samedi 20 août 2011

La Recette de l'Hamlet





Hamlet. Tel est le nom qui s’impose tôt ou tard à l’homme de théâtre amoureux de Shakespeare. Alors même qu’il appose la touche finale à son Henry V (1989), une réalisation qui lui vaudra tous les honneurs, Kenneth Branagh songe déjà à son prochain film, persuadé qu’il s’agira d’Hamlet.







La sortie, l’année suivante, d’une nouvelle adaptation conduite par l’italien Franco Zeffirelli (avec Mel Gibson dans le rôle titre) oblige d’abord le jeune anglais à différer son projet. Il lui faudra en fait patienter quelques huit années avant de le voir se concrétiser, mais le résultat sera en proportion de l’attente : pas moins de quatre heures de pellicule lui seront en effet nécessaires afin de fixer à l’écran l’intégralité du texte de Shakespeare (désavouant au passage une version de moitié amputée, réclamée par la production) et, sous cette forme, l’œuvre s’avère en tous points éblouissante... Hamlet n’en demeure pas moins une entreprise semée d’embûches dues à la fois à la densité du drame original parmi les plus longs de l’auteur) et au poids de figures imposées, des scènes et des monologues depuis longtemps entrés dans l’inconscient collectif. Il y a donc là pour le compositeur de cinéma matière à un travail des plus fouillés…

Patrick Doyle est devenu avec Kenneth Branagh un habitué du répertoire shakespearien qu’il a dès 1987 d’abord côtoyé près des scènes foulées par la Renaissance Theatre Company. Il n’en est de ce fait pas à son premier Hamlet et son expérience en la matière s’avère même particulièrement singulière lorsque l’on considère qu’il lui a été possible d’aborder l’œuvre tout à la fois en tant qu’acteur (il a interprété le rôle d’Osric) qu’en tant que compositeur (à l’époque pour une mise en scène de Derek Jacobi).





Pour cet autre défi que constitue chaque fois l’adaptation d’Hamlet au cinéma, Doyle était donc à même de trouver le ton juste face aux réflexions existentialistes du texte original que Branagh respecte scrupuleusement - tout en en transposant le contenu au 19ème siècle. Pour cela, il choisit une approche instrumentale propice à l’introspection, préférant à la grandiloquence des cuivres (qu’il réserve à des emplois plus modestes) l’expressionnisme des cordes. Sa partition reste ainsi essentiellement vouée à cette section de l’orchestre, s’essayant même à plusieurs reprises au cadre plus intime de la musique de chambre (quatuor, quintette, voire octuor).





S’il multiplie ensuite les lignes musicales, Doyle n’en a pas moins articulé son travail autour d’une évidente idée maîtresse (Hamlet) à laquelle il joint deux motifs pouvant chacun être associés aux deux rôles jugés prépondérants au processus de l’intrigue, faisant d’une certaine manière fi de la galerie de personnages plus ou moins secondaires qui gravitent (manipulés pour la plupart) autour de ce triptyque et dont les thèmes ne sont au mieux qu’esquissés (Gertrude, Polonius, Laerte entre autres). Hamlet reste donc la figure centrale de cette composition : très présent, son leitmotiv (son « air », pourrait-on dire en référence à l’Opéra) est une ligne mélodique à l’architecture bien établie mais à l’humeur changeante. De discrètes nuances d’orchestration et de tempo lui permettent en effet d’explorer une large palette expressive : exécutée promptement, elle acquiert une légèreté témoignant d’une joie de vivre indéniable ; plus dense et appuyée, elle devient passion éperdue ; gonflez ’instrumentation de quelques cuivres et percussions, et elle s’affirme dans une solennité majestueuse ; mais si en bien des occasions le volume des cordes préserve la noblesse du prince, priver ce thème du soutien des violoncelles et contrebasses suffit à dévoiler ce qu’il recèle de détresse. C’est dire à quel point on reste ici à distance du pessimisme affiché de la partition qu’Ennio Morricone avait fournie quelques années plus tôt au film de Franco Zeffirelli ; en ce sens, ce que Doyle octroie à cet Hamlet découle tout à fait des mots que Branagh emploie pour justifier de sa propre interprétation : « Voilà un homme qui est drôle, passionné, ironique, lucide et cependant engagé dans une lutte familiale pour trouver tranquillité personnelle et bonheur ».





Du coup, tristesse et mélancolie sont plutôt l’apanage du motif que le compositeur attache à Ophélie. Celui-ci n’est d’ailleurs pas à proprement parler le leitmotiv de la jeune femme, plutôt celui de sa folie, n’apparaissant dans sa première version aboutie qu’après la fameuse scène du “To be or not to be”, lorsque Hamlet lui clame qu’il ne l’aime pas. Auparavant, seul le thème du prince (tel qu’il est décrit ci-dessus) se fait entendre, même si le personnage n’est pas visible à l’écran et que l’attention se porte toute entière sur Ophélie. La scène des adieux de Laerte, en partance pour la France, est à ce titre très éloquente : les propos qu’échangent Ophélie et son frère, puis son père, ne concernent quasiment qu’Hamlet, ce qui laisse donc à croire qu’il occupe les pensées de la jeune femme au point d’en étouffer la personnalité propre, et donc le leitmotiv musical.



Le thème qui lui est finalement attribué n’intervient alors que lorsqu’elle se retrouve désemparée et de plus en plus seule (son frère parti, son père assassiné et Hamlet envoyé en Angleterre) puis par la suite, son désespoir ne cessant de grandir, il ne la quittera plus jusque dans l’annonce de sa mort et lors de sa mise en terre. Mieux encore, Ophélie interprète elle-même ce thème entre deux scènes de démence ; c’est là une référence directe à la manière de jouer au temps de Shakespeare : on chante lorsque l’on se trouve au bord de la folie et de la mort (ce qui explique également, plus tard, la rengaine du fossoyeur). Quant au traître Claudius, Doyle ne lui octroie qu’un leitmotiv torturé laissant d’abord deviner les tourments d’une âme coupable rongée de doutes (le monologue duconfessionnal) puis la perfidie et le machiavélisme de projets funestes (la vengeance qu’il élabore pour Laerte). Il s’agit de ce fait d’un thème construit avec beaucoup de minutie autour d’une progression instrumentale constituée de lignes mélodiques peu à peu mêlées, comme autant d’idées tissant une réflexion complexe où tout doit être prévu et calculé…



Ensuite, au-delà même des aspects purement formels, c’est également à la question de la place accordée à la musique au sein du récit que Doyle se devait de répondre. Pour quatre heures de film, il utilise ainsi près de deux heures de musique et outre l’emploi des leitmotiv (on constate d’ailleurs qu’il n’hésite jamais à souligner les dialogues lorsque d’autres préfèrent tout bonnement les contourner), quelques grandes lignes de conduite à ce propos peuvent être mises en évidence. Pour l’exemple, on remarque en effet que le compositeur accompagne systématiquement les scènes relevant de l’imaginaire ou de la visualisation d’évènements passés : il en est ainsi du récit (sur ralentis) du meurtre du roi, ainsi que des souvenirs d’Hamlet devant le crâne du bouffon Yorick et des images antiques (Pyrrhus tuant Priam) suscitées par la tragédie esquissée à l’arrivée de la troupe de comédiens (la scène - images et musique - est d’ailleurs brutalement interrompue par Polonius). D’une façon semblable, le compositeur accompagne également chaque “apparition” du défunt roi, l’animant en quelque sorte d’une manière sonore, alors que la description du phénomène à Hamlet par les gardes du château se passe, elle, de musique…




Quelques scènes-clés mériteraient enfin une attention particulière de par la manière avec laquelle la partition de Doyle participe à l’efficacité de la réalisation. Lors de la représentation théâtrale qui permet à Hamlet de piéger le roi (la scène interprétée est une allusion directe au meurtre), elle prend d’abord des allures de musique de scène (la harpe remplaçant le luth) dont la douceur vient en contrepoint de la rapidité de succession des plans (des visages, Hamlet guettant les réactions de Claudius) avant de revenir à des effets oppressants plus convenus.




La séquence finale de duel (entre Laerte et Hamlet) est également très révélatrice de la manière dont une musique peut mettre des évènements en place : si le premier assaut n’est guère plus qu’une mise en forme qui se passe d’accompagnement musical, le deuxième est déjà une démonstration plus appuyée, à la limite des usages, et Doyle s’adonne alors à une véritable chorégraphie, calquant sa partition sur les pas et les coups des deux combattants ; le troisième assaut tient par contre du véritable affrontement, et le danger cette fois réel se traduit bientôt par l’urgence des rythmiques. L’emploi appuyé des leitmotiv aidant, la partition de Patrick Doyle s’avère en définitive plus instinctive que la plupart des versions antérieures, répondant d’une certaine manière moins à la “mystique” shakespearienne et s’attachant plus que jamais aux personnages qui forment le drame.


Florent Groult

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°2 (Printemps-Eté 2000)

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