mercredi 2 novembre 2011

Trois petites notes sur...Georges Delerue (III)





Le Cœur à l’ouvrage Au regard de l’ensemble de son œuvre, il est une couleur qui revient ponctuellement dans l’écriture de Georges Delerue, celle liée à la notion de « romantisme ».
On peut concevoir facilement que la raison découle du fait que le compositeur a écrit énormément pour des histoires dramatiques, où la place des rapports amoureux et passionnés occupent une place fondamentale dans les récits comme celui de L’Eté Meurtrier (Becker, 1983).







Ses incursions dans le milieu « romanesque » s’inscrivent déjà, bien évidemment, dans l’univers de François Truffaut : La Peau Douce (1964), Les Deux anglaises et le Continent (1971) Le Dernier Métro (1980) et La Femme d’à côté (1983) sont autant de titres pour lesquels Georges Delerue signera des compositions très mélancoliques et désenchantées, portées par une instrumentation souvent très cristallines (piano-clair, clavecin, dulcimer et harpe). Mais c’est aussi bien plus en dehors de cette association que le musicien portera, à son plus haut point d’intensité, son expression personnelle du romantisme, un romantisme exacerbé via une musique signifiant dans toute sa splendeur le tourment amoureux ainsi que la souffrance qui peut en émaner.
Le Mépris (1963), film axé notamment sur la désagrégation d’un couple, en est l’une de ses plus belles preuves. En adoptant une couleur très brahmsienne, Delerue a écrit une partition pour cordes au lyrisme « fatal », tragique, en totale osmose avec l’ampleur dramatique vers laquelle s’oriente peu à peu la relation des deux amants.
De cette musique signée pour ce long-métrage de Jean-Luc Godard, le musicien aimera en reprendre le ton, l’agencement de son écriture, lorsqu’il se verra proposer de travailler pour d’autres œuvres au parfum romanesque. Ainsi, pour Un Homme Amoureux (Kurys, 1986) retrouverons-nous ces arabesques aériennes portées par les cordes avec en contrepoint, une harpe dont les notes cristallines s’égrènent avec une poésie pleine d’amertume et de délicatesse.
Ceci dit, il convient de rappeler aussi que le romantisme selon Delerue ne transitera pas simplement, dans ses partitions, par le symphonique. Le musicien roubaisien exposera aussi bien le mal d’amour ou la pureté du sentiment dans d’autres drames romanesques par le biais de mélodies exécutées de manière plus « soliste » en recourant à des instruments comme le violoncelle (La Passante du Sans-souci, Rouffio/1982) et le saxophone (L’Eté Meurtrier, Becker/1983) ou encore le piano, au timbre clair et « lumineux », ainsi que la harpe et le clavecin pour notamment Les Deux anglaises et le Continent de François Truffaut.







Ce versant profondément « romantique » s’imposera, par ailleurs, dans des films où la passion amoureuse et le romanesque restent en arrière-plan, comme en filigrane, pour laisser la place à des enjeux narratifs et dramatiques d’un autre ordre. Cette couleur sensible se distillera à doses certes homéopathiques, mais avec une aussi fragile et grande intensité, par l’entremise de modes musicaux faisant recours essentiellement à un ensemble de cordes et à une écriture où la durée des notes compte. Parmi les exemples les plus remarquables, nous retiendrons la fabuleuse et renversante beauté mélodique de ses largos signés pour La Petite Vertu (Serge Korber, 1967), l’histoire d’un photographe de rue dans la misère qui s’éprend d’une kleptomane, une jeune femme qui le conduira à la mort ; L’Important c’est d’aimer (Andrezj Zulawski, 1974), drame bouleversant où un reporter photographe et une comédienne déchue sont confrontés à un cruel monde moderne ; et Police Python 357 (Alain Corneau, 1975), film policier dont l’usage furtif du motif, dans le récit, s’accorde à mettre savamment en relief la passion naissante et tragiquement éphémère de l’inspecteur interprété par Yves Montand et la jeune Stéphania Sandrelli. En second lieu, nous retiendrons aussi toute l’émotion qui peut se dégager de son lamento d'Heureux qui comme Ulysse (Henri Colpi, 1969), touchante aventure où Fernandel se prend d’affection pour un cheval camarguais qui doit être livré à un picador pour les corridas.










Si, comme toute cette dernière production en témoigne, le goût de Delerue pour une musique « sensible », à fleur de peau, s’est étendue à des œuvres aussi diverses que le drame social ou la série noire, c’est que le musicien s’est toujours persuadé (et à raison), qu’au cinéma, le compositeur est vraiment le collaborateur qui peut apporter à un film un surplus d’émotion.
En tant qu’auteur porté donc essentiellement vers l’intérêt d’une musique du ressentir, Georges Delerue s’est donc attaché tout comme Bernard Herrmann à jouer la gamme des sentiments et dès lors, en l’occurrence, souvent celle liée au mal être. Tristesse, mélancolie, désenchantement transparaissent ainsi avec grande force dans des films aussi émouvants que L’Insoumis (Cavalier, 1964), Le Vieil Homme et L’enfant (Berri, 1967), Chère Louise ( De Broca, 1972), Jamais plus toujours (Bellon, 1974) Le Jeu du Solitaire (Adam, 1976) ou encore une série télévisée comme Jacquou le Croquant (Lorenzi, 1969).







Cette attention toute particulière portée à l’élaboration de partitions visant à définir voire à sublimer l’envergure émotionnelle d’un récit, Georges Delerue la cultivera jusqu’à la fin de sa carrière comme en témoigne non seulement son Concerto pour l’Adieu destiné au film de Pierre Schoendoerffer Dien Bien Phû (1992), mais aussi son travail réalisé pour Tours du Monde, Tours du Ciel (Robert Pansard-Besson, 1990), série documentaire à aspect scientifique composée de dix regards orientés vers le monde de l’astronomie et plus précisément des plus prestigieux observatoires.







Pour cette dernière production, Delerue a signé une partition pour grand orchestre qui flirte avec non seulement l’écriture du Mépris, mais aussi celle des Deux anglaises et le Continent, deux de ses créations les plus connotées « romantiques » de sa carrière. Coïncidence ? Quoiqu’il en soit, la reprise de la couleur musicale de ces deux titres sur les images de ces dix volets qui traitent quelque peu de la question de l’Homme face au Céleste et, en cela de la Nature, de l’Univers qui l’entoure, constitue ici une belle résonance à l’une des grandes thématiques discursives de la pensée du Romantisme au siècle de Chateaubriand, à savoir celle du rapport de l’Homme au Monde.

Lignes de fuite / Conclusion Musique de répertoire et musique de scènes, Sons et lumières, courts-métrages, Télévision ou encore cinéma…Comme nous l’avons évoqué, le compositeur s’est plu, dès ses débuts, à œuvrer dans la diversité. Faisant montre d’un grand éclectisme dans ses choix, Georges Delerue s’est imposé rapidement comme un auteur accompli, à l’aisance d’écriture indéniable et à l’humilité indiscutable.







Mais cette tendance à « l’ouverture » est d’autant plus remarquable chez Delerue qu’il est aussi un de ces compositeurs français qui, à un moment donné de sa carrière, s’est vu proposer de travailler régulièrement pour des cinéphilies extérieures à nos frontières. Aussi, c’est à son plus grand plaisir que le musicien, resté catalogué comme auteur de musique à la française, acceptera de s’exporter, dès le milieu des années 60, avec les premières offres venues d’Espagne, deux commandes pour l’univers de Juan Antonio Bardem intitulées Nunca Pasa Nada (Une femme est passée, 1963) et Los Pianos Mecanicos (Les Pianos Mécaniques, 1964). Ces deux projets vont constituer pour le musicien le début de son premier périple, un périple essentiellement européen au cours duquel les demandes proviendront aussi bien de Belgique (Malpertuis, Kumel/1972), d’Hollande avec les films de Fons Rademakers, d’Italie pour Il Conformista (Le Conformiste, Bertolucci/1970) ou bien encore d’Angleterre, via ses collaborations avec Jack Clayton et Ken Russell.





C’est au service de ce dernier pays que le compositeur entretiendra surtout, entre 1965 et le début des années 70, la relation la plus soutenue. Bien que résidant toujours en France, l’auteur trouvera force inspiration dans des œuvres britanniques aussi intimistes que Rapture (La Fleur de l’âge, Guillermin/1965), Interlude (Bellington, 1968) ou Women in Love (Love, 1970), magnifique adaptation de D.H. Lawrence par Ken Russell où la musique de Delerue, vénéneuse, trouve une place des plus appropriées dans cette sombre et troublante tragédie, portée de bout en bout par le magistral quatuor de comédiens composé d’Alan Bates, Oliver Reed, Glenda Jackson et Eleanor Bron.







Au cours de cette période énormément consacrée au cinéma anglo-saxon, Delerue laissera beaucoup son inspiration s’orienter vers le registre d’une musique aux « racines plus historiques », c’est–à-dire placée sous l’influence d’une écriture évoquant les époques du Moyen-Age, de la Renaissance…pour des œuvres à costumes comme A Man For All Seasons (Un Homme pour l’éternité, 1966), film de Fred Zinnemann dont l’action se déroule pendant le règne de Charles VIII, Anna and The Thousand Days (Anna des Mille Jours, Jarrott, 1969) ou encore un peu plus tard pour la série télévisée The Borgias (Farnham, 1981). Ce registre historique sera de même réintroduit, durant ces mêmes années, dans certaines autres de ses productions dont le programme télévisuel français Les Rois Maudits (Claude Barma, 1972) et le trop méconnu film de John Huston A Walk With Love and Death (Promenade avec l’Amour et la Mort, 1969), brillante et lyrique évocation de la Guerre de Cent ans dont on saluera tout particulièrement la partition qui l’accompagne. Pour cette fresque qui dénonce le fanatisme religieux et politique de cet âge troublé et par laquelle le cinéaste rend exaltant l’amour de deux jeunes amants qui refusent les contraintes de leur temps et qui ne trouveront au final que la Mort, Delerue a porté le film vers les eaux d’un romantisme sombre avec une finesse étonnante.











Les autres travaux écrits à cette même période par le compositeur dans un cercle très européen ne sont pas exempts également de qualités : Malpertuis, du belge Harry Kumel, est une œuvre fantastique séduisante de par l’atmosphère étrange entretenue tout au long du récit et pour laquelle le musicien a énormément contribué à doter le sujet d’une dimension profondément poétique ; quant à Our Mother’s House (Chaque soir à neuf heures, Clayton/1966) puis Le Conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci, il s’agît de deux films où l’on découvrira un Georges Delerue remarquablement à l’aise dans le jazz et tout particulièrement le second titre, dont on saluera la pertinence des interventions du musicien.












Sa participation au cinéma américain va se faire progressivement dans les années 70 avec des œuvres pleines de finesse et de lyrisme telles The Day of The Dolphin (Le Jour du Dauphin, Nichols, 1973) où l’auteur de la musique du Mépris mêlera avec force audace orchestre et sons électroniques, Julia (Zinnemann, 1978) ou encore A Little Romance (I Love You, Je t’aime, Roy Hill, 1979), trois grandes œuvres musicales Delurienne qui se verront de fait toutes nominées aux Oscars.







Cette collaboration avec la production américaine va s’accroître très rapidement pour des raisons de logistiques. Le musicien, conscient depuis plusieurs années de la fragilité du système de la musique de film en France, des véritables problèmes liés aux moyens et aux conditions allouées aux compositeurs nationaux pour parvenir à mener à bien leur travaux, décidera comme Maurice Jarre ou bien Michel Colombier, de partir s’établir aux Etats-Unis. Cette fuite en avant, au début des années 80, ne sera donc pas à considérer comme un départ motivé par un désir de gagner plus d’argent, ni à renier les qualités d’un nouveau cinéma français (Delerue, même établi aux Etats-Unis, continuera ponctuellement et avec grand plaisir à collaborer pour des cinéastes comme De Broca, Brisseau, Girod, Enrico, Kurys, Verneuil…) : il s’agira bien plus pour lui d’une manière de se voir garantir la possibilité de continuer son métier avec toujours la même passion en ayant les moyens adéquats de le faire.
Et pour avoir des moyens, le musicien les aura largement. C’est d’ailleurs cette nouvelle logistique mis à sa disposition qui transparaîtra évidemment dans son écriture musicale dès lors qu’il commencera officiellement ce (deuxième) périple aux Etats-Unis.
Le compositeur aura donc recours davantage à la masse orchestrale, dotant une nouvelle ampleur à ses partitions, décuplant ainsi, la force de la couleur romanesque de sa musique à laquelle il nous a habitué si fréquemment durant ses années passées en France.





Au delà de certaines partitions où le musicien fera appel à une orchestration toute en retenue (Man, Woman and Child, Richards/1982, Exposed Surexposé, Toback/1983), l’auteur reviendra donc beaucoup vers la grande formation et signera de véritables réussites, telles celles émanant de sa collaboration avec le cinéaste contestataire Oliver Stone, Salvador (1985) et Platoon (1986)...
On ne pourra que regretter fortement le fait qu’une partie de sa musique écrite pour ce dernier film, basée sur un adagio proche dans l’esprit et dans sa structure de celui de Samuel Barber, soit passée à la trappe au profit d’une bande musicale essentiellement constituée de musiques pré-existantes : un choix au demeurant peu surprenant car typique de la malheureuse tendance made in Hollywood qui commencera à s’installer plus que jamais en ces années 80 et qui participera dangereusement à reléguer, comme l’on sait, les partitions originales au simple rang de musiques additionnelles !







Pour ces dernières années passées aux Etats-Unis, il convient manifestement de considérer en fait que la « source » créatrice de Georges Delerue ne s’est jamais tarie et qu’il sera aussi être encore pour le meilleur au service du cinéma français : Conseil de Famille (Costa-Gavras, 1985), Descente aux enfers (Girod, 1986), Un Homme amoureux (Kurys, 1987) Chouans ! (De Broca, 1988), La Reine Blanche (Jean-Loup Hubert, 1991), la série documentaire Tours du Monde, Tours du Ciel (Pansard-Bresson, 1991) et bien sûr celle écrite pour Dien Bien Phû (Schoendoerffer, 1992), dont le Concerto pour l’Adieu, qui apparaît dans l’une des scènes les plus lyriques du film, détient aujourd’hui toute sa valeur testamentaire.









Sa disparition survenue un triste jour de Mars 1992 a crée indiscutablement un vide qui persiste encore aujourd’hui à nos yeux et dans nos mémoires. Delerue, compositeur prolifique qui su toujours être passionnant, musicien au talent le plus multiple et à la générosité exemplaire, nous manque terriblement et ce, d’autant plus qu’il fût un compositeur pour le Cinéma qui, tout en restant accessible et plaisant au plus grand public, a su œuvrer pertinemment pour que son remarquable travail participe aussi à maintenir, dans la continuité d’œuvres aussi fondamentales que celles de Maurice Jaubert, Bernard Herrmann et d’Ennio Morricone, une tradition : celle consistant en l‘occurrence à faire reconnaître ou à rappeler à tous les incrédules cinéphiles et mélomanes combien la musique de film est loin d ‘être un genre mineur. Rien que pour cela, nous ne pouvons dire qu’une chose : merci à vous, Georges !.

Jacky Dupont

LA BOITE A ARCHIVES
Texte paru in Colonne Sonore n°3 (Printemps-Eté 2001)

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