévision justement. Le film est donc un instantané pris à un moment donné et qui présente en même temps des accents prophétiques.




La partition riche d’Henry Mancini, par sa manière de faire se succéder, comme un juke-box, frénétiquement, des morceaux de styles disparates, variés, qui s’affrontent, se recouvrent, s’effacent mutuellement, se fait magistralement l’écho de cette capacité unique qu’avait Welles de conjuguer l’ancien et le moderne, influençant un grand nombre de cinéastes et de compositeurs qui, eux aussi, sauront tels Stanley Kubrick ou Martin Scorsese, utiliser des morceaux de styles et d’origines diverses, non pour sortir une B.O. remplie de tubes à la mode, comme il est d’usage à l’heure actuelle, mais pour enrichir l’atmosphère de leurs métrages et créer un « environnement mental », rompant avec les clichés de la musique de film dans son acception traditionnelle.

Jérôme Lauté

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

samedi 27 août 2011

Greco Casadesus : Orchestres, ordinateurs et musique de film





Rapprocher un compositeur et un réalisateur « Le travail du réalisateur met en œuvre beaucoup de métiers, de tendances, d’émotions et sa tâche première est donc de les réunir en un faisceau cohérent pour aboutir en fin de compte à une œuvre dont on ne s’aperçoit plus qu’elle a été l’objet d’une multiplicité d’interactions. C’est l’une des raisons pour laquelle un réalisateur n’a pas, en général, envie de changer une équipe qui marche, ce qui est parfaitement compréhensible, mais qui masque souvent les possibilités de renouvellement ».
« Le compositeur n’a pas, une fois choisi, une position toujours facile car il doit prendre d’une manière ou d’une autre à sa charge les craintes du réalisateur qui s’expriment selon deux pôles opposés : la musique va être trop forte pour mon film et va l’étouffer ; la musique va être inadaptée ou inconsistante et va le dénaturer. Le compositeur doit donc se mettre à l’écoute des besoins du film et des désirs du réalisateur afin d’aboutir à une bande-son homogène et c’est sans doute cet aspect que certains considéraient comme de la soumission qui a fait que la musique de film a été méprisée durant de longues années. »





« Certains réalisateurs ne souhaitent pas écouter les nouveaux compositeurs qu’ils jugent dangereux car sans expérience ; ils n’ont jamais le temps et de toute façon ils ont reconduit la précédente équipe de tournage. Il est donc extrêmement difficile et compliqué de les toucher et, hormis les festivals de musique de film (tel que celui de Lunéville) et les possibilités fortuites de se rencontrer, d’avoir un échange complètement intuitif voire affectif avec un réalisateur, il n’y a que très peu de solutions. En France, les compositeurs ne sont pas représentés ; il n’y a pas d’agents, ni d’imprésarios à une ou deux exceptions près : ils sont donc isolés ».
« En musique, la sémantique n’existe pas. « Je voudrai plus fort » ou « Tu vois, là, c’est bleu, je voudrai une musique bleue »… Quand un réalisateur a une relation osmotique avec un compositeur, ils se parlent peu. Et là, on arrive à des choses tout à fait remarquables. C’est aussi pour cela que les nouveaux compositeurs sont mal vus, c’est difficile pour eux de s’imposer. Il ne leur reste que quelques solutions : obtenir un César et si possible un Oscar dans la même année ou faire un film qui fait en France entre 5 et 8 millions d’entrées et là, tout de suite, cela va beaucoup mieux ! Le reste est du cas par cas ».





La page blanche « La première chose que doit faire un compositeur, avant d’écrire la moindre note, est de savoir pourquoi il va écrire la musique de telle ou telle séquence, considérant le propos du film mais aussi le désir du réalisateur. Il est excessivement important, pour une scène où il peut y avoir plusieurs possibilités d’évoquer le rôle pris par la musique, de savoir comment on le fait et pourquoi on le fait (…). Une fois que cette musique est faite, elle a une autre vocation : elle doit vivre avec son âme. Elle a un voyage, elle raconte une histoire, part de a et va jusqu’à x, y, ou z, comme un film. Sans le temps, la musique n’existe pas ni le film, à l’inverse d’un tableau qui peut lui être totalement intemporel ».
« On sait très bien aujourd’hui que les musiques de film les plus réussies sont celles qui ne s’entendent pas, ou plus exactement qui donnent une impression, qui fournissent une dimension supplémentaire et que, quelque part, le public ne distingue pas. Si vous prenez un certain nombre de films et que vous en retirez la musique, ils n’ont plus aucune saveur ; mais une fois qu’elle est dans un film, on ne la distingue pas. Les professionnels oui, mais le public lambda, théoriquement, ne devrait pas avoir la possibilité de la distinguer. Le message que doit délivrer une musique de film n’est pas au sens strict un message de musique, elle parle avant tout à l’inconscient. J’exclus bien sûr de tout cela les grands passages où la musique a l’espace de s’exprimer, les grands thèmes à la Morricone : on en a besoin aussi, mais c’est totalement différent ».




Le souci budgétaire « En France, les prises de risque sur la musique sont assez rares. On doit donc se débrouiller pour mettre sur le budget global du producteur un budget musique, mais souvent celui-ci est entamé tout de suite à la fin du film parce qu’on a dérapé sur le tournage, sur le montage… Et de toute façon on considère que les compositeurs obtiennent de très bons droits d’auteur, qu’ils doivent donc être royalement payés par l’intermédiaire de la SACEM et ainsi qu’ils n’ont pas besoin d’un budget ! On arrive alors à des situations complètement impossibles car, pour fournir près de 30 à 40 minutes de musique, avec un orchestre, des machines ou les deux à la fois, et travailler dans le souci d’une relation efficace entre la musique et l’image, il y a forcément des éléments incompréhensibles… Installer son home studio dans sa salle de bain, ce qui va en sortir va être d’une qualité douteuse ! Cela paraît évident : on ne peut pas faire avec un petit budget ce que permettrait des moyens conséquents, un vrai studio et du bon matériel. Il y a bien sûr toujours des gens très habiles, géniaux même, qui arrivent à faire beaucoup avec presque rien mais, en règle générale, il est préférable de se mettre d’accord avec le producteur pour dégager un budget. Il faut savoir que les droits d’auteur ne sont le plus souvent perçus qu’au moment de la diffusion télévisée, entre dix mois et un an après la diffusion du film : à moins de un ou deux millions d’entrées, les droits ne sont pas très conséquents et c’est la diffusion télévisée qui prend le relais. »
« Il est clair que la rémunération des compositeurs n’est pas du tout proportionnelle au travail effectué. De plus, elle reste souvent liée aux produits dérivés, les disques notamment, plus qu’à la musique elle-même. Le compositeur touche de l’ordre de 22 centimes en moyennes par entrées, et un film qui fait en France plus d’un million d’entrées, reste encore exceptionnel. Le plus souvent, c’est quelques milliers d’entrées… ».
« On est en France dans un contexte assez difficile où, dans la production, l’idée d’une musique n’est pas une chose totalement acquise. Un budget musique qui atteint 2 à 3% du budget total d’un film est très rare. Pourtant il nous est permis de penser que la musique joue dans l’impact du film un rôle supérieur à 2 où 3 %… »






L’outil informatique « L’informatique peut aider à atténuer l’anxiété d’un réalisateur. A une époque, on jouait au piano et aujourd’hui, on dispose grâce aux ordinateurs et aux synthétiseurs de choses extraordinaires, de la possibilité par exemple de faire des maquettes avec une simulation sur les instruments très proche du réel. C’est d’une certaine manière salvateur : tout le monde n’est pas obligé d’utiliser cette méthode bien sûr, mais il est extrêmement pratique de pouvoir définir un contour, même s’il est flou, de ce que va être la musique par rapport à l’image. Avec une bonne maquette, un réalisateur comprend très bien là où on veut en venir, cela permet d’avoir un dialogue très constructif ».
« Ce que l’on cherche également, ce sont d’autres couleurs à mélanger, pour tendre vers une musique métissée qui aujourd’hui semble être une nouvelle possibilité d’expression à une époque où, à cheval sur deux siècles, on utilise des conventions d’écriture immuables. Dans cette approche, la musique de film, et peut-être à un certain niveau le milieu de la chanson ou de la variété, est une ouverture sur de nouveaux univers ».





« L’outil informatique permet ainsi d’intégrer et de ramener chez soi des éléments acoustiques, enregistrés dans les studios, et de les manipuler par rapport à d’autres éléments qui sont eux totalement pilotés par le système. Cela peut permettre de trouver de nouvelles couleurs, de nouvelles situations, de nouveaux ressorts, ce qui est loin d’être négligeable. De plus, pour de jeunes compositeurs, c’est aussi un moyen de se convaincre qu’ils peuvent faire des choses : lorsque l’on arrive avec de vraies intentions de travailler une matière artistique et que l’on peut se convaincre grâce à des outils extrêmement intuitifs que l’on a des idées à fixer, c’est tout de même plus facile qu’il y a 40 ou 50 ans… D’un autre côté, il n’y a jamais eu autant de concurrence !. »



« L’informatique musicale est l’une des plus vieilles informatiques multimédia. Le protocole MIDI est arrivé au début des années 80 : c’est un outil fabuleux de communication avec le réalisateur mais également une démystification et en même temps, du fait de nombreuses banques de simulation, un abus de pouvoir… Il existe dans le commerce des CD-ROM de banques de données qui sont non plus des sons isolés que l’on joue séparément mais des phrases entières qui peuvent être associées de manière habile pour engendrer des morceaux musicaux complètement cohérents et parfaitement calés sur l’image. Ce n’est pas à proprement parler de la musique mais simplement des montages sonores. Certaines personnes les utilisent de manière quelque peu abusive avec des résultats tout à fait probants et ils ont en un sens démystifié ce qu’est la vraie création musicale : le prêt-à-porter de la musique de film en quelque sorte ! C’est dangereux dans une certaine mesure car c’est un abus largement conforté par les fabricants de synthétiseurs et d’informatique : il n’y a rien de plus excitant pour un industriel que de faire croire aux gens qu’ils sont des créateurs pour leur vendre des trucs qu’ils ne sauront pas forcément bien utiliser mais qui les subjugueront totalement du point de vue technique… »





Le mixage et le montage musique « Les compositeurs souffrent… On livre très souvent des versions musicales très fouillées au niveau de l’interprétation, de la qualité technique et artistique et on s’aperçoit qu’en fin de compte, au mixage, le bruitage est tellement important qu’il masque toutes les subtilités de la musique ! Que reste-t-il alors ? L’intention, la manière dont le rythme ou la mélodie va entraîner la séquence vers quelque chose qui ne pourrait pas exister autrement… Il y a une autre raison pour laquelle on souffre également pas mal : les films destinés au cinéma sont tournés en 24 images par seconde ; or quand ils sont diffusés à la télévision, c’est du 25 images par seconde ! La musique tourne alors plus vite et environ un demi-ton plus haut et elle n’a plus tout à fit le même caractère ».



L’orchestration « Le façonnage des couleurs orchestrales est une chose tout à fait fondamentale. Chaque compositeur a une relation différente avec l’image bien sûr, mais il y a plein de moments dans un film où il n’y a pas de thème car si on en met un, on accapare quelque chose à la situation cinématographique… Le plus souvent il s’agit d’une ambiance composée de choses assez peu définies mais suffisamment tout de même pour que la musique ait une âme, une vie. Orchestrer soi-même est une expérience extrêmement enrichissante. »



Les délais « Il faut bien gérer son temps et l’informatique aide terriblement à cela. C’est une forme de logistique. On n’accepte pas d’un compositeur qu’il livre sa musique une semaine en retard. Certains peuvent peut-être se le permettre s’ils sont de grandes stars mais on demande toujours au compositeur de respecter certains objectifs, certains impondérables car il arrive toujours coincé entre la fin du montage et le début du mixage, à un moment où il y a toujours le moins de temps possible ! D’ailleurs, le compositeur est très souvent considéré comme un technicien et pas comme un artiste, on ne lui propose pas de dépasser le budget, de dépasser le planning, et il y a beaucoup de choses à gérer dans la musique de film (…). Une fois la partition achevée, on doit sortir chacune des parties destinées aux différents instrumentistes et l’informatique sait très bien faire cela, au point que le métier de copiste, qui était encore très ouvert et bien alimenté il y a quelques années, disparaît peu à peu, même si certains se sont recyclés dans l’informatique musicale pour ne pas tout perdre. »



La musique temporaire (« Temps track ») « Cela offre un énorme avantage, c’est que l’on arrive à voir tout de suite ce qui va permettre à une séquence de fonctionner au mieux par rapport au genre de musique que l’on veut y mettre. Cela a un énorme désavantage, c’est que la musique choisie est dans l’oreille de tout le monde et qu’ensuite on demande au compositeur de faire la même chose, on veut « çà ». Or ce n’est pas « çà » puisqu’il faut faire une musique originale ! Ce sera donc forcément autre chose ! Il faudra donc soit sublimer cette musique temporaire ce qui, si elle est excellente, est un vrai casse-tête, soit déraper sur d’autres registres, mais cela peut être très bien… C’est toujours un outil de communication que de se référer à des choses préexistantes, mais c’est aussi n risque d’inhibition lorsqu’on veut aller dans une direction et qu’on s’aperçoit que l’on a plus forcément le champ nécessaire pour le faire. La musique de film est parfois beaucoup plus une question de persuasion qu’autre chose : quelque part, on va convaincre une équipe que c’est telle musique qu’il faut ».





L’originalité en question « Les idées ne sont plus strictement musicales. Lorsque Kubrick met du Strauss dans 2001, l’Odyssée de l’espace, c’est une idée totalement provocatrice. Dans la musique de film, ce n’est pas forcément la musique qui doit être originale mais plutôt son traitement par rapport à l’image et la manière avec laquelle elle va la côtoyer. Tout peut se répéter ou se renouveler bien sûr, mais c’est maintenant beaucoup plus dans le mélange des univers que l’avenir reste prometteur. »

Gréco Casadesus
Compositeur


Propos recueillis et transcrits par Florent Groult
D’après la conférence qui s’est tenue en la Médiathèque de l’Orangerie de Lunéville
Le Jeudi 15 février 2001

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

mardi 23 août 2011

Eraserhead : AMBIENCINEMA





Eraserhead de David Lynch est, on le sait, un film atypique. De nombreux ouvrages ont tenté d’analyser la fascination qu’il exerce sur le spectateur. Si ces documents en ont cerné les enjeux, comme celui de Olivier Smolders, celui de Michel Chion et le livre d’entretiens de Chris Rodley, le commentaire est difficile et semble vain.



Je crois qu’il est bon de dire, dès le départ, que ce film n’est pas novateur, dans le sens qu’il aurait proposé quelque chose d’inédit en 1976. David Lynch a, depuis ce film, réussi une carrière cinématographique qui le place parmi les cinéastes les plus influents de ces vingt dernières années. Et les critiques considèrent Eraserhead comme le premier film très original d’un maître du cinéma d’auteur, qui n’appartient pas à la marge expérimentale. Cette considération empêche d’analyser justement l’originalité de ce long-métrage.
La superposition d’images hétérogènes, la photographie expressionniste, le fantastique monstrueux, l’emploi de la bande sonore comme agent narratif et émotionnel, le récit ésotérique ne sont pas des nouveautés dans le 7ème art au milieu des années 70. Le cinéma expérimental français des années 20 et américain, l’“underground” des sixties et seventies, les films d’artistes et les premières œuvres d’art vidéo avaient déjà exploré ces ressources artistiques. Aussi il ne serait pas pertinent de démontrer en quoi Eraserhead est en son temps un “ovni” cinématographique dans une pléthore de productions parfois plus radicales.





Une fois ces considérations mises en exergue, je crois qu’il serait logique de ne pas lier le premier film de David Lynch avec quoi que ce soit de cinématographique pour pouvoir en apprécier le ton personnel. Effectivement, “Eraserhead” est infiniment original, comme le fut 2001, A Space Odyssey (2001, l’odysée de l’espace, 1968) de Stanley Kubrick, c’est-à-dire par la création d’un monde de références, de lieux, d’espaces et de relations qui ne fonctionne qu’au sein de sa propre cosmogonie. A nous, spectateurs, de s’y engouffrer ou de s’en échapper selon notre sensibilité.
Un des nombreux éléments particuliers qui composent le film est la bande sonore. Elle est, elle-même, tout comme le traitement des images, peu originale dans le cadre de l’époque. Les expérimentations musicales électro-acoustiques, ou proches de cet univers n’étaient pas inconnues. Elles avaient même accédé à une sorte de reconnaissance universelle via les Beatles qui se nourrissaient des expériences de Stockhausen pour échafauder les cathédrales pop que sont “Revolver” (1966), “Sgt.Pepper’s Lonely Hearts Club Band” (1967), et “The White Album” (1968). Le dernier ouvrage “Anthology” consacré au groupe de Liverpool réunissant les entretiens des quatre musiciens l’atteste.

L’ère du rock psychédélique américain, et anglais (la compilation “Nuggets”, Pink Floyd, Soft Machine, Jimi Hendrix) produisent des compositions au style éclaté qui utilisent les potentialités du studio : musique à l’envers, brouillage, larsen, différence de vitesse, ambiances surajoutées, et sons atmosphériques.

En Jazz, John Coltrane, Charlie Mingus, Max Roach s’acheminent vers des styles proches des architectures des compositions de musiques contemporaines, en leurempruntant leur liberté de ton. Leurs musiques influencent le “Fun House” (1970) des Stooges. En Allemagne, les leaders du Kraut Rock, Can, Gong, Faust, Klaus Schulze livrent une sorte de post-rock qui transcendent les genres. L’existence et les œuvres de cette pléiade d’artistes concourent à montrer que le style même de la bande sonore de Eraserhead n’est pas issue de nulle part.
Manifestement, la fin des années 60 et du début des années 70 est une période riche en expérimentations tous azimuts et la création en général est d’esprit novateur. Les expérimentations sonores proches du soundtrack de Eraserhead ne sont pas isolées. Elles sont appréciées par un large public. Ces recherches n’ont peut-être pas influencées directement David Lynch mais il est évident que l’air du temps est propice aux nouvelles propositions artistiques avant-gardistes. Précisément, cette époque correspond symboliquement au passage entre la “société du spectacle” de Guy Debord et la “société de contrôle” théorisée par William S. Burroughs dans “le Job” et “Révolution électronique”. Et cette prise de conscience caractérise la fin de la modernité qui, avec l’émergence de la psychanalyse, l’existentialisme, la phénoménologie dans la première moitié du 20ème siècle, a prêté plus d’attention à la fonction du corps dans l’acte de perception, et a participé à l’éclosion dans les arts de propositions où le corps est tout autant sollicité que les cinq sens (Happening, Performance, Body Art, Installations, Land Art, Color-Field Painting etc…) La bande son de Eraserhead est définitivement inscrite dans ce développement puisque qu’elle se vit plus qu’elle ne s’écoute. La projection du film est une expérience psychique et physique.




Maintenant que nous avons situé la création de Eraserhead au sein de son époque, nous pouvons en analyser la B.O. La musique de Eraserhead compose la structure“narrative” du film. Elle crée l’ambiance moite et industrielle des espaces. Elle personnifie les objets. Elle dévoile la psychologie schizophrène des personnages. Elle insuffle dans l’image une profondeur de champ organique. Chaque matériaux semblent habités par un esprit qui gronde.
La composition de la bande sonore est l’œuvre commune de David Lynch et de son ami Alan R. Splet. Nous pouvons la rapprocher de prime abord des premiers travaux de musique industrielle produits par les groupes Throbbing Gristle, SPK, Non, Thomas Leer, Robert Rental, Cabaret Voltaire. Effectivement, son intensité distille le même pouvoir hypnotique. Mais contrairement au rock industriel, elle ne véhicule pas de message “révolutionnaire” directement issu des théories de “la génération invisible” des écrivains américains William S. Burroughs et Brion Gysin. Elle ne cherche pas déjouer le “contrôle” qu’impose la planification insidieuse des moyens administratifs, économiques, et politiques d’une société “post-industrielle”.





L’univers industriel de Eraserhead n’est pas subi par le personnage central. Il vit parallèlement à son imaginaire. Ces deux mondes, extérieur et intérieur, ne se confrontent pas. Ils vivent comme deux organismes qui s’influencent, mutent ensemble vers une tension sibylline dont le sens échappe à l’un comme à l’autre. Leurs deux univers véhiculent une “morale” sans destination précise. Leur but est inexistant. Ils se muent dans un même élan sans Raison. Le monde de Eraserhead est sans histoire, sans causalité. Les mutations sont proches de celles du système cellulaire. Les effets sont à la fois immédiats et inversibles. Ils ne marquent que des étapes insoupçonnables qui ne déterminent rien de prévisible. Ils n’échafaudent pas une progression. La nature de la musique est en cela contraire aux concepts de la musique industrielle, qui sont une forme de résistance au “système de contrôle”.




Elle est plus proche de l’esprit de l’“ambient” qu’inventait dans le même temps Brian Eno une musique d’“air” et de “souffle” transparente, infinie, en perpétuelle mutation. David Lynch et Alan Splet ne se soucie pas de véhiculer un message. Ils proposent une création inscrite dans un “flux”. Les citations pour certaines séquences de lamusique de Fats Waller semblent surgir d’un monde souterrain. Elles montrent en quoi ce “flux” appartient à un système qui n’ignorent pas l’harmonie, la structure, la composition mais qui évoluent hors des mesures temporelles et spatiales. La bande sonore de Eraserhead est le temps. Elle se constitue, se reconstitue, se compose,se décompose sans souci de rythme et de cycle. Elle s’inscrit dans la durée.




L’édition de la musique du film par le label “IRS” est en cela une sorte d’“hérésie”. Inscrite dans le temps de l’enregistrement, elle se particularise, se localise, alors queelle est, dans le film, évanescente. Elle s’évanouit à l’instant même de sa création. Elle ne propose pas d’imaginaire, ni de souvenir. Le concept de musique “Ambient” de Brian Eno trouve son origine dans la Muzak, ronronnement musical pour les supermarchés, les ascenseurs et les halles inventé dans les années 50 par Muzak. Inc. Eno affine le concept en définissant la musique Ambient comme la production de pièces originales capables de créer un environnement sonore, une atmosphère particulière propice pour créer le calme et un espace pour penser.
Cette musique discrète propose plusieurs niveaux de lecture sans qu’il y en ait un qui prédomine. Le but de Eno est de produire des compositions intéressantes. Bien que cette musique puisse être qualifiée d’environnementale, elle s’expérimente de l’intérieur. Son effet est d’ouvrir l’oreille à s’intéresser au rien, ou si peu “musical”. Cette ouverture permet de penser qu’elle élargit la capacité d’écoute de l’auditeur attentif, devenue sensible aux bruits et aux sons qu’il ignore habituellement. Cette nouvelle perception repousse ses limites élargit son espace acoustique. Héritière, d’une certaine manière, des innovations de la musique contemporaine, Russolo, Varèse, Cage, Schaeffer, Henry, Stockhausen, dans sa façon d’ouvrir le spectre acoustique, l’“ambient” de Eno dans le monde de la “rock music” des années 70. Ex non-musicien du groupe anglais Roxy Music, puis artiste solo, son exploration de ce nouveau style débute avec Another Green World en 1975 et Discreet Music en 1974, influencera David Bowie, pour ses deux albums majeures de 1977 “Low” et “Heroes”, co-produits avec Brian Eno.
Ces racines “populaires” contribue à ce que cette musique soit perçue plus comme des espaces d’émotions qui touchent l’imagination et la mémoire et moins comme des compositions dont il faut admirer l’architecture. Les éléments sonores sont choisis plus pour leur pouvoir d’évocation que pour leur qualité purement musicale. C’est pour cette raison qu’il est possible de rapprocher l’esprit de la bande sonore de Eraserhead de celui de l’“Ambient” de Brian Eno. L’un comme l’autre touchent l’auditeur dans son univers psychologique, au niveau même des images enfouies, loin de la réserve imaginaire consciente. Eraserhead propulse le spectateur dans un environnement sonore qui excite ses synesthésies et ses tourments les plus contradictoires.




De ce fait, la bande sonore a une importance “signifiante”. Comme l’explique justement David Lynch, « Les sons et les effets sonores du film ne fonctionnent pas comme une bande son normale, où la musique doit renforcer une scène un peu faible. Elle change à chaque plan d’une scène. Elle est utilisée comme atmosphère, presque comme un personnage et partie omniprésente du film. » L’aspect environnemental de cette bande son est indéniable. Lynch l’affirme à sa manière : « Le pire à la télévision, c’est le son. On y perd énormément. Les gens qui l’ont vu à la TV croient qu’ils ont vu Eraserhead, mais ils ne l’ont pas vraiment vu. » L’acoustique d’une salle de cinéma contribue à placer le spectateur dans un espace quadriphonique. Particulièrement réussie dans le cas de Eraserhead, la mise en place sonore est une véritable pénétration psychologique et physique des tourments du spectateur. Son écran mental est alors exploré dans une sorte de mouvement horizontal infléchi par la profondeur de champ sonore du film. La bande son de Eraserhead est une “présence” constituée par la psychologie, les humeurs et les tensions inconnues de chaque spectateur. Mais sa nature “ambient” ne propose pas d’analogies. Les éléments vécus au même niveau ne produisant pas de liens logiques n’offre pas de repères. Mais le fait même de puiser dans le fond psychologique du spectateur constitue le sens de chaque scène, et chaque ambiance. Bien qu’ignorant jusqu’à la signification des images subliminales qui accèdent à son écran mental, il sait intuitivement qu’elles concentrent de réels sentiments. La création de ce monde parallèle surgit sans détermination, ne précise rien, et ne crée pas de précédent. « Il y a des choses qui sont construites ou créées au dehors et qui ont toutes un rapport avec le temps et la vie. Et quand ces choses-là se mettent à fonctionner de travers, ou quand elles ne fonctionnent plus, ça prend aussi un sens. […] C’est le son qu’on entend quand il y a un silence, entre deux mots ou deux phrases. C’est très vicieux parce qu’on peut faire apparaître pas mal de sensations dans ce son apparemment silencieux et esquisser la représentation d’un monde plus vaste. Tout cela est important pour créer un monde. »





La bande son de Eraserhead est un personnage, un tiers qui semble nous être intrinsèquement lié, une “présence” qui tente de se libérer de sa propre morale. Elle constitue un point de vue irrepérable de par sa nature, sans architecture ni tension particulière. Elle sème le trouble, et elle contribue aussi à composer de façon merveilleuse et signifiante mais sans créer de signification précise, le corps du film.



"Chris Rodley : - Je suis en train de vous demander de quel point de vue le film est tourné. Parfois c’est difficile à dire. David Lynch : - Tant mieux, je ne sais même pasmoi-même. Peut-être que si j’écrivais, je l’aurais fait à la première personne, ou à la troisième… Je ne sais pas. C’est comme ça.”



Régis Cotentin

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Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

Tim Burton-Danny Elfman : Freaks Show





S’il est une collaboration qui marque le cinéma contemporain, c’est celle qui unit le cinéaste Tim Burton à Danny Elfman, à tel point que la musique de Howard Shore pour Ed Wood (1994) est sans doute proche de celle qu’aurait composée Danny Elfman lui-même. La tentation est grande d’y voir un de ces « couples » mythiques, Herrmann/Hitchcock, Rota/Fellini. Mais ce serait oublier les autres partitions du compositeur pour Sam Raimi, Gus Van Sant, Clive Barker… Quoi qu’il en soit, son nom restera probablement attaché à celui de Tim Burton, non que ses autres partitions ne soient pas dignes d’intérêt au contraire : la musique écrite pour To Die For (Prête à tout 1994) de Gus Van Sant est l’une des plus accomplies du compositeur, où l’influence de la musique bruitiste new-yorkaise est patente (celle par exemple de la Knitting Factory, représentée par un compositeur tel que John Zorn, qui a lui-même déjà signé des musiques de films).






Les quelques notes qui suivent n’ont pas pour ambition de proposer une étude poussée de l’œuvre de Danny Elfman : d’autres ici même l’auront fait de façon rigoureuse. Point d’étude musicologique, juste quelques réflexions issues de la fréquentation des œuvres conjointes du musicien et du cinéaste ; il s’agira d’une lecture plus impressionniste que scientifique et, par conséquent, plus aléatoire et sujette à caution.







Tim Burton a réalisé ses premiers courts-métrages, Vincent (1982) et Frankenweenie (1984) sans Danny Elfman, (ndlr : musiques respectivement composées par Ken Hilton et Michael Convertino-David Newman) et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, les deux hommes ne se sont pas rencontrés dans une école de cinéma ou à l’université. La première contribution de Danny Elfman à l’œuvre de Tim Burton remonte à Pee-Wee Big Adventure (1985) : Paul Rubens, créateur du personnage de Pee-Wee, et Tim Burton aimaient tous deux le travail accompli par Danny Elfman dans son groupe de rock Oingo Boingo. Il ne s’agissait pas pour autant de concevoir pour le film des morceaux proches de ce que le groupe produisait, et le musicien a toujours déclaré refuser d’avoir recours au rock dans le cadre de ses compositions pour le cinéma, ce qui est un moyen de protester contre les bandes originales des films hollywoodiens, qui regorgent jusqu’à l’écœurement de « tubes » destinés à assurer la vente de disques. Danny Elfman est bien placé pour le savoir, puisqu’il a encore parfois du mal à faire éditer ses musiques, les producteurs préférant vendre des chansons. On se souvient de ce qui s’est passé à la sortie de Batman (1989). Le disque de Prince, inspiré par le film, est sorti avec le logo de l’affiche et fut présenté comme la bande originale du film, alors que deux chansons seulement y étaient effectivement incluses. Ou bien, pour Prête à tout, un disque « bâtard », qui comprend, pour une moitié, les thèmes originaux de Danny Elfman pour le long métrage, et pour l’autre moitié, les chansons qui ponctuent le récit de façon ironique, mais dont la présence sur l’album, hors-contexte, est totalement hors-sujet.




Au lieu donc de puiser dans le répertoire d’Oingo Boingo pour Pee-Wee’s Big Adventure, Danny Elfman a préféré concevoir des morceaux originaux en partant de ses souvenirs et de ses goûts, aussi bien cinématographiques que musicaux, et sans doute aussi de son propre travail pour le film réalisé par son frère, Richard Elfman, Forbidden Zone (1980). Rappelons, qui plus est, que le compositeur a également travaillé, dans les années 70, pour le Grand Magic Circus de Jérôme Savary, ce qui permet déjà de faire allusion au motif du « cirque » sur lequel on reviendra plus longuement.






Il n’est pas fortuit que Tim Burton ait pu concevoir de travailler sur des projets cinématographiques avec Danny Elfman. Il suffit pour s’en convaincre, d’évoquer Oingo Boingo, dont le nom complet était, à ses débuts, The Mystic Knights of Oingo Boingo (c’est-à-dire, Les chevaliers mystiques de Oingo Boingo). L’esthétique de certaines pochettes est révélatrice : voir à ce sujet celle du Best-Of consacré au groupe en 1984, où des animaux réduits à l’état de squelettes font usage de percussions, à base d’ossements bien sûr. On se croirait déjà dans l’univers de Beetlejuice (1988) ou The Nightmare Before Christmas (L’Etrange Noël de Mr Jack avec Henry Selick 1994). Les paroles des chansons du groupe laissent percevoir une nette prédilection pour les monstres, les morts-vivants, les vampires, les univers parallèles plus ou moins menaçants qui peuplent les films fantastiques depuis les origines, associés à un graphisme qui rappelle la stylisation du dessin animé. De plus, les influences musicales revendiquées par les deux hommes sont, entre autres, celles de Nino Rota et Bernard Herrmann : les thèmes composés pour Pee Wee’s Big Adventure font écho à ceux de Psycho (Psychose, Hitchcock 1960) et Otto E Mezzo (Huit ½, Fellini 1963), et la séquence finale de ce dernier est d’ailleurs plus ou moins parodiée à la fin de Pee Wee… qui réunit tous les personnages rencontrés par le héros au cours de son périple à travers les Etats-Unis.





Mais il va de soi que leur travail ne se résume pas à un art de la citation et de la parodie, ce qui n’offrirait qu’un intérêt limité. Au contraire, ce qui unit les deux hommes, c’est la capacité à rendre vivants, présents, des personnages et des univers issus à la fois de l’inconscient collectif et d’un vieux fond de légendes européennes, du cinéma américain et de leurs obsessions personnelles. On retrouve chez eux un goût pour la fête, qu’il s’agisse de Noël ou de son versant « noir », Halloween, opposition qu’on retrouvera dans L’étrange Noël de Mr. Jack. On devine également l’importance de l’œuvre de Tod Browning, Freaks (Freaks, la monstrueuse parade, 1932) en particulier, avec, déjà, le motif du cirque, omniprésent chez Tim Burton. La référence à Nino Rota s’impose d’elle-même dans ce contexte, que l’on pense à La Strada (Fellini, 1954) ou, encore une fois, Huit ½, à la coexistence de clowns, de « monstres » en tous genres, de phénomènes de foires, qu’on retrouve dans les deux Batman, dans la « troupe » d’Ed Wood, jusqu’aux habitants du pays d’Halloween dans L’étrange Noël de Mr Jack. On a dans la plupart des films de Tim Burton ce motif du regroupement des exclus de la société pour des raisons diverses (différences physiques, sexuelles) et qui se traduit dans la musique de Danny Elfman par l’emprunt à divers courants et époques musicales : l’ensemble compose une mosaïque, écartelée entre l’Europe de l’Est, la Russie (Prokofiev, Stravinsky, Borodine) et la musique américaine, entre jazz, comédie musicale et musique de film.

Le cirque, de lui-même, induit l’idée de « spectacle » évidemment, avec ce que cela suppose d’angoisse, de suspense, d’humour, de frénésie, d’illusion, et d’interaction avec le spectateur, formule que les producteurs d’Hollywood essaient d’appliquer depuis les origines, avec plus ou moins de bonheur. N’oublions pas que le cinéma était, à ses débuts, un spectacle de foire. N’oublions pas non plus une des influences revendiquées du compositeur : celle de Kurt Weill, le complice de Bertold Brecht pour L’Opéra de quat’sous, dont l’aura exercée sur la musique américaine a été prépondérante, y compris sur les groupes de rock. Oingo Boingo n’échappe pas à la règle, certains morceaux proposant une alternative « new-wave » aux petites pièces rythmées et grinçantes du compositeur allemand. Mais c’est bien entendu dans L’étrange Noël de Mr Jack qu’on trouve le plus d’échos, de citations, de son œuvre.




L’univers des deux compères est donc placé sous le signe de la « monstruosité » et de la dualité. Pour Danny Elfman, cette dualité s’exprime essentiellement dans cette double influence des compositeurs européens et américains, qui font que ses créations oscillent entre un lyrisme assumé comme tel, parfois à la limite de la grandiloquence, à l’instar d’une certaine tradition de la musique de film et, d’un autre côté, une dimension à la fois émouvante et grinçante, peut-être plus européenne, proche de l’héritage Ernst Korngold/Kurt Weill, qui donne tout son prix à ses compositions. La remarque est valable pour le cinéma de Tim Burton, et, plus encore qu’ Edward Scissorhands (Edward aux mains d’argent, 1991), certes plus original sur le plan thématique, dans sa façon de prendre à contre-pied l’Elephant Man de David Lynch, dont les qualités résident plus dans la mise en scène qui introduit un peu d’ambiguïté, que dans un scénario qui en manque singulièrement : sur ce point, Batman Returns (Batman, le défi 1992) peut en être une bonne illustration.




La partition écrite pour le film est peut-être moins originale que les précédentes, mais l’idée de dualité, déjà présente dans le premier Batman, y est particulièrement à l’honneur, illustrée par le personnage principal, certes, mais aussi par celui de Catwoman et du Pingouin, d’une autre façon. Le film mérite qu’on s’y arrête, car sa structure est avant tout d’ordre musicale. Il est bâti comme un opéra, dans lequel chaque personnage s’avance sur le devant de la scène, pousse un aria, laisse place à un autre, et où le jeu subtil des alliances entre les personnages s’apparente à des duos d’opéra, ou à des trios. Des situations se répètent, comme autant de leitmotiv – les discours sur la place publique, les combats dans les rues et, bien sûr, chaque personnage important possède « son » thème musical approprié, qui annonce son arrivée sur la « scène », ou apporte des informations sur sa personnalité, dont la complexité jure avec le schématisme habituel des films de « super-héros », même si Batman, dès ses origines, a toujours été doté d’une personnalité riche et profonde.





Qu’en est-il donc des thèmes des trois personnages de Batman, le défi ? Celui du pingouin est présent dès la séquence pré-générique : celle-ci nous montre sa naissance, le jour de Noël, référent temporel d’autant moins fortuit que le personnage à 33 ans, l’âge du Christ au moment de sa crucifixion, d’après les Evangiles. Le thème qui lui est associé réussit à concilier deux impressions contradictoires : celle que quelque chose commence (ce qui est logique pour une naissance, qui a lieu qui plus est un tel jour) mais que quelque chose s’achève en même temps : le bébé devient instantanément « le pingouin » à cause du rejet dont il fait l’objet de la part de ses parents. Et la séquence, superbe, possède la grandeur des débuts de contes et de mythes. Tim Burton est d’ailleurs le seul, aux Etats-Unis, à proposer dans son cinéma, des équivalents cohérents aux contes de fées.





Plus tard, au cours du film, le thème pour cordes et voix, sera repris sur un rythme plus dynamique, au fur et à mesure de l’avancée des recherches du pingouin concernant ses origines, ainsi que de la bonne marche de ses plans pour prendre le contrôle de la ville, assisté par le maléfique Max Schrek dont le nom, à lui seul, convoque toute l’esthétique de Murnau et, partant, de l’expressionnisme allemand. Le thème se fera à nouveau puissant et émouvant dans la séquence du cimetière, lorsque le personnage s’incline sur la tombe de ses parents : séquence qui renvoie à celle du premier Batman, au cours de laquelle Bruce Wayne déposait des fleurs à l’endroit où ses parents avaient été assassinés. C’est un moyen d’indiquer la « parenté », le point commun entre le pingouin et Wayne/Batman : tous deux sont des « monstres » aux yeux de la société, quoi qu’ils fassent, et tous deux sont partagés entre l’animalité et l’humanité, ce qui renvoie encore une fois à l’idée de dualité.





C’est encore plus net avec le personnage de Catwoman. Le thème principal qui lui est associé, et qui retentit lors de la séquence de la « métamorphose » de la secrétaire frustrée, Selina Kyle, en Catwoman, se caractérise par sa sobriété et sa richesse émotionnelle. Il repose avant tout sur les cordes, qui proposent une mélodie obsédante d’où sourd une impression de point de non-retour atteint, d’irrémédiable. Le thème, en l’occurrence, privilégie une des dimensions de la séquence, qui est à la fois grinçante, violente, émouvante.
C’est donc l’unité du thème qui confère une unité à la séquence, même si celui-ci est malgré tout ponctué de notes aiguës, jouées au violon, destinées à imiter le miaulement du chat : un effet indiquant donc que la part animale du personnage ressort en ce moment précis et, ce que la fin de la séquence, qui voit Selina Kyle, revêtue de sa combinaison de Catwoman, confirme. Enfin, le thème de Danny Elfman renvoie aussi à l’enfance du personnage, à son aspect puéril, qui s’accorde aux plans sur la maison de poupée, ou sur les chemises de nuit qui ont pour motif des petits chats.





Après quoi, la musique, dans le cas de Catwoman, se plaira à reproduire le rythme de l’avancée d’un chat sur un toit, une suite de notes rapides traduisant la nouvelle liberté acquise par le personnage, qui peut évoluer comme bon lui semble, et prendre sa revanche sur sa vie passée. Toujours, cependant, lorsque la jeune femme est à l’écran, le thème musical mettra l’accent sur le conflit entre la dimension animale et humaine du personnage, et il faudra attendre la fin du film pour savoir lequel des deux l’emportera sur l’autre.



Une autre séquence intéressante, sur ce plan, est celle du bal masqué, au cours duquel Bruce Wayne et Selina Kyle, qui ignoraient l’identité secrète de l’autre, vont la découvrir en dansant au son d’une chanson qui fait figure d’exception, dans la mesure où on a déjà dit que Danny Elfman refusait de composer dans un registre « rock » pour le cinéma. Mais il ne s’agit évidemment pas d’une chanson intégrée de force dans le film et destinée à devenir un « tube ». Au contraire « Face to Face », a été crée conjointement par le compositeur et par le groupe qui l’interprète, Siouxsie and The Banshees.





Ce groupe est de la même génération que Oingo Boingo, et son univers, surtout dans un album relativement récent, Peep-Show, en 1988, est proche de celui de Tim Burton, en particulier de Beetlejuice et L’étrange Noël de Mr Jack, sans parler de la chanteuse Siouxsie, dont le registre de voix est proche de celui de Michelle Pfeiffer, qui joue Catwoman. De plus, les paroles de la chanson en question ont un rapport direct avec la séquence dans laquelle elles s’intègrent, puisqu’elles font état d’une rencontre entre deux personnages qui s’interrogent sur leur identité propre, en privilégiant le point de vue de la « femme-chat ». La chanson en vient donc à provoquer une sorte de mise en abîme, de commentaire du film par le film lui-même, tandis que la mélodie intègre quelques mesures du thème de Batman, ce qui montre l’interaction entre l’univers du groupe et celui du compositeur.





Il est évident qu’on trouve dans chacun des films du tandem Elfman/Burton des thèmes associés à des personnages précis, destinés à refléter les états d’âmes, les pulsions secrètes, les contradictions. Il serait trop long d’en faire ici le relevé. Ce qui compte est de noter l’importance de ce qu’on pourrait appeler une « esthétique Frankenstein ». Ce « mythe » moderne est omniprésent dans l’œuvre de Tim Burton, de Frankenweenie, qui en offrait un premier avatar, jusqu’à Mars Attacks ! (1996), en passant bien sûr par Edward aux mains d’argent. A l’instar du réalisateur, qui puise dans la mémoire des contes, du cinéma, de la bande dessinée, pour en tirer des créations originales, Danny Elfman brasse, dans ses compositions, un large spectre d’influences intelligemment assimilées, ce qui est typique des plus grands compositeurs américains. Le musicien s’inscrit, volontairement ou non, dans une « famille » qui pourrait inclure Spike Jones, Frank Zappa, John Zorn, Carla Bley.











Tous ces compositeurs ont pour point commun une conception « ouverte » de la musique, ouverte à toutes les influences, quitte à traiter les illustres modèles avec ironie et détachement. Tous ont été fortement influencés par le cinéma et l’univers du dessin animé, dont ils ont proposé un équivalent musical. Tous ont crée, pour reprendre la formule de Frank Zappa, « des films ; pour (nos) oreilles ». On sait que Danny Elfman a composé le thème du générique de The Simpsons (Les Simpson, 1989), et celui de l’adaptation en dessins animés de Beetlejuice (1989). Et, dans sa critique de L’étrange Noël de Mr Jack, dans le numéro 486 des Cahiers du Cinéma, Thierry Jousse avait suggéré un parallèle entre l’univers musical du film et celui des comédies musicales, pour la plupart peu ou pas représentées, de Frank Zappa, en particulier The Adventures of Gregory Paccary, sur l’album Studio Tan (1978), où le compositeur se livrait à une réjouissante critique sociale, par l’utilisation de personnages proches de ceux d’un dessin animé, tout en jouant là aussi, sur les influences musicales, proches de celles de Danny Elfman : Stravinsky, Weill, les comédies musicales, le jazz, le cinéma. Apparemment, la musique américaine ne peut faire abstraction du cinéma, qui lui offre un large espace pour s’exprimer, quelles que soient les relations qu’ils entretiennent l’un avec l’autre. Rares sont les musiciens américains, dans le rock, le jazz, ou la musique contemporaine, qui n’ont pas fait allusion, d’une façon ou d’une autre, au cinéma, comme si celui-ci devait constituer le soubassement de la musique américaine, devait fonder son identité propre.





Et cette dualité propre au cinéma de Burton et aux compositions d’Elfman reflète peut-être à la fois la dette, la reconnaissance de l’art américain envers l’Europe, en même temps que le désir de s’en affranchir, en créant un art « vivant ». Il est clair en tout cas, si on suit l’évolution des compositions d’Elfman pour Burton, que les influences se font moins sentir que dans Pee-Wee’s Big Adventure, où la bande sonore est très ludique, très réussie, mais beaucoup plus référentielle, à l’image du film dans son ensemble, dans lequel le réalisateur ne fait que poser les bases de son univers, tout en manifestant ses difficultés à se débarrasser des influences extérieures. Il en y ira tout autrement dans Beetlejuice, où l’esthétique burtonienne est beaucoup plus assurée, personnelle, libérée de plus des contraintes liées au personnage de Pee-Wee, qui n’aura qu’une existence éphémère après le second opus réalisé par Randall Kleiser. Les deux artistes suivent donc une évolution plus ou moins parallèle, c’est pourquoi il est difficile de proposer une conclusion sur leur travail commun. Leur œuvre est encore en devenir, et il se peut que les hypothèses formulées sur leurs parcours soient un jour caduques. Ce qui importe avant tout, c’est que Danny Elfman et d’autres compositeurs aient réussi à insuffler un souffle neuf dans l’univers de la musique de film, même si celui-ci a toujours été ouvert à toutes les influences. Ce qui fait ensuite la différence, entre les divers compositeurs, c’est la façon dont ils gèrent ces influences, et l’influence qu’eux-mêmes exercent sur les compositeurs plus jeunes. Or, on reconnaît l’esthétique Elfman/Burton dans nombre de publicités et de films, à l’heure actuelle. Preuve que leur travail fait lui aussi désormais partie intégrante de notre inconscient collectif.

Jérome Lauté

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Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)