dimanche 25 septembre 2011

Jean-Luc Godard et la musique





« La musique, ça exprime le spirituel, et ça donne de l’inspiration. Quand je suis aveugle, la musique, c’est ma petite Antigone, ça aide à voir l’incroyable. Et ce qui m’a toujours intéressé, c’est la fait que les musiques n’aient pas besoin d’image alors que les gens qui font des images ont besoin de musique. J’ai toujours eu envie qu’on puisse panoramiquer, faire un travelling pendant une scène de guerre ou une scène d’amour, et qu’on puisse voir aussi l’Orchestre jouer en même temps. Que la musique puisse prendre le relais au moment où il n’y a plus besoin de voir l’image, qu’elle puisse exprimer autre chose. Ce qui m’intéresse, c’est de voir la musique, d’essayer de voir ce qu’on entend et d’entendre ce qu’on voit ».
Cette déclaration de Jean-Luc Godard confirme ce qui est devenu au fil de sa carrière une évidence. De tous les cinéastes constituant le noyau dur de la Nouvelle Vague, le réalisateur suisse est certainement celui qui, de film en film, a non seulement manifesté le plus sa passion pour la musique, mais a été aussi surtout le plus novateur et le plus audacieux par sa manière de (re)concevoir au cinéma les rapports audio-visuels.
Dans son attachement à bouleverser, dès ses premiers passages derrière la caméra, les techniques classiques de narration cinématographique aussi bien sur le plan sonore que celui de l’image, Jean-Luc Godard a mis un point d’honneur à attribuer une place de choix à la musique dans le canevas de ses films. Objectif : en faire une composante véritablement forte et essentielle de son cinéma.

Au cours des sixties, durant les « années Karina », qui constituent la première grande période de sa carrière, Godard a sollicité, au fil des films qu’il a entrepris et tourné, le concours de Michel Legrand, Georges Delerue et Antoine Duhamel, trois jeunes compositeurs « maison » de la Nouvelle Vague. Il a également collaboré avec Paul Misraki, rattaché quant à lui, à la « vieille école », celle du temps du cinéma de la qualité française. Cependant, bien que les images de ses films aient inspirées à ces compositeurs des partitions d’une puissance singulière, le cinéaste s’est à chaque fois livré, au stade du mixage, à un travail de « re-composition » de chaque partition. Non pas par pure manie, évidemment, mais par une réelle volonté de ne plus limiter la musique à des effets de redondance ou de contrepoint. C’est l’affirmation d’un désir : que la musique ne soit plus reléguée au rang de pure formalité, de simple « tapisserie » sonore, mais, au contraire, d’en faire une pièce fondamentale de la création cinématographique ; qu’elle « donne à entendre des images », à réfléchir et à penser, à méditer vis-à-vis de ce qu’elle peut délivrer émotionnellement, spirituellement ou bien encore figurativement.
Ainsi, dès Une femme est une femme (1961), les partitions signées pour la plupart de ses films suivants – jusqu’à Week-end (1968) en passant par Pierrot le fou (1965) – ont fait l’objet, une fois enregistrées, de multiples modifications et manipulations de sa part (coupes, fragmentations, répétitions, ruptures, développements…), courant le risque, comme c’est arrivé souvent, d’aboutir à un résultat ne correspondant plus du tout à ce qui avait été envisagé au départ avec le musicien.







Ce fut par exemple le cas sur Vivre sa vie (1962) : après avoir demandé à Michel Legrand d’écrire un thème et onze variations pour coïncider avec la structure de ce film élaborée en douze tableaux, le cinéaste s’est emparé de toutes les bandes du compositeur pour le mixage et n’a gardé à l’arrivée que les huit premières mesures de la première variation mais répétée sur tout le récit.
Loin de là pour autant, répétons-le, d’opérer ces fréquents changements radicaux gratuitement et par simple caprice. Ses choix en apparence de « dernière minute » ont au final toujours fait sens et permis de hisser vers le haut la qualité de son travail effectué sur la place de la musique dans ses films. C’est notamment le cas pour le Mépris (1963). Georges Delerue se souvient : « Nous avons déterminé précisément les emplacements musicaux qui représentaient quinze minutes au total. Après l’enregistrement, je n’ai plus entendu parler de rien. Je n’ai pas assisté au mixage car je savais que Godard n’aimait pas cela. Et j’ai été invité à visionner le film terminé. Sur le moment, j’ai trouvé çà incroyable. Il avait mis la musique partout. Il était tombé amoureux d’un ou deux thèmes et cela couvrait désormais trente-cinq minutes du film, sans pour autant faire répétitif. On avait l’impression que le film était non pas envahi, mais entouré, enveloppé de musique ». On ne peut que constater, encore aujourd’hui, combien ce choix participe à la force du discours de ce film devenu mythique. Ainsi, quasi omniprésente, la musique ne souligne pas la dramaturgie de l’action mais se fait elle-même dramaturgie comme un chœur antique accompagnant la tragédie.







Malgré le sentiment de liberté et d’improvisation que laisse parfois paraître l’agencement de certaines de ses œuvres, Jean-Luc Godard n’a jamais rien laissé au hasard. Et surtout pas sur le plan de la musique par lequel il s’est plu à jouer la carte souvent de l’audace, du culot esthétique par goût des expériences nouvelles : Dans Alphaville (1965) il rend inaudible des séquences parlées en haussant le niveau sonore de la musique pour les recouvrir. Il fait d’Une femme est une femme, trois ans avant Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy, un « musical » français où la musique se glisse partout, y compris sur, sous, entre les dialogues, déambulant avec les personnages.
Durant cette période des années 60, le cinéaste a fait ponctuellement état, par son utilisation de la musique dans ses films, d’une sincère envie d’inventer tout autant une nouvelle syntaxe de la musique au cinéma qu’une nouvelle syntaxe du cinéma tout court (celle de l’image). Et ceci avec, revenant de film en film comme un leitmotiv, cette conviction que la musique n’est pas une décoration, un habillage, mais un discours.
Ce sentiment, Godard a continué manifestement à le (trans)porter tout au long d’une autre grande partie de sa carrière : celle passé 68, les années Mao. Ces seventies durant lesquelles il s’est consacré à un cinéma didactique et s’est pris d’intérêt pour la vidéo et la télévision. Dans les années 80, il est revenu avec Sauve qui peut (la vie) (1979) a un cinéma première manière, c’est-à-dire plus fictionnel. Excepté pour ce dernier où il a travaillé avec un compositeur de musiques de films à part entière (Gabriel Yared), il a poursuivi, avec cette fois plus ou moins de brio, ses expérimentations musique/image, audio-visuelles. Dès lors, il a recouru désormais à des musiques non plus originales mais préexistantes, issues essentiellement du répertoire classique avec une prédilection pour Beethoven (Passion (1981) Prénom Carmen (1982) Hélas pour moi (1993) For ever Mozart (1996)) – et Bach (Je vous salue Marie (1983) Nuisance de la parole (1988) Allemagne neuf zéro (1991).






Depuis quelques années maintenant, le réalisateur emblématique du mouvement de la Nouvelle Vague, se fait de plus en plus rare et discret, désireux peut être de se faire aussi oublié. Faisons néanmoins en sorte de toujours se souvenir que si cet auteur génial a pris un jour la peine de rappeler l’évidence suivante –« dans audiovisuel, audio vient en premier », il reste tout aussi clair que Godard fait partie indubitablement de ces cinéastes pour qui l’idée d’un film sans musique reste toute aussi effrayante qu’un film sans images.

Jacky Dupont

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