dimanche 25 septembre 2011

Trois petites notes sur... Georges Delerue (II)



Sur des airs populaires Ce cinéma grand public, Delerue ne l’a pas négligé, loin de là. Constituant aux yeux du musicien une échappée libre parallèle à ses partitions plus cérébrales conçues pour un certain cinéma d’auteur, cette production de quartier et des grands boulevards lui a donné la possibilité de développer encore bien plus son sens de la mélodie et de cultiver tout un ensemble de figures musicales qui sont devenues très vite les grands signes constituant sa griffe.
Dans le cadre de ce cinéma populaire, Delerue a excellé dans le domaine de la comédie même s’il a longtemps considéré avec humilité y être mal à l’aise. De cette manière, le répertoire du musicien au cours d’une bonne partie des années 60 s’est lors teinté d’un registre plus « ouvert », placé sous le signe du guilleret, du dansant, pour ne pas dire par moment du 100% mélodique. On peut penser que cette nouvelle orientation a été dictée par la « force des choses », la loi du marché et de la mode, lorsque l’on sait combien l’exploitation discographique de la musique de film en 45 tours a connu dès le milieu des années 60 un essor fleurissant. Mais il convient cependant de penser qu’en dépit des quelques concessions qu’il dû songer à faire pour composer pour ce cinéma grand public, Georges Delerue n’a pas vendu pour autant son âme au Diable.







Le film de Gérard de Oury, Le Cerveau (1968) en est une belle illustration. La chanson « The Brain » des American Breed écrite par Larry Kusik et Eddie Snyder sur une musique du compositeur roubaisien ne tend pas fondamentalement à s’afficher comme un single pop simplement en amont du récit pour faire « vendre ». Ce « hit » qui n’en n’est pas devenu un, laisse aujourd’hui tout autant à penser qu’il fût placé sur ce générique à l’esthétique psychédélique et kitsch dans une optique purement caricaturale visant à dépeindre très symboliquement le « visage » de l’Angleterre et de sa culture telle que nous la donne à voir « à la française » Oury en quelques plans d’ouverture : celle des Beatles et des Beatnicks ; tout comme d’ailleurs, avec autant de gros traits, il le fera avec l’Italie et le clan du mafiosi Scannapieco et dont Delerue signera à l’occasion une chanson romantique toute aussi parodique pour une séquence « torride » au fil de laquelle la jalousie masculine à l’italienne pointera son nez dans un climax des plus burlesques… sans oublier, cerise sur la gâteau, la France elle-même, avec ce petit air d’accordéon entendu lors de la scène où Belmondo et Bourvil se trouvent assis dans un jardin public, le saucisson, la bouteille de vin rouge et la baguette sur le banc, juste à côté d’eux.











Comédie, où même nos amis belges sont traités de manière quelque peu « grossière », Le Cerveau est une production séduisante pour laquelle Georges Delerue a pris de toute évidence un plaisir non dissimulé à l’écriture de thèmes et motifs qui à l’arrivée « dynamisent » plaisamment un récit déjà riche en retournements de situations (l’air très easy listening lors de l’entrée en scène des faux pompiers ou encore la valse, grande et tourbillonnante à la fin du film synthétisant l’euphorie dans laquelle la foule ramasse l’argent tombé de la « tirelire »).











En écrivant pour ce cinéma plus commercial et sans autre prétention que celle de divertir, Georges Delerue a recouru tout au long de sa carrière, à une écriture basée par ailleurs sur des formes musicales populaires très françaises, aussi bien « parisiennes » que « régionales » et « provençales ». Dans le registre de la comédie, le musicien s’est employé à en user énormément de sorte à apporter, par un principe de décalage entre une situation à l’image et le style de musique utilisé, dérision, loufoquerie ou encore humour noir.







Les Cracks (1967) d’Alex Joffé est l’une de ces commandes pour lesquelles il adopta essentiellement cette approche avec succès. Pour ces aventures d’un inventeur du début du siècle (Bourvil), contraint de prendre la fuite avec sa dernière création, une bicyclette dernier cri, pour échapper à un huissier de justice venu pour le saisir, puis amené malgré lui à participer à la première course Paris-San Remo en vélo, Georges Delerue a déployé toute une kyrielle de formes musicales dans une orientation délibérément burlesque. La mise en place du récit à la manière d’un film muet, avec intertitres, donne d’ailleurs bien le ton humoristique vers lequel progresse ensuite l’entreprise et ce, aussi, grâce à son association habile avec le mode musical utilisé par le compositeur : à savoir, un long récitatif au piano comme à l’époque des débuts du cinématographe et de ses tapeurs, ponctué de citations pleines d’ironies telle celle de Beethoven lorsque « le destin frappe à sa porte » en la personne de l’huissier ou encore celle des quelques bribes énoncées de La Marseillaise de Rouget de l’Isle.
Du galop à la polka, qui scandent les prouesses et les arrivées d’étapes des coureurs, en passant par les rythmes basques pour les scènes d’ascension (le col du Marteau) et le berceuse reprise en leitmotiv sur les images ponctuelles d’un cycliste, endormi, dérivant sur l’eau d’un ruisseau, Delerue a signé une partition d’une grande diversité et surtout d’une séduisante drôlerie, proche parfois du mickey mousing propre au cartoon américain (la délicate mélodie pour clarinette et piccolo qui épouse le geste de l’huissier semant des clous sur la route sous l’œil intrigué d’un paysan semant quant à lui du blé dans son champ).







Au fil de sa carrière, Delerue n’a cessé de développer cette envie d’introduire dans les récits des formes musicales de notre patrimoine tel le Can-can dans Oscar (Molinaro, 1967) et Hibernatus (Molinaro, 1969) ou la Sardane dans L’ingénu (Carbonneaux, 1971). Mais à celles-ci s’ajoute aussi la prédilection que le compositeur entretiendra pour la valse, forme musicale certes d’origine allemande, mais dont il dotera d’une couleur très « française » lorsqu’il en laissera essentiellement l’exécution à un accordéon prédominant.
Instrument représentatif des bals populaires, celui-ci, évoquera, sur un rythme à trois temps, aussi bien le « Gai Paris » dans Le Corniaud (1964, Oury) que la France profonde dans Les Caprices de Marie (De Broca, 1970). Utilisée en guise de musique « carte postale », la valse musette apparaîtra souvent aussi comme musique diégétique pour les scènes se déroulant aux comptoirs de petits bistrots comme dans Le Cerveau (Oury, 1969), Oublie-moi Mandoline (Korber, 1975) ou encore un film policier à l’atmosphère glacée comme Police Python 357 (Corneau, 1975).
Ce recours à la valse jouée à l’accordéon ne saurait surprendre dans ce dernier long-métrage, tant le musicien a fini par habituer le spectateur de l’époque à entendre s’exécuter un tel motif dans des œuvres aussi diverses qu’Un Monsieur de compagnie (De Broca, 1964), La Gifle (Pinoteau, 1974) ou bien encore Jamais plus toujours (Bellon, 1975). Cependant, on remarquera l’immense dextérité avec laquelle le compositeur est parvenu, en usant pourtant souvent de la même forme musicale et d’une orchestration quasi-similaire, à décliner savamment la portée émotionnelle de divers motifs.







En effet, si la valse jouée à l’accordéon peut ouvrir un récit sur un mode allègre, léger et faire communiquer un sentiment de bonne humeur ou d’allégresse (Le Corniaud), on peut retenir aussi la manière dont elle s’associe souvent chez Delerue à la figure du souvenir et de réminiscences douloureuses. Sa valse du café du fleuve écrite pour Hiroshima Mon Amour (Resnais, 1959) en constitue le premier bel exemple : le seul thème qu’il a écrit pour ce film, intervient au son d’un juke box situé dans le coin d’un bar où se trouvent les deux protagonistes de l’histoire, Emmanuelle Riva et Eiji Okada. C’est au son de cette valse, « présente » dans la scène en tant que source donc diégétique, que la jeune femme se remémore un passé douloureux qui peu à peu, éclaircit son comportement présenté jusqu’à cet instant comme « déchiré ». Accompagnant l’évocation narrée des souvenirs d’Emmanuelle Riva, la valse de Delerue s’affiche ainsi de manière poignante comme une musique de la Mémoire…La mémoire, figure thématique en fait bien fondamentale ici puisque exposée tout au long du récit via le traumatisme intime de la femme et celui, collectif, d’Hiroshima, évoqué par le biais du tournage d’un film auquel l’héroïne, alors jeune comédienne, doit participer.







Ce lien entre la valse à l’accordéon et la figure du souvenir se retrouve au cœur, deux ans plus tard, d’un autre film mémorable, Une aussi longue absence (1961). Pour ce dernier titre, l’on remarquera combien la célèbre chanson « Trois petites notes de musiques » co-signée avec le réalisateur Henri Colpi, est basée elle aussi sur un rythme à trois temps et que bien qu’interprétée par un piano, le son du fameux objet icône des bals musettes parvient en background à se mêler à l’air principal. Une couleur somme toute très française mais qui,a adjointe aux paroles de Colpi sur le thème du temps qui passe et du souvenir, se pare avant tout d’une profonde dimension mélancolique et désenchantée.
Ce romantisme doux-amer véhiculé par la valse musette et lié à la figure du souvenir et aussi du regret, se trouvera maintes fois décliné au fil de sa carrière. On pourra retrouver cette même démarche dans le film policier de Roger Pigault, Comptes à rebours (1970), récit d’un truand qui arrive à Paris régler ses comptes après avoir purgé six ans de prison ; pour Jamais plus toujours (Bellon, 1974), histoire d’une jeune femme qui revient en France pour partir à la recherche de la vie passée d’une amie morte ou encore Tendre Poulet (De Broca, 1977), sympathique comédie où une commissaire de police retrouve un camarade qu’elle connût sur les bancs de l’université et en tombe amoureuse.
En dehors du recours à la valse, forme en définitive quasi-omniprésente dans l’œuvre de Georges Delerue, se note également la présence récurrente de la fanfare comme dans le motif principal de L’Age ingrat (Grangier, 1965), ou alors en tant que musique de source pour des films comme Le Cerveau, avec la scène, au final, des majorettes dans le port et Les aveux les plus doux (Molinaro, 1971), lors de la séquence du hold-up du cirque au début du récit.







Ceci dit, à côté de cette production musicale très ancrée dans l’imagerie culturelle française, Delerue adoptera aussi d’autres approches telle celle très épique composée pour le film d’aventures d’Henri Verneuil, 100 000 dollars au soleil (1963), un pur western où les chevaux sont remplacés par des camions aux dires du cinéaste, ou encore celle de bon nombre de films policiers, genre qui a connu en France de belles années dans les seventies.
Il est remarquable de constater d’ailleurs que pour ce type de productions, Georges Delerue a usé de motifs à l’écriture et à l’orchestration certes assez étonnantes et quelques peu décalées à la première écoute, mais qui au regard attentif des intrigues pour lesquels ils étaient composés, ont toujours trouvés à l’arrivée leur totale justification.







Tel est la cas du requiem ouvrant le générique de Police Python 357 sur les images d’un quotidien semi-ordinaire d’un homme (scènes de tâches ménagères alternées avec des plans d’armes à feu, de leur nettoyage et de fabrication de balles). Cette forme musicale instaure déjà, d’entrée, l’atmosphère de malaise et d’(op)pression qui sera continuellement ressentie au fil du récit par le personnage incarné par Yves Montand, un policier intègre qui finit par être pris au piège d’une situation délicate qui se referme peu à peu sur lui. Malaise et (op)pression qui, au demeurant, planeront jusqu’à la dernière scène, celle du braquage sur le parking du supermarché. Ce requiem s’affirme comme une annonce du parcours douloureux effectué par l’inspecteur Ferrot incarné par Montand : les chœurs discordants adjoints à des accords égrainés de clavecin à la tessiture métallique et à des glissandis de cordes énonçant l’angoisse cérébrale vers laquelle le personnage va s’enfoncer peu à peu. Pris par la mécanique froide d’une histoire d’amour qui sombre inéluctablement dans la violence, le policer, évoluant dans une ville d’Orléans à une heure automnale déprimante, perdra petit à petit de son « humanité » pour finir par « s’identifier » progressivement à son arme fétiche, le Python 357, comme le montre le dernier quart d’heure du film.
Dans le domaine du film policier, nous retiendrons par ailleurs la prestation de Georges Delerue pour Garde à vue (1981) de Claude Miller, un brillant huis-clos porté par l’interprétation impeccable de Michel Serrault et Lino Ventura. Une fois encore, le musicien écrira un thème d’ouverture assez surprenant (en l’occurrence ici, une forme de petite berceuse exécutée par un orgue de barbarie) mais qui là encore fera sens au regard des éléments narratifs distillés au fil du récit, dont la figure thématique de l’innocence qui parcourt l’ensemble du film (l’innocence de l’enfance/l’innocence en terme judiciaire, opposée à la culpabilité).







Parallèlement à cette production musicale somme toute très accessible pour ce cinéma grand public, Delerue se plaira épisodiquement à œuvrer de manière bien plus expérimentale en retournant vers des œuvres plus intimistes comme celle de Yannick Bellon avec Quelque part, quelqu’un (1974), « un film sans « histoire », au sens classique du terme, des existences entrevues par bribes, une approche un peu déroutante » selon les mots de son auteur (in CD Georges Delerue – 30 ans de musique de film Réf. Odéon Soundtracks 493538 2). Cela dit, son intéressement grandissant pour la télévision au début des années 70, la ramènera vers des travaux visant à œuvrer dans une optique encore bien plus populaire qu’auparavant. Sa notoriété auprès du grand public ne cessera d’évoluer encore et encore au fil des contrats qu’il exécutera pour le petit écran et essentiellement pour toute une série de musiques de feuilletons qui obtiendront une bonne audience tels Jacquou Le Croquant (Lorenzi, 1969), Thibaud ou les Croisades (Colpi-Drimal, 1968-1969), Les Rois Maudits (Barma, 1972) et plus près de nous encore, La Cloche Tibétaine (Wyn et Friedman, 1975).

(3) A l'instar d'un Vladimir Cosma, Georges Delerue aimera souvent signer des motifs musicaux légers, dansants et proches parfois de la variété dans des scènes où les protagonistes d'un film se trouvent dans des lieux publics (des supermarchés, des restaurants...) ou alors à proximité d'une source musicale (juke-box, radio...).

(4) Il serait long de dresser la liste de toutes les productions pour lesquelles Georges Delerue a opté pour cette forme musicale. En dehors des exemples déjà cités, on pourra néanmoins retenir l'utilisation remarquable de la valse dans les films suivants : Jules et Jim (Truffaut, 1961), Les Tribulations d'un Chinois en Chine (De Broca, 1965), Le Roi de Coeur (De Broca, 1966), La Petite Vertu (Korber, 1968) ou encore Le Dernier métro (Truffaut, 1980).


Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

Jean-Luc Godard et la musique





« La musique, ça exprime le spirituel, et ça donne de l’inspiration. Quand je suis aveugle, la musique, c’est ma petite Antigone, ça aide à voir l’incroyable. Et ce qui m’a toujours intéressé, c’est la fait que les musiques n’aient pas besoin d’image alors que les gens qui font des images ont besoin de musique. J’ai toujours eu envie qu’on puisse panoramiquer, faire un travelling pendant une scène de guerre ou une scène d’amour, et qu’on puisse voir aussi l’Orchestre jouer en même temps. Que la musique puisse prendre le relais au moment où il n’y a plus besoin de voir l’image, qu’elle puisse exprimer autre chose. Ce qui m’intéresse, c’est de voir la musique, d’essayer de voir ce qu’on entend et d’entendre ce qu’on voit ».
Cette déclaration de Jean-Luc Godard confirme ce qui est devenu au fil de sa carrière une évidence. De tous les cinéastes constituant le noyau dur de la Nouvelle Vague, le réalisateur suisse est certainement celui qui, de film en film, a non seulement manifesté le plus sa passion pour la musique, mais a été aussi surtout le plus novateur et le plus audacieux par sa manière de (re)concevoir au cinéma les rapports audio-visuels.
Dans son attachement à bouleverser, dès ses premiers passages derrière la caméra, les techniques classiques de narration cinématographique aussi bien sur le plan sonore que celui de l’image, Jean-Luc Godard a mis un point d’honneur à attribuer une place de choix à la musique dans le canevas de ses films. Objectif : en faire une composante véritablement forte et essentielle de son cinéma.

Au cours des sixties, durant les « années Karina », qui constituent la première grande période de sa carrière, Godard a sollicité, au fil des films qu’il a entrepris et tourné, le concours de Michel Legrand, Georges Delerue et Antoine Duhamel, trois jeunes compositeurs « maison » de la Nouvelle Vague. Il a également collaboré avec Paul Misraki, rattaché quant à lui, à la « vieille école », celle du temps du cinéma de la qualité française. Cependant, bien que les images de ses films aient inspirées à ces compositeurs des partitions d’une puissance singulière, le cinéaste s’est à chaque fois livré, au stade du mixage, à un travail de « re-composition » de chaque partition. Non pas par pure manie, évidemment, mais par une réelle volonté de ne plus limiter la musique à des effets de redondance ou de contrepoint. C’est l’affirmation d’un désir : que la musique ne soit plus reléguée au rang de pure formalité, de simple « tapisserie » sonore, mais, au contraire, d’en faire une pièce fondamentale de la création cinématographique ; qu’elle « donne à entendre des images », à réfléchir et à penser, à méditer vis-à-vis de ce qu’elle peut délivrer émotionnellement, spirituellement ou bien encore figurativement.
Ainsi, dès Une femme est une femme (1961), les partitions signées pour la plupart de ses films suivants – jusqu’à Week-end (1968) en passant par Pierrot le fou (1965) – ont fait l’objet, une fois enregistrées, de multiples modifications et manipulations de sa part (coupes, fragmentations, répétitions, ruptures, développements…), courant le risque, comme c’est arrivé souvent, d’aboutir à un résultat ne correspondant plus du tout à ce qui avait été envisagé au départ avec le musicien.







Ce fut par exemple le cas sur Vivre sa vie (1962) : après avoir demandé à Michel Legrand d’écrire un thème et onze variations pour coïncider avec la structure de ce film élaborée en douze tableaux, le cinéaste s’est emparé de toutes les bandes du compositeur pour le mixage et n’a gardé à l’arrivée que les huit premières mesures de la première variation mais répétée sur tout le récit.
Loin de là pour autant, répétons-le, d’opérer ces fréquents changements radicaux gratuitement et par simple caprice. Ses choix en apparence de « dernière minute » ont au final toujours fait sens et permis de hisser vers le haut la qualité de son travail effectué sur la place de la musique dans ses films. C’est notamment le cas pour le Mépris (1963). Georges Delerue se souvient : « Nous avons déterminé précisément les emplacements musicaux qui représentaient quinze minutes au total. Après l’enregistrement, je n’ai plus entendu parler de rien. Je n’ai pas assisté au mixage car je savais que Godard n’aimait pas cela. Et j’ai été invité à visionner le film terminé. Sur le moment, j’ai trouvé çà incroyable. Il avait mis la musique partout. Il était tombé amoureux d’un ou deux thèmes et cela couvrait désormais trente-cinq minutes du film, sans pour autant faire répétitif. On avait l’impression que le film était non pas envahi, mais entouré, enveloppé de musique ». On ne peut que constater, encore aujourd’hui, combien ce choix participe à la force du discours de ce film devenu mythique. Ainsi, quasi omniprésente, la musique ne souligne pas la dramaturgie de l’action mais se fait elle-même dramaturgie comme un chœur antique accompagnant la tragédie.







Malgré le sentiment de liberté et d’improvisation que laisse parfois paraître l’agencement de certaines de ses œuvres, Jean-Luc Godard n’a jamais rien laissé au hasard. Et surtout pas sur le plan de la musique par lequel il s’est plu à jouer la carte souvent de l’audace, du culot esthétique par goût des expériences nouvelles : Dans Alphaville (1965) il rend inaudible des séquences parlées en haussant le niveau sonore de la musique pour les recouvrir. Il fait d’Une femme est une femme, trois ans avant Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, un « musical » français où la musique se glisse partout, y compris sur, sous, entre les dialogues, déambulant avec les personnages.
Durant cette période des années 60, le cinéaste a fait ponctuellement état, par son utilisation de la musique dans ses films, d’une sincère envie d’inventer tout autant une nouvelle syntaxe de la musique au cinéma qu’une nouvelle syntaxe du cinéma tout court (celle de l’image). Et ceci avec, revenant de film en film comme un leitmotiv, cette conviction que la musique n’est pas une décoration, un habillage, mais un discours.
Ce sentiment, Godard a continué manifestement à le (trans)porter tout au long d’une autre grande partie de sa carrière : celle passé 68, les années Mao. Ces seventies durant lesquelles il s’est consacré à un cinéma didactique et s’est pris d’intérêt pour la vidéo et la télévision. Dans les années 80, il est revenu avec Sauve qui peut (la vie) (1979) a un cinéma première manière, c’est-à-dire plus fictionnel. Excepté pour ce dernier où il a travaillé avec un compositeur de musiques de films à part entière (Gabriel Yared), il a poursuivi, avec cette fois plus ou moins de brio, ses expérimentations musique/image, audio-visuelles. Dès lors, il a recouru désormais à des musiques non plus originales mais préexistantes, issues essentiellement du répertoire classique avec une prédilection pour Beethoven (Passion (1981) Prénom Carmen (1982) Hélas pour moi (1993) For ever Mozart (1996)) – et Bach (Je vous salue Marie (1983) Nuisance de la parole (1988) Allemagne neuf zéro (1991).






Depuis quelques années maintenant, le réalisateur emblématique du mouvement de la Nouvelle Vague, se fait de plus en plus rare et discret, désireux peut être de se faire aussi oublié. Faisons néanmoins en sorte de toujours se souvenir que si cet auteur génial a pris un jour la peine de rappeler l’évidence suivante –« dans audiovisuel, audio vient en premier », il reste tout aussi clair que Godard fait partie indubitablement de ces cinéastes pour qui l’idée d’un film sans musique reste toute aussi effrayante qu’un film sans images.

Jacky Dupont

samedi 24 septembre 2011

Trois petites notes...sur Georges Delerue






Estimé, respecté, sollicité… en un peu plus de trois décennies, Georges Delerue n’a jamais cessé de l’être. Qu’il demeure surtout pour les cinéphiles le musicien de la Nouvelle Vague, le collaborateur prestigieux de François Truffaut ou encore l’auteur de la partition musicale du Mépris (Godard, 1963), le compositeur est resté tout au long de sa carrière un créateur fortement apprécié, y compris des spectateurs plus « grand public », séduits de toute évidence par les innombrables mélodies agréables qu’il écrivit dans les années 60, 70 et 80 pour diverses productions de notre patrimoine cinématographique labellisées autant « Art et Essai » qu’estampillées « commerciales ».
La profession le lui fit bien savoir également en lui remettant successivement le César de la meilleure musique en 1978 pour Préparez vous mouchoirs de Bertrand Blier, en 1979 pour L’Amour en fuite et 1980 pour Le Dernier métro, tous deux signés François Truffaut.
Toutefois, il ne fait nul doute aussi que Delerue continue à faire figure aujourd’hui, pour certaines autres personnes, d’auteur-compositeur « surestimé » qui, de par son statut reconnu de mélodiste hors-pair, s’est affirmé à leur yeux bien plus comme un illustrateur que comme un véritable scénariste musical : nuance non négligeable doublée d’un jugement sévère de la part de ces détracteurs dans le sens où le premier se contente de « coller » aux images en écrivant sans la moindre profondeur de la musique au kilomètre ; le second prend en compte le support filmique dans sa globalité (sa structure, le rythme du montage, les articulations du récit, les enjeux dramatiques, l’éclairage…) et essaie au regard de tous ces derniers éléments d’adopter une musique qui serve le propos, le sujet du film ; tente d’apporter ce que l’image ne peut parvenir à exprimer pour finaliser ainsi la portée narrative et émotionnelle définitive du projet.
Certes, Delerue, musicien reconnu pour sa simplicité, sa chaleur et sa grande modestie, se défendait d’intellectualiser sa musique. Cela dit, il convient de faire preuve d’un peu d’objectivité et de reconnaître que le compositeur est bien loin d’avoir été un auteur paresseux, « facile » et qui, aux dires de certains de ses collègues exerçant aujourd’hui, écrivait de la musique un peu trop simple.
Que les médisants ouvrent les yeux et fassent l’effort de se souvenir des débuts de Georges Delerue passés dans l’environnement du théâtre ; de se rappeler, qu’en écrivant très tôt de la musique de scène, le compositeur fût à la bonne école pour apprendre le sens, les richesses et les finesses d’un récit ; qu’en se formant ainsi à signer des partitions qui prennent en compte les divers paramètres narratifs qui composent une pièce, le musicien a incontournablement acquis l’automatisme de penser non pas « papier peint » mais « dramaturgie » en pensant « mélodie ».







Un solide apprentissage Autodidacte roubaisien, issu d’un milieu modeste, Georges Delerue s’est, à force de persévérance et de passion, frayé très vite un chemin royal dans la musique. Bien que s’ayant pris assez tard pour suivre des études musicales pendant plusieurs années au Conservatoire de sa ville natale sous la direction d’Alfred Desenclos, Georges Delerue a très vite progressé en enchaînant quelques temps après une formation plus élaborée à Paris sous l’égide d’Henry Busser. Puis, devenu très bon pianiste, c’est sur les conseils de son professeur Darius Milhaud que l’enfant prodigue s’est ensuite orienté vers la musique de scène (1).







A l’instar d’un Maurice Jarre débutant au T.N.P., le jeune Delerue a été très vite propulsé dans la cour des grands en se voyant proposer, d’entrée, de collaborer avec, à l’époque, un grand professionnel du théâtre : Jean Vilar.







Après que Darius Milhaud lui ait confié la direction de l’Orchestre au festival d’Avignon de 1948 pour l’exécution de sa partition écrite pour l’adaptation de Schéhérazade de Jules Supervielle, et qu’il eut l’honneur d’avoir la charge d’écrire les transitions musicales pour chacun des actes de cette dite-pièce, c’est avec La Mort de Danton qu’il s’est acquitté pour la première fois d’une véritable commande. Auteur jusqu’à lors de petites pièces musicales, à titre plus « confidentiel », dont une Sonate pour piano en 1946 et un premier quatuor à cordes en 1948, Delerue s’est investi corps et âme dans l’écriture musicale de cette entreprise théâtrale, tenaillé au fil son élaboration, par la peur qui sied à tout débutant, à savoir celle de ne pas se sentir à la hauteur de la tâche.








Les retrouvailles ponctuelles entre Vilar et Delerue, au fil des années suivantes, témoignent que ce dernier s’en est sorti avec brio et force est de reconnaître que par cette collaboration entretenue pendant plusieurs saisons estivales à Avignon, sa notoriété a pris une fulgurante ascension.
Comédiens et metteurs en scène se sont très vite intéressés au jeune compositeur et nombreux furent ceux qui firent appel à ses services. Tout au long des années 50, Delerue n’a jamais cessé d’écrire pour la scène et sa plongée dans le « Paris intellectuel » de l’époque l’a fait dès lors côtoyer jusqu’au début des années 60 des grands noms du théâtre, collaborer avec de prestigieux artistes. Parmi eux : les comédiens-metteurs en scène Raymond Hermantier (pas moins de 23 pièces ensemble !), Jean-Louis Barrault (Le Piéton de l’Air, d’après Ionesco en 1962) et Georges Wilson au T.N.P. (La Folle de Chaillot d’après Giraudoux en 1965 et L’Illusion Comique d’après Corneille, la même année) : l’humoriste Raymond Devos (Les Pupitres, au théâtre Fontaine en 1961) ; l’éclectique Michel Polac (Ariane, un opéra de chambre en 1954) ou encore l’écrivain-poète Boris Vian pour le Chevalier de neige (en 1953 au festival de Caen) et deux ballets (L’Aboyeur, 1955 et L’Emprise, 1957).
Si, parallèlement à son activité liée à ces spectacles vivants, Delerue a continué à œuvrer pour la constitution d’un répertoire personnel, le musicien s’est orienté également vers de nouvelles expériences en mettant à profit ce qu’il a appris en travaillant pour l’Art théâtral.
C’est ainsi qu’il s’est tout d’abord mis à écrire, dès 1954, pour de nombreux sons et lumières, des spectacles scéniques qui se sont très vite développés en cette période d’après-guerre et ce, en vue de faire redécouvrir aux petits et grands, la richesse du patrimoine architectural français. Au même titre que pour ses travaux destinés à accompagner les représentations du festival d’Avignon, du T.N.P. ou encore du Théâtre de l’Humour, Delerue a développé un sens de l’écriture très précis, minutieux, en prenant particulièrement en compte les différents paramètres propres aux mises en scènes de spectacles vivants (ballet, opéra…) tel l’éclairage (les jeux de lumières mais aussi, a fortiori ici, la qualité de la nuit, différente selon la localité géographique du site mis en valeur), la disposition de l’espace scénique (l’emplacement des décors, la superficie de l’aire de jeu des comédiens et figurants…) ou encore le texte énoncé par les personnages.
Ainsi, avec un réel bonheur, le musicien s’est évertué une nouvelle fois à se placer pleinement au service de la dramaturgie et s’est plu, comme pour certaines commandes théâtrales du festival d’Avignon, à impliquer le plus fortement possible le public dans le cœur des représentations en recourant parfois à un dispositif savant de stéréophonie.
Au cours de ces mêmes années 50, Georges Delerue s’est essayé par ailleurs, et pour la première fois, à la composition musicale pour l’image en écrivant pour deux types de productions audiovisuelles alors très en vogue à cette époque dans les salles de cinéma : la publicité et le court-métrage documentaire.
Bien que de l’aveu du musicien, son investissement à ces petites productions furent à ses yeux pour la plupart purement alimentaires, cette double expérience n’a pas du tout été, d’un autre côté, inintéressante. Certes, certains sujets ne lui ont guère permis de s’exprimer pleinement : film d’entreprise ou du service de l’Armée, Delerue a reconnu qu’il fut bien souvent peu motivant d’écrire pour des petits films qui n’inspirent guère et ce, que ce soit à la première ou à la énième vision.
Cela dit, le compositeur a admis avoir eu l’occasion d’assimiler un langage cinématographique qu’il ne maîtrisait pas, de prendre en compte, de cette manière, de nouveaux éléments et moyens d’expressions narratifs et dramaturgiques dans son écriture (coordination d’une rythmique musicale à une rythmique visuelle déterminée par le montage filmique notamment) et surtout, de finir par relever le défi suivant : apporter de manière précise et concise un enrichissement sonore à des sujets filmiques à la base donc peu attractifs en raison pour la plupart de leurs thèmes traités.


Nouvelle Vague, Nouveaux Horizons C’est par ce biais du court-métrage que Georges Delerue s’est orienté plus à propos vers le cinéma (et a fortiori le long-métrage) puis, qu’il s’est rattaché petit à petit au mouvement dit de la Nouvelle Vague.
En effet, durant ces années 50 et après avoir œuvré pour divers courts « industriels » (Le Tube d’acier profil de construction, « Ciné-Test », 1951 Zinc Laminé et Architecture, Jacques Berr, 1958), « scientifiques » (Les Centrales de la mine Guy Gillet, 1958 Naissance du Plutonium Sylvie Hulin, 1959 Les Termites Jean Dragesco, 1957) ou encore « touristiques » (La Grande Cité d'Angkor René Rouy, 1954 Routes de France « Ciné-Test », 1956), Georges Delerue s’est dirigé vers des courts de « fiction » signés Alain Resnais, Chris Marker ou encore Agnès Varda, toute une poignée de cinéastes qui annoncèrent déjà, de par leur conception d’un nouveau cinéma, l’arrivée imminente de Godard, Truffaut, Demy et autres Chabrol : toute une génération de jeunes et ambitieux réalisateurs qui, par leurs diverses approches, vont revivifier peu de temps après le paysage cinématographique français.





Le mariage du compositeur avec ces initiateurs de la Nouvelle Vague s’est fait plus officiellement par l’intermédiaire d’une collaboration entretenue dès 1957 avec Pierre Kast, un des membres de ce mouvement. Passé Un amour de poche (1957), qui s’avère être la première partition que Delerue ait composé pour un long-métrage, le musicien roubaisien a eu, tout d’abord, la charge de s’occuper du Bel Age (1959), film constitué en fait de trois courts-métrages dont Alain Goraguer avait écrit à l’origine les scores et qui, pour se voir exploité sous la forme d’un long, nécessita la création d’une musique de liaison, de transition entre chaque histoire.







Les retrouvailles entre Kast et le compositeur ne se sont pas fait attendre et c’est dès l’année suivante qu’ils se sont rejoints à nouveau sur La Morte saison des amours (1960) avant de s’associer une ultime fois avec Vacances Portugaises (1963).
Cette rencontre entre les deux hommes a participé fortement à attirer l’attention dès1959 de tous les autres jeunes cinéastes favorables à l’idée d’un renouveau cinématographique total et, y compris donc, d’une nouvelle utilisation de la musique par rapport à l’image. S’opposant déjà au principe d’un cinéma jugé trop académique (la qualité française), les auteurs de la Nouvelle Vague se sont dès lors très vite refusés de faire appel aux musiciens de l’Establishment – Joseph Kosma, Georges Van Parys ou encore Maurice Thiriet – afin de laisser s’exprimer de Jeunes compositeurs ouverts à de nouvelles expérimentations tels Michel Legrand, Pierre Jansen, Antoine Duhamel et bien sur Georges Delerue, musicien devenu rapidement bien plus favorable à l’idée d’écrire de la musique qui prenne une distanciation par rapport à l’image qu’une musique pléonastique, fidèle à l’action.
Portés par le souhait d’intégrer la musique aux récits de leurs films de manière moins envahissante mais toujours aussi précieuse, avec l’intention de l’associer à l’image sur la base de nouvelles connexions, les jeunes metteurs en scène se sont donc évertués à solliciter de nouveaux auteurs musicaux et de faire en sorte que l’intervention de ces derniers soit limitée pour en être plus que pertinente. Face à cette attente, Delerue s’y est appliqué et ce, que ce soit pour les films de Jacques Doniol-Valcroze et Alain Robbe-Grillet que pour d’autres travaux qu’il effectuera bien des années plus tard, hors Nouvelle Vague.







Cet interventionnisme très mesuré de Delerue fera certes maintes fois merveille y compris pour Hiroshima, mon amour (1959) d’Alain Resnais, même si la raison pour laquelle il n’a écrit qu’un seul thème pour ce film ne découle pas d’un choix personnel (2). Cela dit, d’un autre côté, il convient de rappeler que deux jeunes metteurs en scène, fer de lance de la Nouvelle Vague, se refuserons d’accepter cette carte musicale très « réductive ».
Tout d’abord, Jean-Luc Godard, dont on ne cesse de lui reconnaître aujourd’hui, sa brillante science de l’image et du son, ainsi que sa manière habile d’utiliser mieux que personne la musique (originale ou pré-existante) par rapport à la narration visuelle (montage, découpage…) ; le second, François Truffaut, jeune cinéphile passionné, grand admirateur d’Alfred Hitchcock et de Jean Vigo.







Si le musicien n’a travaillé qu’une seule fois avec le premier metteur en scène, le résultat reste mémorable : pour Le Mépris (1963), Georges Delerue composa, avec l’accord de Godard, que 14 minutes. Cependant, au stade du montage et du mixage, sa création symphonique très brahmsienne passera soudainement du quart d’heure d’intervention prévu au triple, en somme de la raréfaction à l’omniprésence. Et bien que cette initiative de « découpage-collage-mixage » ait été prise à l’insu du musicien, le temps prouve néanmoins que l’utilisation particulière et développée que Godard a fait de cette composition, sert admirablement la mise en scène, les propos et thèmes du film tout en sublimant la dimension profondément romantique de la partition. Par cette procédure, le metteur en scène a fait en sorte que la musique ne souligne pas la dramaturgie de l’action, mais qu’elle se fasse elle-même dramaturgie comme un chœur antique accompagnant la tragédie.





Ce genre de création un peu hasardeuse mais réussie n’aura lieu à aucun moment de la collaboration entre le musicien et François Truffaut car c’est plus « directement » que ce dernier demandera à Delerue d’écrire beaucoup de motifs pour chacun de ses films.
Grand amoureux de cinéma, le jeune réalisateur a toujours considéré que la musique se devait d’être prédominante dans un récit car c’est celle-ci qui véhicule, en grande partie, l’émotion. Fondamentale en tant qu’elle se constitue comme une passerelle entre l’Ecran où se projette l’image et la salle où se trouve le spectateur, la musique chez Truffaut occupera une place toujours prépondérante dans son univers, du moins aussi riche de présence et de symbolisme que les compositions d’Herrmann dans les films du maître du suspense ou celles de Maurice Jaubert pur ceux de Jean Vigo.







A l’heure de la Nouvelle Vague, les deux hommes donnèrent quelques unes de leurs plus belles preuves d’ententes professionnelles : tout d’abord avec Tirez sur le pianiste (1960), œuvre policière à l’ambiance très film « noir » pour laquelle Georges Delerue a opté pour une couleur jazzy, et un ton très ironique, s’accordant avec la dimension parodique de l’intrigue ; puis Jules et Jim (1961), où l’on retiendra notamment la valse virevoltante, joyeuse et entraînante qui découle de l’air de la chanson de Bassiak « Le Tourbillon de la Vie », figure mélodique débordante d’énergie et en pleine résonance avec non seulement, les motifs thématiques du film – l’ivresse de l’Amour, la liberté de mœurs du Paris de la « Belle Epoque » - mais aussi, avec le caractère volage des relations entretenues par le personnage de Jeanne Moreau vis-à-vis des deux hommes dont elle est éprise ; enfin, La Peau douce (1964), partition toute en finesse, pleine de mélancolie qui annoncera le versant romanesque plus accentué de l’œuvre à venir de Truffaut (Les deux anglaises et le Continent (1971), L’Histoire d’Adèle H. (1975), Le Dernier métro (1980), La Femme d’à côté (1981).











Cette dernière couleur musicale s’harmonise en fait avec la teneur générale de celle qui caractérise la plupart des partitions que Delerue a signées pour la Nouvelle Vague, pour des sujets sombres, graves, situés aux portes de la tragédie comme Le Mépris, film par lequel, via l’histoire du déchirement progressif d’un couple et d’un tournage autour de l’Odyssée d’Homère, Godard exposa l’état de crise dans lequel se trouvait le cinéma de l’époque – ou L’Insoumis (1964) d’Alain Cavalier, œuvre en lien avec le contexte et les évènements de la Guerre d’Algérie et pour lequel Delerue teinta la destinée d’Alain Delon d’accents désenchantés qui s’acheminent petit à petit vers le funèbre.
Si légèreté il y a chez le musicien, elle sera à trouver pendant cette même période, dans sa production parallèle, signée tout d’abord par des cinéastes qui seront plus ou moins assimilés dans un premier temps à la Nouvelle Vague tel Edouard Molinaro avec La Mort de Belle (1960) ou encore Philippe De Broca pour Les Jeux de l’Amour (1959) et Le Farceur (1960).







Avec ce dernier, le musicien a entretenu une collaboration aussi fructueuse et amicale que celle suivie avec François Truffaut. En pas moins de 16 films, les deux hommes ont fait preuve d’une grande complicité et c’est essentiellement sur le mode de la comédie que leur association s’est déclinée. La couleur joviale et guillerette des musiques que Delerue a signé au début de leur partenariat constitue visiblement un parfait accord avec la peinture de caractère que De Broca a adopté pour les rôles incarnés par Jean-Pierre Cassel puis Jean-Paul Belmondo. Qu’il s’agisse du premier dans Les Jeux de l’Amour, Le Farceur et Un Monsieur de Compagnie (1964), ou du second dans L’Homme de Rio (1964), le profil à la fois oisif et blasé de leurs personnages a trouvé leur propre expression sonore par la manière dont Georges Delerue a recouru à une écriture légère et virevoltante, écriture qui convoque aussi bien l’image de l’insouciance et de l’immaturité.







Cette approche musicale, aérienne et pleine d’énergie, sera aussi adéquate pour dynamiser de manière bon enfant les actions déjà trépidantes de l’intrépide Bébel dans Les Tribulations d’un chinois en Chine (1965). Mais pour ces dernières aventures au pays de Jules Verne teintées d’Hergé, Delerue ne s’est pas contenté de suivre purement et simplement l’action. Au fil des pérégrinations du héros, sa musique se fait source d’informations laissée à l’attention des spectateurs les plus vigilants comme il en est le cas dès le générique : dès les premières mesures et au gré d’une ponctuation rythmée au xylophone, se profilent certes au loin les horizons orientaux vers lesquels Jean-Paul Belmondo va s’aventurer ; cela dit, les enchaînements plus « viennois » qui s’inscrivent à trois reprises dans la couleur exotique de ce générique d’ouverture sont aussi présents pour rappeler (ou annoncer) au public le milieu social aisé auquel le personnage principal appartient, sa raison sociale qui va être à l’origine de la « motivation » de ses actions : Arthur Lempereur, s’avérant un milliardaire désœuvré de trente ans, voulant en finir avec la vie et qui voyant ses tentatives échouées, entreprend de son partir sur son yacht à l’autre bout du monde, loin de tout, afin de fuir son quotidien devenu à ses yeux si triste. Pour ce film, comme pour beaucoup d’autres de Philippe De Broca, Delerue s’est plu à forcer le trait, en recourant beaucoup à la caricature. Les méchants sont présentés musicalement vraiment comme des méchants, les gentils vraiment comme des gentils.
Si la comédie et l’aventure seront les genres de prédilection de Philippe De Broca, il ne faut pas oublier combien le cinéaste s’essaiera à un registre plus délicat, celui de la comédie flirtant avant le dramatique.








Cartouche (1962), bien que s’annonçant comme un film à costumes dans la lignée de Fanfan la Tulipe (Christian-Jaque, 1951) et Cadet Rousselle (Hunebelle, 1954), est une fiction étonnante et ceci, due à la progression dramatique vers laquelle le récit se dirige peu à peu. Truffée de scènes d’actions humoristiques et narrée sur le mode du divertissement d’aventures légères, cette production interprétée une nouvelle fois par Jean-Paul Belmondo se pare peu à peu d’une terrible noirceur, la sombre Histoire venant fatalement crever la bulle du rêve vécu par Cartouche et Vénus, sa « princesse-gitane » incarnée par Claudia Cardinale.







Toutes ces nuances de tons, Georges Delerue saura les adopter dans l’écriture de ses motifs. Passée une marche épique puissante et très cuivrée, le musicien alternera divers registres mélodiques, passant subtilement de thèmes effrénés propres aux thèmes de poursuites à d’autres plus romantiques, voire teintées de tragique.







La grande facilité avec laquelle le compositeur parviendra à glisser avec aisance de l’humour au dramatique non pas seulement au sein d’un même film, mais aussi d’un même thème, est sans conteste l’une de ses grandes qualités d’écriture. De Broca l’a souligné d’ailleurs récemment, en ces mots : « Ce que j’aimais, et aime toujours chez Delerue, c’est sa façon incomparable de composer des thèmes guillerets, allègres, parfois dérisoires qui, imperceptiblement, basculent vers la tendresse ou la nostalgie. Derrière une façade de gaieté, il savait intelligemment vous faire monter les larmes. Et moi, ça me ravissait : je n’aime pas l’émotion lourdement annoncée comme telle. Sans doute par pudeur, je préfère la voir s’immiscer en douce, sous un vernis de légèreté. On trouve, par exemple, cette dimension dans Le Diable par la queue. A un moment du film, le personnage de Montand cesse de faire le clown et raconte à Clotilde Joano sa vie d’escroc minable et pathétique. Sa sincérité doit alors créer une émotion que Delerue prend complètement en charge avec un magnifique thème pour piano et cordes. Dans ces cas là, la musique apporte quasiment au spectateur ce que l’image, les dialogues et les bruits ne peuvent véhiculer : les odeurs et le goût » (in livret CD Georges Delerue – 30 ans de musiques de film, Réf. Odeon Soundtracks 493538 2).







Si le nom de Philippe De Broca s’est trouvé rattaché dans un premier temps à la Nouvelle Vague pour ensuite s’orienter vers un cinéma plus populaire, il en va de même pour Edouard Molinaro, jeune cinéaste avec lequel, comme nous l’avons déjà précisé, Georges Delerue a collaboré. Au-delà donc de leur première rencontre avec Une fille pour l’été (1959) et La Mort de Belle (1960), les deux hommes se sont retrouvés plusieurs années après et cette fois-ci, pour y remporter un plus franc succès avec Oscar (1967) et Hibernatus (1969), deux films avec Louis De Funès, figure icône du cinéma de divertissement made in France des années 60. A l’écoute des morceaux écrits, on mesure combien le musicien a pris visiblement plaisir à travailler sur ces deux huis-clos vaudevillesques, forme cinématographique qui ne fût pas pour déplaire au musicien dans la mesure où, de cette manière, il renouait un peu avec ses grandes années durant lesquelles il écrivait de la musique pour le théâtre. De ses deux commandes, l’on retiendra surtout son recours à la forme du can-can endiablé et fortement cuivré qu’il utilisera pour les deux films et notamment celui à la fin de celle d’Oscar, où le motif énergique entraîne les protagonistes de la « pièce filmée » dans une folle poursuite.


(1) Darius Milhaud a composé épisodiquement pour le cinéma. On peut retenir, entre autres, sa partition pour L'Espoir (Malraux, 1939), sa collaboration ponctuelle avec Marcel L'Herbier sur L'Inhumaine (1924), La Citadelle du Silence (1937) et La Tragédie Impériale (1938) ainsi que plusieurs court-métrages dont L'Hippocampe (Painlevé, 1934) et Gauguin (Resnais, 1950).

(2) Delerue, alors quasi-débutant dans la musique de long-métrage, ne s'est vu confier que l'écriture de la "valse du café du fleuve" entendue au juke box dans (pourtant) l'une des scènes les plus fortes du film. Le reste du score étant du à l'italien Giovanni Fusco, compositeur reconnu pour sa collaboration exclusive avec Michelangelo Antonioni et ses musiques de péplum.



Jacky Dupont

LA BOITE AUX ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

vendredi 23 septembre 2011

Le Grand Sommeil : Un homme et une femme





« On dit toujours qu’une bonne partition est une partition à laquelle on ne prête pas attention. Et je demande toujours : à quoi bon si on n’y prête pas attention ? »
Max Steiner

« Qui monte l’escalier, Max ou moi ? » demande l’actrice Bette Davis au réalisateur de Dark Victory (Victoire sur la Nuit, 1939) Edmund Goulding.







Ceci pour dire que Max Steiner, le roi du « musical » dans la Mecque du Cinéma n’est pas passé inaperçu. Il faut bien avouer que dans l’esprit du cinéphile, la musique de film se confond souvent avec son nom. Ernest Schoedsack (The Most Dangerous Game Les Chasses du Comte Zaroff 1932, King Kong 1933), John Ford, Georges Cukor, Michael Curtiz, Frank Borzage, William Wellman, Raoul Walsh, Samuel Fuller… et bien sûr Howard Hawks comptent parmi ses « commanditaires » les plus prestigieux. Les simples amateurs de cinéma, quant à eux, à défaut de s’être souvenus des compositions du film culte Casablanca (Curtiz, 1942) ne sont pas prêts d’oublier les larmes que leur a tiré la « musique » de Gone With the Wind (Autant en emporte le vent, Fleming 1939), score doté pas moins de 16 thèmes différents et près de 300 segments musicaux pour 3 heures de musique au total !



Autre film culte, autre partition de référence : The Big Sleep (Le Grand Sommeil, Hawks 1946) qu’il a orchestré, non seulement vaut quintessence du genre mais, qui plus est, repousse ses conventions aux limites du non-sens. Tout y semble pourtant limpide mais l’apparent respect de la causalité dissimule mal les entorses que ses différents auteurs lui font subir (Raymond Chandler, William Faulkner, Leigh Brackett, Jules Furthman, sans oublier Howard Hawks). « Mais que venait faire, dans cette galère perverse, le bon, l’innocent Max Steiner… » s’exclame, dans un article de référence, Philippe Carcassonne (« En écoutant Le Grand Sommeil » in Cinématographe n°42, décembre 1978). Apporter un rayon de lumière dans ce « cauchemar raconté par un ivrogne » ? (George Sadoul). Distiller de l’émotion dans une intrigue échevelée ? Ou bien encore se mettre au diapason de l’ambiance générale déliquescente ? Voire se tromper de film ?







Refusant pour l’essentiel l’éparpillement, la musique d’une part ponctue l’action et, d’autre part – tout aussi classiquement – s’immisce dans les séquences, en l’absence de dialogue. C’est ainsi qu’elle établit une continuité dans les différents déplacements spatiaux du détective (les différentes rues ou immeubles visités), qu’elle dramatise des moments creux où le héros est maintenu dans l’inaction (attentes, filatures…).








Musicien des leitmotive, Max Steiner attache un thème à son protagoniste, « le thème de Marlowe », un « mélange d’ironie, d’entrain et de perplexité » commente Philippe Carcassonne. On reconnaît là quelques caractéristiques du célèbre détective interprété par Humphrey Bogart dont l’élégante nonchalance traverse le film avec une énergie virile indéniable. N’oublions pas, en effet, que ce récit n’est relaté au spectateur que du seul point de vue du détective. Omniscience d’autant plus plaisante que sa maîtrise des évènements, en dépit des apparences, connaît quelques revers tel , par exemple, l’empoisonnement d’un témoin sous ses yeux. Raymond Bellour confiait, qu’après tout, une compréhension du récit était toujours possible mais que les différents promoteurs du projet avaient distraits le détective de sa mission en lui inventant une relation amoureuse avec l’héroïne.







Annoncée par le plus célèbre flash-forward du cinéma (qui réunit une silhouette masculine et féminine « autour » d’une cigarette), cette aventure sentimentale ne pouvait que faire l’objet d’un motif spécifique (le « Love Theme ») et constituer le véritable second leitmotiv du film. Il faudra néanmoins attendre le dernier tiers du récit – le moment de l’échange du premier baiser – pour que surgissent les premiers accords de ce thème amoureux au terme d’un échange verbal rythmé, comme on peut en juger :



Vivian : Alors pourquoi n’arrêtez-vous pas (l’enquête) ?


Marlowe : Rappelez-vous : je vous ai dit que je commençais à aimer un autre membre de la famille Sternwood.


Vivian : Si seulement vous pouviez le montrer.


Marlowe : Rien de plus facile. (Il l’embrasse).


Vivian : J’aime ça. J’en voudrai encore. (Ils s’embrassent encore). C’est encore meilleur. (1).








La valse aux réminiscences straussiens – non exempte d’accents mélancoliques – anticipe pour le moins les relations des personnages qui pour l’instant se réfugient derrière un « second degré » qui ne laisse en rien présager un possible romantisme. Musique légèrement à contre emploi que celle qui apporterait une touche de sentimentalité à ce qui s’en affiche dépourvu ? On serait tenté de l’admettre si la musique ne rejoignait pas en définitive le dispositif trouble de ce film (voire inhérent au genre lui-même), à savoir le double jeu entre des rapports humains où sexe et insolence permettent de retarder le fatal happy-ending amoureux. Dans ce clivage momentané, le spectateur-auditeur trouve l’essentiel de son plaisir.







Il conviendrait d’ajouter aussi à ces deux thèmes (musicaux et dramatiques) majeurs celui utilisé pour le générique dont on notera avec Philippe Carcassonne qu’il dérive du thème musical que les productions Warner entendent attacher à leurs films et qu’il est réinventé par Max Steiner pour la circonstance sans pour autant être réutilisé par le suite dans le récit : « On peut se demander qui de Steiner pourtant peu enclin au travail à l’économie) de Forbstein (le directeur musical de Warner) ou de Hawks, décida cet étonnant geste gratuit… ».







Que notre auteur se rassure : le thème exposé à deux ou trois reprises – lorsque Marlowe retrouve son bureau – connaîtra un beau développement quelques années plus tard dans The Treasure of The Sierra Madre (Le Trésor de la Sierra Madré, 1948) sous la houlette de John Huston. Ce motif presque enjoué ponctuera les grandes articulations de l’aventure de nos apprentis chercheurs d’or (Tim Holt et Humphrey Bogart) emmenés face à leur destin par le très « méphistophélien » Walter Huston.







Nous avons eu l’occasion de le rappeler dans la précédente livraison de Colonne Sonore, à l’occasion d’un article consacré à A bout de souffle (Godard, 1959), que la conjugaison film noir et jazz reste ponctuelle d’une part et que, d’autre part, ce dernier reste le plus souvent condamné à des interventions d’orchestre de night-club. Le Grand Sommeil ne fait pas exception à la règle. Il faudra même attendre – à notre grande surprise d’ailleurs - l’apparition de Lauren Bacall en improbable chanteuse de bar pour que les premiers accents jazzy retentissent dans le film, suivis de différents thèmes en off mais néanmoins diégétiques (ou donnés comme tel).






La chanson, quant à elle, ne manque pas de piment. Signée Charles Laurence, Joe Greene et Stan Kenton, elle raconte l’histoire d’une pauvre fille sentimentale en butte à la cruauté des hommes (« Il lui flanqua un œil au beurre noir. C’est un si gentil gars. Et elle pleure comme une madeleine ! (…) C’est une vraie sentimentale. (…) Sa maman ne lui a pas appris que les hommes sont cruels… »). Tout un programme, en effet, pour nos deux tourtereaux. Mais ce serait sans compter sur l’aplomb de notre héroïne qui ne semble pas craindre les longues distances tout en précisant que « tout dépend de qui est en selle ». Et si, selon Max Steiner, la musique et le film se complètent comme l’homme et la femme, c’est au triomphe du « Love Theme » que nous convie, très naturellement, Le Grand Sommeil.(2)


(1) Ces dialogues sont extraits du découpage paru dans l’Avant Scène Cinéma, 1984.
(2) Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans la réplique légèrement parodique, le film de fin d’études de Gérard Krawczyk – le court-métrage Subtil Concept élaboré sur un scénario de Woody Allen – ne retient que le leitmotiv amoureux comme unique thème de son film.



Jean-Louis Libois
Maître de Conférences
Université de Caen

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°4 (Printemps-Eté 2002)

dimanche 18 septembre 2011

Quelques mots avec Michael Kamen



Dernière journée pour le festivalier. En cette fin d’après-midi, l’Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy occupe la scène du théâtre de Lunéville mais la salle est encore vide… Quelques heures avant l’entrée des spectateurs, Michael Kamen est en pleine répétition. Lors d’un concert privé donné la veille, en marge du festival, à Nancy, il a lui-même dirigé pour la toute première fois son œuvre symphonique et a pu à cette occasion juger des difficultés de l’exercice. Ses ultimes recommandations sont donc des plus précieuses pour les solistes et les musiciens.
C’est au terme de cette séance que le compositeur se prêtera, malgré la fatigue mais comme toujours armé d’un sourire radieux, au jeu des questions-réponses.



C.S. : Par rapport à vos partitions pour le cinéma, est-ce vraiment pour vous un travail différent de composer un poème symphonique ?

M.K. : Je pense que oui. Je me suis attelé à cette partition pendant près de trois ans. Lorsque je travaille pour le cinéma, même si c’est deux heures de musique qui me sont demandées, je dois le faire en quelques semaines, parfois même en quelques jours selon les cas.

C.S. : Mais cela fait-il appel au même type d’inspiration, ou cela requiert-il de nouvelles techniques ?

M.K. : Non, je ne pense pas que cela requiert une nouvelle technique. Je devais trouver une idée pour ce poème, raconter une histoire. Je n’envisage pas une musique par son aspect théorique, ce doit être avant tout un langage émotionnel. J’avais besoin d’être sûr de raconter une histoire qui illustrait ma propre vision du Millénaire, mais je ne voulais pas pour cela faire quelque chose de particulièrement difficile sur le plan de la technique musicale. Je n’avais pas besoin de prouver quoi que ce soit ! Je voulais seulement me convaincre que je pouvais sérieusement m’investir dans une importante œuvre de concert. C’est l’opportunité, et le cadeau, que m’a offert Leonard Slatkin.







Lenny était étudiant à la Juilliard School of Music quand j’y suis entré. Notre chef d’orchestre là-bas a été un grand professeur pou moi. Il était français et s’appelait Jean Morel : un homme talentueux, fantastique musicien, drôle aussi…. Il m’a apporté énormément de choses pour jouer dans un orchestre, apprendre à répondre aux autres instruments, etc… J’ai eu de grands moments à jouer pour lui dans cet orchestre (je jouais du hautbois) et Lenny était son protégé. C’était donc pour moi une manière de refermer la boucle d’être aujourd’hui appelé par Lenny pour écrire cette symphonie pour lui et le National Symphony Orchestra de Washington DC.
C’était une commission pour célébrer le Millénaire et lorsque j’ai demandé quel type de musique ils souhaitaient, ils m’ont répondu : « Tu es quelqu’un de flexible, tu as fait du rock, des chansons, de la musique de film, des ballets…Donne-nous une rétrospective d’un siècle de musique américaine ! »… Je pouvais déjà entendre du John Philip Sousa (1) et des gros symboles du même genre ! J’ai dit : « Non, non… c’est le Millénaire et il y a d’importantes choses à dire sur 1000 ans de l’histoire d’un pays ». Il faut parler des indiens qui ont fait cette terre avant nous, qui en ont pris soin et qui peuvent encore nous apprendre énormément, sur ce qu’ils pensaient, sur ce qu’ils ont créé. Ils aimaient les formes, la beauté, l’organisation et l’imagination et je voulais que la symphonie illustre cela car la musique elle-aussi parle de formes, de beauté et d’imagination. Nous ne sommes pas différents aujourd’hui des hommes qui vivaient il y a un millier d’années et si nous faisons attention, dans un millier d’années, quand il sera temps pour nous de quitter la planète et tenter l’aventure des étoiles, il nous faudra apporter ce message, quid ira qu’une humanité unique nous a légué un langage émotionnel à partager avec l’univers entier. C’était une idée tout à fait passionnante à explorer pour cette symphonie et cela m’a demandé trois ans !








C.S. : Pourquoi n’avait-vous pas assuré la direction de votre symphonie sur l’enregistrement paru chez Decca ?

M.K. : Parce qu’à l’origine ma tache n’impliquait pas de diriger mais uniquement d’écrire, et elle venait de Leonard Slatkin qui est un ami et un excellent chef d’orchestre. Je lui ai écrit quelque chose que, je l’espérais, je pourrai diriger moi-même. Bien sûr, c’était très difficile pour moi de m’asseoir dans le public et de voir un autre chef d’orchestre diriger ma musique, mais cela a également été une expérience enrichissante.









C.S. : A propos de From The Earth to The Moon (De la Terre à la Lune, divers réal. 1998), vous avez affirmé avoir développé le thème musical entièrement au piano. Ne pensez-vous pas qu’en composant toujours au piano, c’est courir le risque de se répéter, de faire toujours la même chose ?

M.K. : La règle que je respecte vient de l’un de mes grands amis qui a été pour moi un grand professeur, un mentor. C’était Mano Hadjidakis (2), un homme formidable. Un jour il a regardé l’une de mes partitions, destinée à un ballet, et m’a dit : « Oh ! tu as écrit cela au piano ! ». Je me demandais comment il pouvait le savoir et il m’a répondu : « Ne compose jamais au piano. Parce que sinon, tu vas devenir prisonnier de ta propre technique, tu n’écriras que ce que tu peux jouer ». Et moi je joue très mal ! Et, vraiment, la meilleure manière d’écrire de la musique, c’est d’essayer de l’entendre, de « penser » la musique. Et après je peux aller au piano et me dire : « Est-ce cela que je veux entendre ? ». Et si alors vous voulez changer quelque chose, vous l ‘écrivez, sur papier. Aujourd’hui, je travaille sur papier et sur ordinateur. Je joue encore au piano mais je n’ai plus la même technique qu’avant et j’essaye de ne pas m ‘emprisonner.








Pour From The Earth To The Moon, j’ai envoyé à Tom Hanks (alors producteur de la série, NDLR) une démo du thème au piano. Il m’a appelé et m’a dit : « Ecoute, je ne veux pas imposer un point de vue artistique mais j’ai une question : tu veux vraiment cela au piano ? ». Et j’ai répondu : « Non, non ! Tout sera orchestral ! ». Et il a dit : « Dieu merci ! » (rires). Il a trouvé que c’était très joli mais il ne voulait pas cela au piano…




C.S. : Pourquoi n’avez-vous pas composé la musique d’ouverture du film de Gregory Hoblit Frequency (Fréquence interdite, 2000) ?

M.K. : J’ai fait une musique pour cette séquence bien sûr, mais vers la fin de film ils ont décidé que cela ne leur convenait pas. J’ai dit : « Ok, prenez quelqu’un d’autre, je ne veux pas faire ce que vous voulez ! » (La production fera appel à J. Peter Robinson, NDLR). Et j’ai entendu ce qu’ils ont fait, ce n’était pas si mal. J’ai été très amusé, par la suite , d’entendre certaines personnes me dire : « Oh, j’adore ce premier morceau ! »(rires). J’ai aimé en tout cas la manière avec laquelle la musique fonctionne vis à vis des relations entre le père et le fils, le fils sauvant le père dans le passé…



C.S. : Après Metallica, y a-t-il aujourd’hui d’autres musiciens avec lesquels vous souhaitez travailler ?

M.K. : J’adore travailler avec des musiciens du rock… Vous savez, je crois que la musique rock est la véritable musique classique que nous pouvons faire aujourd’hui, en la joignant à l’orchestre, et qui peut donner les mêmes sortes d’émotions. Je n’aime pas spécialement le rap ni la techno mais j’aime les artistes quels qu’ils soient. Je n’aime pas Eminem mais je reconnais que ce doit être bon, c’est juste que ce n’est pas pour moi !
Oui, il y a un artiste avec lequel j’aimerai travailler, et j’espère que je ferai à nouveau quelque chose avec lui prochainement, avec un orchestre. C’est Bob Dylan…Il est, je pense, le plus grand compositeurs de chansons. On a fait un concert au Japon et j’ai besoin de refaire cela encore.






C.S. : Et David Bowie ?

M.K. : J’ai déjà travaillé avec lui, mais pas avec un orchestre. J’aime beaucoup David et j’ai été très impressionné par l’un de ses concerts. C’est lui qui m’a dit un jour, dans les années 70, lorsque nous travaillions ensemble : « la musique rock est une musique « jetable », comme un journal. Le jour suivant, elle n’est plus ! ». Il pensait vraiment cela et moi j’étais persuadé de faire de l’ art. Je ne suis pas d’accord avec lui, je ne pense pas qu’il s’agit d’une musique « jetable » et je crois qu’il est en désaccord avec lui-même car lorsque l’on écoute sa musique, on s’aperçoit à quel point c’est vraiment excellent.







C.S. : Pourquoi ne participez-vous plus aux Pavarotti and Friends ?

M.K. : J’en ai fait trois. Luciano Pavarotti m’a contacté pour un quatrième mais je travaillais sur un film à ce moment-là et je n’étais pas disponible. Et il n’a pas eu besoin de moi pour la fois suivante. La vie continue…Je le vois de temps en temps, on se parle… Je l’adore, c’est un personnage et un chanteur extraordinaire. J’espère pouvoir faire encore de la musique avec lui.







C.S. : Votre nouveau projet, avec Tom Hanks, s’intitule Band of Brothers. Quel type de musique avez-vous décidé de composer ?

M.K. : J’ai choisi de raconter une histoire personnelle, ce que j’essaie toujours de faire. Cela parle de la Seconde Guerre mondiale, une terrible guerre que je n’ai pas vécue bien sûr – je ne suis pas si vieux que cela ! – mais qui me touche énormément. Mon père avait un frère jumeau et ils étaient très proches, autant que des jumeaux peuvent l’être. Or dans l’Amérique en guerre, on ne laissait pas les jumeaux servir tous les deux. Mon père ayant des problèmes à une jambe, son frère a été envoyé dans l’armée et a été tué en Allemagne trois jours seulement avant la fin de la guerre… Je n’avais pas besoin de traduire les batailles, les bombes et cette sorte de choses. Je voulais traduire la tragédie qu’a représenté cette guerre pour l’Humanité. Pour moi, c’est un requiem







C.S. : Cela se rapproche donc de ce que John Williams a écrit pour Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan, Spielberg 1998) ?

M.K. : Sans doute, mais je pense que j’ai écrit d’une manière plus mélodique. Cela représente dix heures de télévision et chacune se concentrait sur un personnage dIfférent. J’ai donc donné à chacun d’entre eux un thème et parfois un instrument précis, un harmonica, une guitare…







C.S. : Et Métropolis ? (3)

M.K. : C’est une rumeur . On m’a effectivement contacté pour savoir si je voulais le faire et j’ai répondu : « oui ! ». Mais c’est un film allemand, produit par une compagnie allemande et j’imagine qu’ils l’ont fait avec un compositeur allemand !…Mais oui, je voulais le faire.





C.S. : Pour finir, comment se porte votre fondation ?

M.K. : Très bien. La fondation Mr. Holland Opus a été créée après le film de Stephen Herek, lorsque j’ai découvert la triste réalité des programmes musicaux dans les écoles américaines. Ils perdent de l’argent et les programmes sont fermés les uns après les autres, essentiellement à cause des politiciens. Richard Dreyfuss (qui tenait le rôle principal du film – NDLR) a dit dans une interview que nous allons perdre des générations d’enfants avant de réaliser notre erreur. J’ai dit : « Non ! Nous allons plutôt perdre des générations de politiciens ! ». La fondation existe maintenant depuis quatre ans pendant lesquels nous avons récolté pas loin de 20000 instruments et investi près d’un million et demi de dollars dans de vrais programmes musicaux pour les écoles. Nous sommes également sur internet, et ça marche ! La fondation est prise au sérieux et a beaucoup de succès, je suis très content. Ce genre de situation est un problème partout dans le monde, en Angleterre, je le sais, en France, probablement. Alors que j’étais enfant, le système scolaire croyait qu’il fallait donner à chacun toutes les expériences possibles et les opportunités d’apprendre à jouer d’un instrument de musique. J’ai moi-même utilisé et détruit beaucoup d’instruments ! (rires). C’est important pour mi qu’aujourd’hui les enfants bénéficient des mêmes opportunités.



(1) Compositeur américain (1854-1932) qui a bâti sa carrière sur la popularité de ses marches de défilé ; parmi les plus connues aujourd’hui, Semper Fidelis (1888), The Washington Post March (1889), Thunderer (1889), Hands Across The Sea (1899) et le fameux The Stars ans Stripes Forever (1897).
(2) Notamment compositeur de Never On Sunday (Jamais le dimanche, Dassin 1960).
(3) Il s’agit là de la création d’une nouvelle illustration musicale à l’occasion de la restauration du chef-d’œuvre réalisé en 1927 par Fritz Lang : on se rappelle notamment la calamiteuse tentative de Giorgio Moroder qui, au début des années 80, avait pourvu le film d’une musique pop.




Propos recueillis par Florent Groult, Cédric Delelée, Stéphanie Personne et Olivier Desbrosses.


Un grand merci à l’équipe des Cinéphonies qui a rendu cet entretien possible ainsi, bien entendu, qu’à Michael et Sandra Kamen pour leur gentillesse et leur disponibilité.

LA BOITE A ARCHIVES
Entretien paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001).